Fakir : Je vois ce paradoxe, dans le communisme, qui m’a toujours marqué. D’un côté, » Dieu est mort « , » la religion est l’opium du peuple « , mais de l’autre, on réinvente un messianisme, un messianisme » scientifique « . Parce que Marx se fait aussi prophète, il promet pour bientôt la venue des anges révolutionnaires. » Le Grand Soir « , ou » l’Aube nouvelle « , c’est le paradis sur terre, l’avènement du Royaume des cieux ici bas. Les chants, comme des prières, préparent une apocalypse du bien, » Du passé faisons table rase « . Sans compter les symboles, l’étoile rouge…
J.B. : On connaît la première phrase du Manifeste : » Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme « , mais un spectre hante Marx, le spectre de Dieu. C’est le titre d’un livre de Derrida, Spectres de Marx. Il chasse Dieu comme un fantôme, il lutte contre cet « opium du peuple « , et pourtant, hanté par la religion, c’est comme s’il la mimait. Durant des générations, le catéchisme marxiste a fourni une interprétation du monde et une doctrine de salut, une vocation individuelle et une mystique collective, une hiérarchie de valeurs et une règle de vie, des textes sacrés et une scolastique, une orthodoxie et des hérétiques… C’est Michelet qui formule ça : » La Révolution n’adopta aucune Eglise. Pourquoi ? Parce qu’elle était une Eglise elle-même. » Ça ne vaut pas que pour 1789 !
Depuis très longtemps, la nuit des temps peut-être, « religion » et » révolution » sont mêlées, imbriquées. Michel Foucault, en 1979, après la chute du Shah, effectue une série de reportages en Iran, et il note : » Promesses de l’au-delà, retour du temps, attente du sauveur ou de l’empire des derniers jours, règne sans partage du bien, tout cela a constitué pendant des siècles, là où la forme de la religion s’y prêtait, non pas un vêtement idéologique, mais la façon même de vivre les soulèvements. » C’est la religion qui servait de support aux révolutions, religion et révolution ne faisaient qu’un.

Fakir : C’est l’autre paradoxe que je vois. La gauche se revendiquait du » matérialisme « , du » matérialisme historique « , mais est-ce que sa grande force n’était pas spirituelle ? Est-ce que le communisme n’était pas, avant tout, un désir de communion ?
J.B. : Oui, à l’origine, c’était aussi un courant spirituel. Sa puissance d’entraînement naissait là, dans les cœurs, moins dans une doctrine abstraite, une grille d’analyse matérialiste, des conditions objectives de production, que d’un enthousiasme commun, des rituels partagés, une exigence, un appétit pour un au-delà, fait d’égalité et de fraternité. Le vide d’aujourd’hui se fait d’autant plus sentir. C’est dans cet espace que peut surgir le pire.
Fakir : Maintenant, en même temps, tout ce truc de messianisme me gonfle. Quand je discute avec des militants, parfois, j’ai l’impression que la révolution va nous tomber du ciel, et qu’ensuite on vivra dans un monde parfait, que le temps va presque s’arrêter. Francis Fukuyama a écrit son bouquin sur La fin de l’histoire, il pariait sur une fin de l’histoire libérale, mais au fond, la gauche a longtemps cru, ou voulu croire, en une autre fin de l’histoire, communiste elle, » la société sans classes « .
Ma question, c’est comment ranimer l’espérance, mais sans tomber dans ces trucs bidons, que moi j’estime bidons, d’une grande illusion qui conduit à une grande désillusion ? Une espérance sans majuscule…
J.B. : Mais alors, ça serait quoi ?
Fakir : Je ne sais pas. Juste que l’homme n’est pas qu’un producteur – consommateur, qu’il peut être mû par autre chose que l’intérêt, que le désir de justice existe en lui…
J.B. : Si j’avais des réponses à tout ça… Mais ton interrogation me fait penser à l’expérience Lip, dans les années 70. Il y avait des curés rouges, là-bas, c’était un fond chrétien, mais leur espérance passait par des choses très concrètes, très immédiates : des réunions, des tracts, au jour le jour. Les maos ont vu ça, et ça a participé, d’ailleurs, à l’autodissolution de la Gauche prolétarienne, qui était à deux doigts de basculer dans le terrorisme. A Besançon, les maos voyaient des gens qui avançaient sur une voie radicale, l’autogestion, mais via des petits gestes. Et les mecs de la GP se sont dits : « Waouh, ils font un truc important, et là, maintenant. On a des croyants, des religieux, mais qui sont dans un truc beaucoup plus concret, à court terme que nous… » C’est peut-être parce que leur vision venait de loin, et qu’elle allait vers un au-delà, que ces hommes étaient prêts à ça, à cette modestie, un pas sur le chemin.
Fakir : Donc tu proposes un dépassement de la contradiction : des actions immédiates portées par un horizon…
J.B. : C’est cette formule d’Hannah Arendt, que j’adore : » Cet optimisme forcené, voisin du désespoir. » Bon, puisqu’on en est là, eh bien oui, on va partir de cette résignation, en faire une ressource, une énergie, un nouveau coup d’envoi…

Fakir : Tu évoques Lip, Foucault, le Sartre vieillissant… C’est comme si cette absence d’espérance était historiquement datée : dans les années 70, en gros. L’après-68 qui échoue, alors que le communisme s’est figé, vidé de sa spiritualité. Cette crise spirituelle perdure donc depuis quarante ans…
J.B. : On parlait d’illusion, tout à l’heure, et manifestement, les années 80, avec François Mitterrand en France, ont épuisé les illusions de la gauche. Comment ne pas songer, ici, à François Furet, cet ancien communiste qui, enterrant les révolutions, à la fois française et russe, écrit justement Le passé d’une illusion ? Mais en même temps, il y a ce passage, très beau malgré tout, où lui-même admet que la fin de l’Union soviétique laisse intact, je le cite » le besoin d’un monde postérieur à la bourgeoisie et au Capital, où pourrait s’épanouir une vraie communauté humaine « . Les braises demeurent, même pour lui. Il ne dit pas c’est fini fini, il ne ferme pas la porte…
Et d’ailleurs, durant » Nuit debout « , à Nanterre, je lis cette phrase superbe, que je trouve profonde et bouleversante : » Une autre fin du monde est possible. » C’est magnifique, ça dit tout, à la fois l’espoir et le désespoir, la fin de l’humanité ou la finalité de l’humain. On parle encore de » fin » et donc ce n’est pas fini…
Bref, aujourd’hui comme hier, il faut qu’autre chose nous soit promis.

» Brigadistes / djihadistes »
Jean Birnbaum montre la proximité possible, à quatre-vingts ans d’écart, entre les » brigadistes » qui, venus de France, d’Angleterre, s’engageaient pour le « Frente popular » en Espagne et les djihadistes qui s’en vont en Syrie : un internationalisme, une fraternité par-delà les frontières, une soif d’idéal… Mais avec, au bout du compte, ce choc des fins : une bonne mort contre la belle vie.
L’avant-garde du djihad accorde un privilège absolu à l’au-delà, qui commande aussi un mépris de la vie. L’affirmation revient sans cesse dans la littérature et l’imagerie islamistes : seuls les menteurs et les lâches aiment la vie, les » véridiques » et les braves, eux, ne désirent que la mort. En 1996, dans un texte où il défiait William Cohen, alors secrétaire d’Etat à la Défense de Bill Clinton, Ben Laden vanta en ces termes la principale qualité de ses combattants : » Je t’affirme, William, que ces jeunes-là aiment autant la mort que vous aimez la vie. » De telles paroles seront reprises comme un leitmotiv par tous les combattants du djihad à travers le monde. Entre mille exemples, on les a retrouvés dans la bouche d’Amedy Coulibaly, lors de l’attaque de l’Hypercacher de la porte de Vincennes, et aussi, trois ans auparavant, dans celle de Mohamed Merah, à Toulouse.
Ici, le choc entre les imaginaires brigadistes et djihadistes est non seulement frontal mais viscéral. Car les volontaires d’Espagne partaient à la guerre pour bâtir les conditions d’une vie pleinement humaine. Bien sûr, au front, ils ont connu la solidarité des hommes en sursis, ils ont fraternisé face à la mort, partagé un certain culte du sacrifice. Mais chez eux, ces sentiments étaient tendus vers une vie meilleure. Ils avaient hérité d’un mouvement ouvrier dont les textes, les chansons proclamaient l’urgence d’une existence digne de ce nom. « Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant « , lance à celle qu’il aime le résistant condamné à mourir, dans L’Affiche rouge, célèbre poème d’Aragon chanté par Léo Ferré. A l’époque déjà, les femmes et les hommes se réclamant de l’émancipation affrontaient des forces politiques et militaires qui revendiquaient leur amour de la mort : » Viva la muerte ! « , » Vive la mort ! « , tel était le cri de ralliement des franquistes, qui se réclamaient eux aussi de la religion, chrétienne cette fois, pour bénir la terreur franquiste et imposer « l’ordre à coup de cimetières « , selon l’expression de Malraux.
Or, les djihadistes souhaitent ardemment, eux, la fin du monde. A leurs yeux, la mort n’est pas un sacrifice nécessaire à la victoire : elle est la victoire même. Ils ne désirent pas la belle vie, mais une bonne mort.
Livres cités
Régis Debray, Un Candide à sa fenêtre, Gallimard, 2015.
Benny Lévy, Jean-Paul Sartre, L’Espoir maintenant, Verdier, 1980.
Paul Ricoeur, Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, Labor et Fides, 2016.
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, dans Ecrits français, Gallimard, 1991.