Le coaching, ce rêve d’Hayek

Vu dans Cosmopolitan, mars 2020
« Le coaching, c’est la porte d’entrée de l’idéologie managériale dans la vie privée : nous sommes sommés d’être compétitifs, performants, efficaces. C’est la promesse d’une promotion individuelle, comme l’a développé Friedrich Hayek. Même si Pierre Bourdieu nous avait montré, au contraire, que les filets déterministes sont très étroits : aujourd’hui encore, les grandes écoles comptent seulement 1 % d’enfants d’ouvriers. Mais que nous dit‑on, avec le coaching ? Qu’on pourrait finalement améliorer les choses si on s’en donnait les moyens. Quand on veut on peut. Aujourd’hui, plus personne ne lit Hayek, mais tout le monde regarde les émissions de coaching sur M6 : Nouveau look pour une nouvelle vie, Mariés au premier regard, Recherche appartement ou maison, D&co… Bien sûr, on n’y parle jamais de la baguette magique et taboue : l’argent…
Ici, donc, on coache pour des jeux vidéo : une industrie qui a généré 10,2 milliards de revenus en 2017, plus que le cinéma, en commercialisant des drogues qui dérèglent le cerveau, jouant sur le système de la récompense et de la gratification. Là, il s’agit de payer quelqu’un pour t’aider à progresser et atteindre le niveau supérieur d’une réalité virtuelle. Il fait 38°C en Sibérie, mais tu considères que le problème qui t’est posé là, quand tu ne parviens pas à franchir un niveau, est suffisamment important pour que tu dépenses de l’argent pour le résoudre. La chambre des joueurs devient, comme le disait Aldous Huxley, ‘‘une prison sans mur dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader’’, où les esclaves aiment l’amour de leur servitude. Sur un autre plan, il est aussi question des rapports entre pays riches et pauvres. Cela soulève la question des “fermes à clics”, que j’ai découverte récemment dans Envoyé spécial : des joueurs occidentaux délèguent les parties ingrates de leurs jeux à des esclaves à l’autre bout du monde. Dans d’immenses baraquements, en Chine, des jeunes restent toute la journée devant leur écran. Ils sont payés pour cliquer, cliquer, et permettre à ceux qui ont acheté ce service à l’autre bout du monde de passer une étape sans se fatiguer. Et le lendemain matin, un jeune occidental est tout content d’avoir récupéré une épée magique devant son écran. “Le paradis des créatures de pixels est fait de l’enfer réel des pauvres”, aurait pu dire Victor Hugo… »
Le retour de la patate

Vu dans le Courrier picard, juin 2020
« Je me souviens des élèves à qui j’enseignais et dont les parents travaillaient chez Flodor, qui a fermé ses usines dans les années 1990. Ils étaient arrivés un matin, plus de machines, plus rien : dans la nuit, sans qu’on les prévienne, tout avait été délocalisé en Italie… Mais voilà de nouvelles chips haut de gamme pour les Hauts‑de‑France ! On reconnaît, de suite, des CSP+ sur les emballages – pardon, il faut dire ‘‘packaging’’. Tout, ici, est dans la façade, léché. Mines aguicheuses, paupières mi‑closes. Ce doit être « sexy », comme on dit désormais. Cuites au chaudron, à l’emmental, au vinaigre balsamique : les spécialistes en marketing et les chercheurs en développement ont inventé tout ça pour un paquet de chips.
Et pourquoi ? Parce qu’il est vendu comme un objet de distinction sociale. Il y a de plus en plus une dichotomie entre les classes favorisées, qui s’offrent une aventure sensorielle censée être inscrite dans un terroir, et les défavorisées, qui vont acheter la marque hard‑discount mondialisée. Au milieu, la classe moyenne tend à disparaître. Pour les plus riches, un produit haut de gamme sublimé, confirmation de leur propre valeur, récompense de leurs efforts. La satisfaction, mesquine, sera de savoir qu’ils ne croqueront pas dans une marque distributeur. Ces chips leur assureront une communion avec leur propre classe sociale, la certitude qu’ils ne font pas partie des classes populaires : ils suceront leurs chips comme le croyant son hostie le dimanche. »
Fin de civilisation ?

Vu dans Télé 7 jours, mai 2020
« De tous temps, on a eu droit à deux catégories d’artistes : subversifs, qui critiquaient le pouvoir en place, ou des artistes de cour. Chris Labrooy, l’artiste dont il est question ici, a aussi, en guise d’« œuvre », rempli une piscine de Porsches bleues. On dit souvent qu’une civilisation est en fin de course quand elle ne respecte même plus ses propres totems. Les habitants de l’Île de Pâques avaient coupé tous les arbres et détruit la végétation de leur île. Les troubles sociaux que cela a engendré les ont menés à détruire leurs statues sacrées, les Moaï. Là, la Porsche, on ne la respecte même plus… Y a‑t‑il de la subversion là‑dedans ? Ça m’étonnerait : une œuvre contestataire ne jouerait pas avec désinvolture avec l’argent. Ce truc, c’est même l’inverse de l’art populaire, comme au Mexique l’art pictural mural de Diego Rivera, tu sais, le mari de Frida Kahlo.
Là, avec ces Porsches, on est dans la provoc facile. Mettre ces objets en hauteur, ce n’est pas de la dénonciation. Valérie Arrault et Alain Troyas indiquaient dans leur livre, Du narcissisme de l’art contemporain : ‘‘Pour l’art contemporain, il n’y a que des signes vides qui ne renvoient qu’à la marchandise et au statut social.’’ On y est. »