Un 14 juillet sans Bastille ?

Pourquoi, le jour même du 14 juillet, la Bastille n’est jamais évoquée ? Ni 1789 ? Ni encore la Révolution ? Parce que la bourgeoisie préfère oublier ce péché originel, certes. Mais aussi, surtout, parce que la gauche l’a abandonné, méprisé…

Publié le 15 juillet 2020

« Jé voulais té rémercier parce qué ça fait dix ans que jé souis en France, et c’est mon premier 14 jouillet ici, m’a soufflé Mariella, à Camon, entre notre Bastille en cartons et la pompe à bière (1). C’est bizarre, parce qué quand j’habitais en Italie, on lé fêtait tous les ans. Surtout qué jé souis dé Naples, et à Naples on a fait notre Révoloution dix ans plous tard, en 1799… Mais, ici, en France, quand jé démandais aux camarades de gauche pourquoi ils né fêtent pas lé 14 jouillet, ils me répondent : ‘‘C’est oune fête bourgeoise. C’est pas oune fête des travailleurs.’’ Et donc voilà : merci. » Pourquoi le taire ? Je suis très fier de notre « fête des mille Bastilles », à Camon, kermesse populaire, à la bonne franquette, avec un bon morceau de « Sans culotte – Gilets jaunes » dedans.

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J’ai expliqué ailleurs, déjà, comment m’était venue l’idée : de ma surprise, il y a trois ans maintenant, à Abbeville, lors de ma première fête nationale comme député. Ceint de mon écharpe tricolore, aux côtés du maire, du sous‑préfet, nous avons déposé des gerbes au monument aux morts. Soit, pourquoi pas. Les majorettes ont ensuite défilé devant nous, et c’est très chouette, au son de l’harmonie municipale. Vinrent les véhicules des sapeurs‑pompiers, de la police, de la gendarmerie. Admettons, mais où était le rapport ? La cérémonie s’est achevée par un pot républicain à l’Hôtel de Ville, avec une remise de diplômes aux jeunes pompiers volontaires, de médailles aux anciens méritants. Et puis c’est tout, et puis plus rien. Néo‑élu, je tombais des nues : c’était le 14 juillet, bon sang, et pas un mot sur 1789 ? Pas un mot sur la Bastille ?
Encore moins sur la Révolution ? Alors que, au 11 novembre, dans le moindre petit village, un message est lu, envoyé par le Président ou le ministère, qui rappelle « l’horreur de la Grande Guerre », « la folie des nationalismes », qui célèbre « la réconciliation franco‑allemande ». Alors que, au 8 mai, de même, est évoquée « la nuit de la barbarie nazie », « l’Europe déchirée » (et « la réconciliation franco‑allemande »). Soudain, au 14 juillet, pour notre fête nationale, c’est le grand vide ! Aucune histoire ! Aucune mémoire ! J’étais surpris et aussitôt, bien sûr, j’ai compris : cette mémoire, cette histoire, il fallait l’effacer, la laver. C’est la tache, le péché originel, pour la bourgeoisie : la République est née de ce tumulte, dans ces journées, ces années, d’effervescence populaire. « Ce jour‑là, à la Bastille, raconte l’écrivain Éric Vuillard, il y a Adam, né en Côte‑d’Or, il y a Aumassip, marchand de bestiaux, né à Saint‑Front‑de‑Périgueux, il y a Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier, venu du Jura, Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier… Ah ! on éprouve un curieux sentiment de bien‑être, une sorte de bonheur qu’on ne connaissait pas… La foule se rue au pied de la citadelle. On passe le petit pont et on se carre un instant derrière les chaînes brisées pour reprendre son souffle. Et tout à coup, les tirs reprennent. On court de toutes parts. Un garde‑française tombe et, sans réfléchir, Rousseau cueille son fusil. Le canon est chaud. » (2) Voilà les fonts baptismaux de la France moderne, tout sauf apaisés : de la révolte, de la joie, de la colère, des prisons renversées, des châteaux pillés, du faubourg Saint‑Antoine jusqu’au fin fond des campagnes. C’est inconfortable, cette origine, pour les tenants de l’ordre. Il faut bien le fêter, ce 14 juillet, il faut bien, puisque les ancêtres en ont décidé ainsi (en 1880). Puisque tout, ou tant, vient de là, la Marseillaise, le drapeau tricolore, Liberté Egalité Fraternité, les symboles qui flottent partout, mais aussi les départements, les préfectures, la Constitution, l’Assemblée, les élections, la politique est marquée de ce sceau, jusqu’au mètre, au litre, au gramme, tant de choses, dans notre quotidien, trouvent leur source dans cet immense fracas. Et en même temps, en même temps, glorifier un soulèvement, c’est toujours risqué : ça peut donner des idées… La République, soit, mais sans passion, sans la Révolution. D’où ce choix, collectif, inconscient : neutraliser l’événement, derrière des bals, des feux d’artifices, des flonflons – et avec toute l’affection qu’on peut éprouver pour les bals, les feux d’artifices, les flonflons. Le rendre insipide, consensuel, lisse, amnésique. Le dépolitiser, les déconflictualiser. Du coup, dans nos 36 000 communes, nous réussissons chaque année cet exploit littéraire, une figure de style digne de Georges Pérec et de sa Disparition : ne jamais prononcer « 1789 », ni « Révolution », ni « Bastille » ! Là où les Américains nomment cela, tout simplement, évidemment, le « Bastille Day ». C’est l’inconscient de la classe dirigeante qui parle. Et qui, surtout, ne veut pas en parler. Un tabou, désormais, un trou dans la mémoire. C’est toute la Grande Révolution, elle qui a soufflé durant un siècle comme un poumon d’espérance dans toute l’Europe, elle qui fait notre Gloire partout dans le monde avec la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est toute la Grande Révolution qu’il faut, au mieux, oublier, au pire, salir. Avec cette cohorte d’éditorialistes, d’historiens de plateaux, de vedettes bien‑pensantes, qui s’empressent de réduire ce formidable élan à un gigantesque bain de sang.

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Ce que je n’ai pas expliqué ailleurs, que je vous réserve pour ici, entre nous, c’est la complicité de la gauche, de notre gauche, à cet effacement. Oui, par une forme de snobisme – dont l’aristocratie n’a pas le monopole, au contraire, l’avant‑garde du prolétariat y est très habile aussi – par une forme de snobisme, donc, la gauche a boudé la fête nationale à partir du XXe siècle. Parce que c’était la nation, déjà, et rien que ça, c’est cracra. Mais aussi, parce que c’était populaire, que ça sentait la sueur sous les aisselles, le bal des pompiers, la course en sac, la danse des canards, et que la gauche, notre gauche, le Peuple, elle en veut bien, mais du peuple lettré, ou alors dans les livres. Dans ses Lieux de mémoire, dans le chapitre qu’il consacre au 14 juillet (merci Nicole, qui me l’a repéré, photocopié !), l’historien Pierre Nora revient sur la force symbolique de cette date, au long du XIXe siècle, pour les Républicains (chez Hugo : « Renverser les bastilles, c’est délivrer l’humanité », chez Gambetta : le peuple s’est levé pour « détruire la véritable Bastille : le moyen‑âge, le despotisme, l’oligarchie, la royauté ! »). Sur le choix de cette date en 1880, sur le combat, les premières années, contre les royalistes et les catholiques, sur son enracinement partout dans le pays, parce que pour la première fois, grâce au côté ludique, « les Français de condition modeste ne se sentent plus spectateurs d’une réjouissance officielle qui les excluait comme sous la monarchie et sous l’Empire, mais conviés à participer à leur propre fête », la militarisation de la cérémonie à Paris, manière aussi d’attacher l’armée (droitière) à la République… et enfin, enfin, le mépris par la gauche.

Mais dès l’essor du mouvement socialiste, à l’orée du XXe siècle, la fête nationale est dénoncée. Comme le recommande L’Espérance du Peuple : « Que le 1er mai ne soit pas une sorte de 14 juillet prolétarien où les beuveries et les dégueulades font partie de la fête, comme les discours pompeux et les banquets officiels. » Dans L’Assiette au beurre, en 1907, le dessinateur Jean Delannoy s’en prend à « la beuverie nationale » : « jour de gloire » pour les autorités, « jour de boire » pour l’électeur. « Liberté, Égalité, Fraternité, buvons, faisons pipi, Vive la République, ohé ! vessies, ohé ! lanternes ! » Et le président Fallières de déclarer, dans une bulle, depuis un balcon : « Pendant qu’ils dansent, ils nous foutent la paix ! » Il faudra attendre le Front populaire, ses prémisses, les plus belles années selon nous d’un Parti communiste qui mêle drapeau rouge et drapeau tricolore, pour que soit célébré à gauche le 14 juillet : ce jour‑là, en 1935, « une foule évaluée à cinq cent mille personnes traverse, dans la joie de l’unité retrouvée et l’espérance de lendemains meilleurs, de la place de la Bastille à celle de la Nation, les quartiers populaires de l’est de Paris et rend ainsi au 14‑juillet tout son sens libérateur et révolutionnaire. » Et l’année suivante, Romain Rolland connaît un triomphe au théâtre avec 14 juillet, tandis que Renoir tourne La Marseillaise

La guerre viendra éteindre une flamme qui, à gauche, ne se rallumera pas. Combien de fois l’ai‑je entendu, de nos camarades ? La Révolution française serait « bourgeoise ». Quelle erreur ! Quel funeste contresens ! C’est ne rien comprendre à ces folles années, les plus puissantes, sans doute, de notre Histoire, où notre pays s’embrasa d’espérance. Notre grande Révolution est bourgeoiso‑populaire. Les deux. Les deux à la fois. Et c’est sa formidable originalité qui, dans ses tensions, dans ses contradictions, lui donne l’énergie, la dynamique, pour pousser plus loin qu’un habeas corpus, plus loin que les libertés économiques, pour poser l’égalité, le droit au pain, la fin de l’esclavage… Et tout ça, bizarrement, on le doit à Louis XIV. Je m’explique. Qu’est‑ce qui a marqué l’enfance du futur Roi Soleil ? La Fronde. Son but, c’est de rendre impossible toute alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie. Comment s’y prend‑il, concrètement ? D’abord, il lance la mode, à la cour, de ces habits ridicules et bouffants, mais coûteux. Les nobles s’endettent, il les a à sa main. Et surtout, il fait construire Versailles : aristocrates et bourgeois se trouvent séparés physiquement, les premiers ne logent plus chez les seconds, mais désormais chez le roi. Dès lors, la bourgeoisie, pour gagner en pouvoir ce qu’elle a conquis en richesses, ne va pas pouvoir, en 1789, s’allier à la noblesse contre le roi. Ses soutiens, pour bousculer la monarchie absolue, elle va donc les chercher dans les classes populaires. Et du coup, la mécanique ne va pas s’arrêter, comme en Angleterre, à une « monarchie constitutionnelle », mais ira jusqu’à Valmy, jusqu’à la République, jusqu’à la Constitution de 1793… grâce à Versailles !

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Les autorités ont bien raison.
Elles ont bien raison de l’effacer, de l’oublier, de la noyer, la prise de la Bastille.
Elles ont raison de lutter, encore, contre ce fantôme.
Elles ont raison car, deux siècles plus tard, ce spectre hante toujours la France. Le souvenir demeure vivant, vivace. Le volcan, prêt à se réveiller. Lorsque les Gilets jaunes se soulèvent, à quelle mythologie se raccrochent‑ils aussitôt, d’instinct ? « Nous sommes les sans‑culottes », proclament‑ils au feutre sur leurs chasubles. « Macron, tu perds la tête. Souviens‑toi, 1789 ! » « 1789, c’est pas fini ! » « 1789, à bas le roi ! 2018, à bas l’argent‑roi ! » Des slogans accompagnés de Mariannes pleurant, ou accusant. Sur les ronds‑points, les GJ font circuler des « cahiers de doléances », qu’ils remontent le samedi à Paris. Ils préparent, à Commercy, à Saint‑Nazaire, des « États généraux ». Ils se comparent au « tiers‑état », qu’on taxe, qu’on taxe, taxe, tandis que « les gros ne paient pas ». Sur les Champs‑Élysées, aux portes du palais, ils s’en prennent au « roi Macron », voire à sa « Brigitte Antoinette ». Et de citer la Constitution de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Le 14 juillet, c’est, ça reste, un brandon allumé dans la nuit de l’histoire, dans l’obscurité du présent. C’est une étincelle, pas éteinte dans bien des cœurs, et qui fait encore peur aux nouveaux seigneurs. Aussi, on mesure la faute, la faute politique de notre gauche, lorsqu’elle abandonne ce brasier, plutôt que d’y ranimer les cœurs. Plutôt que de s’appuyer sur ce souvenir, partagé, source de fierté, pour préparer la conquête d’autres bastilles, avec enthousiasme, avec subversion : des hôpitaux aux médias, d’Amazon à Sanofi, il nous reste mille Bastilles à prendre…
« Ah ça ira ! » « On est là ! »

1 – (Yé né devrais pas écrire l’accent dé Mariella commé ça, on va croire que yé mé moque, mais en fait, c’est par tendresse, par sympathie : ça me rappelle le papa de François Cavanna dans Les Ritals.)
2 – Éric Vuillard, 14 juillet.

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