« Mourad ? Ben salut, je m’attendais pas à te voir là !
Qu’est‑ce que tu deviens ?
— Je suis SDF.
— Ah, merde… »
Ça faisait bien deux ans que j’avais pas vu Mourad, et honnêtement, j’avais eu un peu de mal à le reconnaître, avec son visage fané, et son plâtre un peu dégueu autour du bras droit. Je l’avais rencontré voilà quelques années en proche banlieue, sur un conflit dans sa boîte, sous‑traitante pour l’industrie pharmaceutique. Ils supprimaient trois cents postes, je crois, un tiers des effectifs, et il était en première ligne pour lutter, pas viré, lui, mais comme délégué CGT. Toujours à fond, à remuer ciel et terre. Et je le retrouvais là, à une réunion Fakir, dans Paris. Il n’avait plus de téléphone, et même plus grand‑chose à lui, en fait, mais on a réussi à se retrouver deux jours plus tard, dans le quartier de la Butte‑aux‑Cailles.
Mourad a pris une bière, les yeux dans le vague.
« Pendant le conflit social, mon corps a lâché. J’étais rincé, j’ai eu une fracture de fatigue : ma malléole a pété. Y a deux ans, jour pour jour. J’ai été opéré, j’ai eu des vis, arrêté trois mois, mais j’ai accéléré mon retour. Ça chauffait, alors j’allais assister aux réunions de C.E. C’est là que la descente aux enfers a commencé.
— Le conflit était pas fini ?
— C’était pas un conflit, c’était un rouleau compresseur, plutôt. Moi j’étais tout neuf, j’avais jamais eu de formation syndicale, j’y suis allé avec ma bite et mon couteau. Et de l’autre côté, mon directeur commercial, une hyène, le gars, il m’avait baisé sur mes rémunérations variables, il avait tout récupéré pour lui. Pourtant, j’avais fait 850 000 de chiffre ! Je m’attendais à un bravo. Mais on m’a dit ‘‘T’as fait plus que l’an dernier, OK, mais c’est pas encore assez.
— Mais y a eu le plan social, je devais m’en occuper…
— Je m’en fous, je te baisse ta rémunération.’’
Moi, jusque là, je marchais à la confiance, on se crachait dans la main, et voilà.
— Et une fois que le plan est passé ?
— Je voulais pas partir. Mais ils ont fait une liste noire de trente personnes à supprimer et j’étais dedans. Quand je suis revenu après m’être pété la malléole, j’ai vu un changement chez mes collègues. Pour eux, j’étais resté à la maison sans rien foutre. Y avait eu un travail de sape de managers, et mes anciens copains répétaient leur discours, pour être bien vus. Quand j’arrivais à la cantine, je posais mon plateau à côté d’un collègue, il prenait le sien et se barrait ailleurs, même des gars que je connaissais bien. Ils m’ont pourri. En plus, ils avaient récupéré tous mes comptes clients. C’était un cauchemar, j’allais bosser à reculons. Et à ce moment‑là, c’était en juin 2017, ma voiture se fait fracturer. On me pique mon ordi, tous mes documents, toutes mes notes. Ça m’était déjà arrivé pendant le plan social. On m’avait agressé pour me piquer mon ordi et mon téléphone. J’avais tout, dedans, les papiers des prudhommes des gars, tout. Cerise sur le gâteau, ma boîte qui était censée faire une sauvegarde en réseau ne l’avait pas fait, on me dit. Là, j’ai craqué, je me suis retrouvé en arrêt maladie.
— Et ta femme, tes gosses, qu’est‑ce qu’ils en disaient ?
— Ça commençait à puer, à la maison. J’avais plus mes primes et ça représentait 50 % de mon revenu, l’argent ne rentrait plus. Ma femme, elle ne gagne que 900 euros par mois. Les factures arrivaient, mais elles étaient plus payées. Et puis, j’avais tellement été à fond sur le plan social… Ma femme me disait, alors, ‘‘Tu ferais mieux de gagner de l’argent, plutôt que te battre’’. Elle avait raison, mais moi, j’étais à fond sur ma lancée… Je suis passionné. Ma femme, je lui expliquais tout, et j’ai toujours été là pour les enfants.
— T’as pu te reposer, récupérer, au moins, pendant ton arrêt maladie ?
— J’ai eu un entretien de reprise d’activité, à ma demande. Mais là, mes supérieurs me disent : ‘‘T’es trop dans le syndicat. On va être sur ton dos tout le temps, on t’attend au tournant. Alors, prends un chèque, et pars, tu sors par le haut.’’
Et ils me proposent 50 000 euros pour me barrer !
— Dis‑moi que tu les as pris…
— Non. Pourquoi je serais parti ? Les combats étaient toujours là, la fusion juridique était en cours, et même niveau boulot, je voulais développer des produits qui n’existaient pas encore. Je suis un putain de rageux, oui, c’est vrai. Pourquoi je lâcherais tout ça ?
— Parce qu’y avait ta famille, des factures à payer… »
Il plonge à nouveau dans le vague, les yeux mouillés, marque une pause, reprend.
« Oui… À un moment, j’ai déconné. J’avais pas un sou en poche. J’ouvrais plus mon courrier. J’avais reçu une lettre pour une procédure d’avertissement de ma boîte. J’envoyais les arrêts‑maladie en retard à la Sécu. Au mois de juillet, alors que les vacances scolaires arrivaient, y avait plus d’argent qui rentrait.
— Ils avaient quel âge, tes enfants ?
— J’en ai trois, dont deux en très bas âge à l’époque.
Là, ils ont 9, 4 et 3 ans, ils sont encore petits.
Les disputes étaient de plus en plus régulières.
Économiquement, on était asphyxiés, avec un loyer à 1200 euros, les trois mômes, la crèche, la cantine, tout est payant, maintenant. C’est parti en vrille, avec ma femme, une dispute, encore, on s’est insultés, y avait de l’énervement, de la fatigue. Elle a porté plainte contre moi, et là, ce fut la débandade. J’ai été convoqué par la police, comme un criminel, photo de face, photo de profil, empreintes génétiques. J’ai très mal vécu l’histoire. Avec ma femme, on s’était réconciliés, ça allait, mais on a été convoqués à nouveau par la police pour une confrontation. J’ai lu la plainte, ce qu’elle avait dit sur moi. Et là, c’était fini. Dans ma tête, c’était fini. C’est devenu sordide. On s’est engueulés à nouveau, avec ma femme, la police est arrivée de suite. ‘‘Monsieur, il faut aller passer la nuit ailleurs.’’ Alors, j’allais chez des copains, chez ma mère. Mais j’ai toujours été là pour les gamins. J’ai jamais raté un entraînement de foot du grand, je me levais à 7h00 le samedi matin pour y aller. Au mois de juillet, je devais partir quelques jours en vacances avec les garçons, chez des copains, à Lille. Je suis parti, mais je ne suis revenu qu’après la rentrée des classes, en septembre.
— Deux mois ? T’es parti plus de deux mois, comme ça, avec eux ?
— Oui. Pour en profiter. Parce que quelque chose me disait qu’après… »
J’étais pas trop pour, mais il a voulu recommander un peu de pinard, Mourad.
« Et tu as fait quoi, pendant tout ce temps ?
— un Road‑trip avec les gamins. Je suis parti avec ma voiture de fonction. Mais ma femme était au courant, hein, on s’envoyait des messages, je lui disais où j’étais. Et puis, au bout d’un moment, on allait rentrer, et je me gare sur le parking d’une aire de repos, mais sur une place interdite. Les flics belges me voient, ils me mettent une amende, sur le parking, 150 euros. J’avais pas les moyens de payer, alors ils envoient la voiture à la fourrière. Il m’a fallu une semaine, dans Bruxelles, pour récupérer 150 euros.
— Mais t’as dormi où, avec les enfants ?
— Au Samu social. Pendant quelques jours. Avant, on était à l’hôtel, mais là j’avais plus d’argent.
— Et ensuite, tu rentres ?
— Oui. J’avais appris de toute façon qu’il y avait une audience chez le juge. Il fallait que je rentre, de toute façon. Mais en partant de Bruxelles, sur l’autoroute, la bagnole tombe en panne. J’étais coincé, avec les gosses dedans. J’appelle la boîte, vu que c’était ma voiture de fonction, et là ils me disent ‘‘Tu laisses la voiture sur place, t’y touches plus, parce que tu fais plus partie des effectifs’’. En fait, j’avais été viré. Je le savais même pas. J’ai pas pu aller au tribunal voir le juge. Il a dû se dire que je me foutais de sa gueule. J’ai quand même ramené mes gamins à l’école, avec deux jours de retard, donc. Mais là, la directrice m’apprend qu’il y a eu un jugement, que je ne peux plus les voir qu’un week‑end sur deux. J’avais plus de boulot, plus de femme, plus d’enfants. Plus d’affaires, elles étaient chez ma femme et la serrure avait été changée. Dans ma tête, y a eu un bug.
— C’est‑à‑dire ?
— J’étais à saturation. Je suis reparti en Belgique, à Gand, parce que je voulais passer à autre chose.
J’étais chez des copains, au début, puis dehors, ou au Samu. Il est pas mal, leur Samu social, c’est bien mieux qu’ici. On peut se foutre des Belges, mais c’est bien foutu, chez eux. J’ai été contrôlé par des flics flamands. J’avais perdu ma carte d’identité, je pouvais pas prouver que j’étais Français. Alors, ils m’ont envoyé dans un centre de rétention pour Tunisiens. Des grillages de dix mètres de haut, des barbelés. L’horreur absolue. Je peux dire que j’en ai appris, des choses, là‑bas, très formateur… Le jour où je suis arrivé, un gars s’est suicidé. Ça faisait trois mois qu’il était là‑bas, il en pouvait plus. Moi, je me suis embrouillé, j’ai fait du cachot, une journée. Ils m’ont réservé un billet pour la Tunisie, ils ont lancé la procédure d’expulsion, je te jure. Finalement, les services sociaux ont pu avoir un contact avec l’ambassade, et je suis sorti, au bout d’une semaine.
— Et ton bras, au fait ?
— C’est tout con, une chute à vélo, y a deux semaines. La chaîne s’est bloquée, et je me suis pété le coude. C’est pour ça que je suis revenu en France, parce qu’en Belgique, je pouvais pas être soigné, j’avais pas les moyens. Là, je dors chez ma mère, mais je vais pas y rester, c’est trop compliqué, on s’entend pas du tout. J’essaie de trouver une place en foyer pour ce soir.
— Et comment tu vois la suite ?
— Je réfléchis pour m’installer là‑bas, en Belgique. Pour changer de vie. Les gamins, je veux pas qu’ils me voient dans cet état‑là, de toute façon, c’est mieux pour eux. Je peux pas continuer à me cogner la tête contre les murs.
— T’as pas envie de les voir ?
— Si… »
Il pleure, doucement, maintenant.
« La dernière fois que je les ai eus, j’ai pleuré. C’était fin septembre, ça date. C’était horrible : ‘‘Papa, tu rentres quand ? Papa, on veut être avec toi…’’ J’ai eu deux SMS de mon fils : ‘‘Papa, j’ai été élu délégué de classe’’ et un autre ‘‘On n’arrive plus à te joindre’’. De toute façon, j’ai plus rien, plus de gaz. Ça s’appelle un burn out, non, ça ?
— Tu regrettes pas d’avoir insisté comme ça, au boulot, pour le syndicat, avec le recul ?
— Je me suis enfoncé tout seul, oui. Mais sur le coup, je voyais pas ça comme ça. Mais je regrette pas, non, pas du tout. Et ma dignité, alors ? Mais maintenant, c’est bon, faut que j’avance. Ça faisait des mois que j’avais pas pris connaissance de mon courrier, de mes recommandés. Je suis allé chercher les lettres hier soir, chez ma femme. »
Il me sort un gros sac en plastique bourré de papiers.
« J’ai déjà eu deux rendez‑vous avec le juge des affaires familiales, parce que ma femme a demandé le divorce. J’y suis allé tout seul, sans avocat, mais je sais que j’ai des droits. Je vais essayer de remonter. Mais la descente, elle a été vertigineuse. »