« Je peux savoir où tu étais, Stéphanie, le 9 juillet entre 10 et 11 heures ?
— Au boulot, derrière mes caisses. » Dans la Bourse du travail, à Tourcoing, je
fais face à la suspecte : une blonde, quadra à lunettes, salopette en jean. C’est sa fête, elle est accompagnée de ses acolytes cégétistes.
Mais je ne crains pas la foule, et derrière le masque de la mère célibataire, trois enfants, caissière à temps partiel chez Auchan, je devine la disciple de Spaggiari et Mesrine réunis.
» Madame L., ça te dit quelque chose ?
— Elle est passée ce matin-là, oui.
— Et comment sont vos rapports ? Cordiaux ?
— C’est une habituée. Ce matin-là, elle m’a demandé d’appliquer les promos marquées sur ses packs de Perrier. Et puis, elle a profité des réductions pour prendre d’autres paquets de pâtes.
— Mmhh, soupçonnai-je. Continue.
— J’ai dû faire toute une série d’interventions sur la machine, parce que finalement elle n’avait pas assez d’argent pour tout prendre. Et j’étais seule pour gérer mes six caisses minute, les autres clients…
— Tut tut tut, l’interrompis-je. Commence pas à
me sortir des circonstances atténuantes. Les faits,
rien que les faits.
— Et… Je n’ai pas vu le pot de sauce tomate… »

On y est. Elle passe aux aveux. » Je l’ai vue revenir avec les paquets de pâtes, mais je n’ai pas vu le pot de sauce tomate. La sécurité, oui. Ils lui ont fait payer les 85 centimes. »
Elle ne s’arrête plus, elle déballe tout.
» Le lundi, en arrivant au boulot, je suis convoquée dans le bureau du chef de la sécu. “Tu vas être mise à pied onze jours.” Je ne pouvais pas imaginer que c’était pour ça. Quand je lui demande pourquoi il me dit : “Tu verras dans onze jours, entretien avec le directeur.”
— Je vais te dire, Stéphanie, on ne le baise pas comme ça, le père Mulliez. Tu sais que chacune de tes opérations est enregistrée ? Tu sais qu’il y a des caméras
braquées sur toi et tes petits collègues ?
— Je sais, oui.
— Bon, et un “chariot de complaisance ”,
Stéphanie, tu connais ? Ça veut dire que tu es de mèche avec le client, que tu es complice de vol. Alors maintenant dis-moi, si le plan s’était passé sans accroc, c’était quoi ta part du butin ?
— …
— La moitié du pot de sauce tomate ? Avoue !
— … »
Mais la bougresse a des complices.
Son médecin traitant, d’abord, qui lui délivre quinze jours d’arrêt maladie. La direction,
heureusement, n’a pas tremblé : elle lui adresse un recommandé notifiant son licenciement pour faute grave. Aucune indemnité :
» J’ai passé cinq ans et demi là-bas. Je n’ai jamais reçu un courrier d’avertissement, tout se passait bien. »
Elle se tourne alors vers Habib, qui dirige le gang, la grande gueule du magasin, le
délégué CGT. Avec Samuel, secrétaire de l’UL, ils rédigent des communiqués bien tournés, axés sur les 85 centimes : » Notre pétition a bien fonctionné. On a organisé une manifestation, devant le magasin. Et puis, ça nous a dépassés. Des clients ont rendu leur carte de fidélité, il y en a qui ont envoyé des chèques de 85 centimes et il y
a même eu un appel au boycott du magasin. »
Finalement, après plusieurs semaines, la coupable est réintégrée : » Ils ont eu peur, ça prenait trop d’ampleur. » Ainsi le reconnaît-elle : c’est par la » peur « , par la terreur, qu’elle et son association de malfaiteurs veulent régner.
Mais quel exemple pour le personnel ?
La fortune des Mulliez ne s’est, l’an dernier, d’après Challenges, accrue que de 3 milliards d’euros. De 23 à 26 milliards, soit + 13,04 %. Eh bien, je me suis livré à un petit calcul : si les 350 000 salariés du groupe Auchan dans le monde détournaient chacun, chaque jour de travail, 42 pots de sauce tomate, la richesse de la famille actionnaire stagnerait !
Il fallait sévir.
La misère les guettait.