La diplomatie est un formidable ballet : à Genève, les États essaient, vaguement, d’imposer aux multinationales le respect des droits de l’Homme. À Vienne, les mêmes préparent un super-tribunal d’arbitrage mondial, qui laissera les coudées franches aux firmes. Tout ça « en même temps ». Fakir y était…
Des ruines du Rana Plaza.
Genève. Mardi 15 octobre, 9h30.
Il pleut des cordes.
Ma casquette dégouline, mes pompes sont trempées.
Je suis planté face à l’immense bâtiment de l’ONU, à Genève, refoulé, comme en salle d’attente.
Et je maudis Ruffin.
Je l’entends encore, le rédac’ chef, pas plus tard qu’hier, en réunion d’équipe : « Y a les négociations sur le commerce international, cette semaine. À Genève, les gouvernements s’affichent à l’ONU, pour de belles déclarations, qu’ils vont contraindre les grandes entreprises, leur mettre la pression, les obliger à respecter les droits de l’Homme… Et en même temps, ‘‘en même temps’’, à Vienne, en Autriche, ils se réunissent, beaucoup plus discrètement cette fois, pour étendre le principe des tribunaux d’arbitrage ! Pour dérouler le tapis rouge aux multinationales, leur permettre d’attaquer et de faire condamner les États si leurs intérêts financiers sont menacés ! C’est pas scandaleux ? »
C’est mauvais signe, quand il s’énerve de la sorte.
« Cyril, t’irais pas suivre les négociations à Genève ?
– Ben, c’est que demain matin…
– Oui, voilà. Et après, tu vas à Vienne, c’est sur la route. »
Il avait fait un geste pour montrer la direction, avec la main. Un peu longue, la route, quand même…
Enfin bref, me voilà devant l’ONU, donc, à attendre qu’on veuille bien me faire entrer pour suivre les débats. Le service de sécurité et leurs multiples barrages, fouilles et scanners étaient clairs : « Non monsieur. Et faut attendre dehors, monsieur. Oui, même s’il pleut. » Au téléphone, Cécile, du service des accréditations, serviable comme tout, m’avait laissé un peu plus d’espoir.
L’intérêt, à Genève, quand on est à la rue, c’est de pouvoir se réfugier à la Croix-Rouge. Pas sous une simple tente, non : le siège international de la Croix-Rouge, juste en face de celui de l’ONU, avec fauteuils, boissons et wi-fi dans le hall. Qu’au moins je puisse bosser le sujet. Et me sécher un peu…
« 1138 personnes sont mortes. 2000 sont restées gravement handicapées. »
Swann Bommier me rejoint, depuis l’ONU. Un jeune gars, brillant, qui plaide pour le CCFD-Terre solidaire. Il est au cœur des négos, lui, dans la grande salle de l’ONU. Et observe le bal des interventions et des jeux diplomatiques…
Il me refait, rapidement, l’historique.
« Tout a commencé avec l’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, au Bangladesh, en 2013. Tu te souviens ? C’était un immeuble de fabrication de textiles, des sous-traitants de grandes marques. 1138 personnes sont mortes, et 2000 sont restées gravement handicapées. Et c’était vraiment criminel. Pas comme un cyclone ou une catastrophe naturelle, non. Des fissures apparaissaient déjà dans les murs, la veille au soir. Le lendemain, les femmes qui travaillaient là constatent que les fissures ont augmenté. Elles ne veulent pas entrer dans l’immeuble. Or le proprio de l’usine était pressuré par les multinationales. Il leur dit « si vous n’entrez pas, je vous vire ». Donc elles entrent, et commencent à travailler. Et là, deuxième élément criminel : ils ont installé des générateurs diesel sur le toit car il n’y avait plus de place au sol. Or, ce jour-là, il y a une coupure de courant. Les générateurs se mettent en marche, font vibrer le bâtiment… et tout s’écroule.
– Je me rappelle : ce qui avait marqué les gens, c’est qu’on avait trouvé des vêtements avec des étiquettes de marques dans les décombres…
– C’est ça. Mais ces multinationales ne se sont jamais considérées comme responsables. C’est tout juste si elles ont daigné participer à un fonds d’indemnisation : des gens handicapés à vie touchaient en tout 1400, 1800 euros… À partir de là, l’enjeu, c’était de savoir comment on remontait aux donneurs d’ordres : Auchan, Benetton, Mango, C&A, etc. Parce qu’eux disent juste : « Moi j’ai aucune responsabilité, j’achète à quelqu’un, je ne sais pas comment il fabrique… » Bref, il faut que des victimes aient accès à une réparation transnationale, y compris quand les autorités locales sont corrompues, ou que les entreprises sont parties.
– Oui, parce qu’elles peuvent se barrer…
– Chevron Texaco sont partis du Nigéria, comme Lubrizol part de France. Et les juridictions locales n’ont plus rien à saisir pour faire pression. Il y a là d’énormes vides juridiques, car le droit n’a jamais pensé ces forces transnationales. Enfin, jusqu’à 2013, quand, en France, un long marathon législatif a commencé sur le devoir de vigilance. La loi a finalement été votée juste avant la fin du mandat Hollande. C’était même la dernière loi à être passée.
– Ah oui, c’est vrai. On avait rencontré Dominique Potier, le député, il nous avait raconté tout ça… »
(lire l’interview de Dominique Potier ici)
Swann reprend.
« Voilà. Avec cette loi, les entreprises françaises sont responsables de tout problème sur toute leur chaîne de production, même chez leurs sous-traitants. C’est une loi unique au monde. Et regardée, scrutée, partout dans le monde. Maintenant, on cherche à la dupliquer en droit européen, et dans un traité à l’ONU. C’est pour ça que tous les pays sont réunis ici.
Depuis 2014, on a tous les ans une session extraordinaire à l’ONU pour essayer d’avancer. Cette année-là, tous les pays de l’OCDE votaient contre, et tous les pays en voie de développement votaient pour. Depuis quatre ans, l’Union européenne multiplie les stratégies de diversion, disent qu’ils n’ont pas le mandat pour voter ça, traînent les pieds, sous prétexte qu’ils ont déjà des normes plus contraignantes qu’ailleurs, etc.
– L’UE devrait foncer, justement : que des normes soient imposées à l’ensemble des entreprises de la planète, ça équilibrerait les forces !
– C’est ce qu’on leur dit ! Si je suis un entrepreneur français, j’ai tout intérêt à ce que ce processus aboutisse. Mais non. Il a fallu, depuis tout ce temps, faire pression sur eux, informer les opinions publiques… »
Il a cessé de pleuvoir, et Cécile m’a rappelé : c’est bon, je peux entrer dans Fort Knox, le saint des saints de la diplomatie mondiale. Swann me sert de guide.

Une histoire de sang.
Amphithéâtre de l’ONU, mardi 15 octobre. 14h00.
« Concernant le droit des victimes, euh… on a des doutes sur la notion de ‘‘victime’’. »
Au micro, l’amphithéâtre de la salle des Droits de l’Homme, la voix est feutrée, le verbe policé. Mais le message est limpide…
« Cette notion de victime n’est pas claire. »
C’est le Medef mondial qui s’exprime : « Et la définition de la santé psychologique à laquelle on pourrait atteindre est floue, elle aussi. Enfin, inverser la charge de la preuve, obliger une entreprise à prouver qu’elle n’est pas responsable, c’est aller à l’encontre de la présomption d’innocence à laquelle on a tous droit ! »
Les multinationales risquent l’oppression ! L’orateur suivant, d’une ONG qui représente une communauté Sikh, rétablit la balance : « Le chiffre d’affaires de certaines multinationales est supérieur au budget de la moitié des États affiliés à l’ONU. Elles sont beaucoup plus puissantes qu’eux. Comment voulez-vous qu’elles soient sur un pied d’égalité ? »
Assis près de moi, Donald Hernandez me raconte l’histoire de ceux qu’il défend. Il est avocat et activiste, vient du Honduras et représente une trentaine d’associations, soit 500 000 personnes, qui cherchent à préserver leurs terres. On sort discuter au calme.
« Ils veulent nos terres, alors les gens doivent partir de chez eux. C’est l’histoire du Honduras, depuis sa conquête. Les minerais et les matières premières justifient qu’on fasse couler un bain de sang.
– Parce que ça va jusqu’au sang ?
– Il y a toujours des raisons d’assassiner les leaders qui défendent leurs terres. Les concessions minières ont été ouvertes aux multinationales par notre gouvernement au début des années 2000. Aujourd’hui, 19 ans plus tard, on en compte plus de 300 dans le pays. Et l’État ne peut plus rien réguler. Les mines sont exploitées à ciel ouvert, toute la région est contaminée par les métaux, les cas de cancer se multiplient… Les gamins ont des malformations physiques. Les bébés naissent sans bras, les mères font des fausses couches. » Sur son téléphone, il me montre les photos des enfants, glaçantes.
« Comment ça se passe, en fait ? Une entreprise arrive, négocie et obtient une terre du gouvernement ?
– La Gold Corp, des Canadiens, est arrivée et a demandé ces terres, 4100 hectares qui appartenaient à des paysans qui produisaient du lait, de la viande, des haricots. Ils ont dû partir. La compagnie a tout exploité pendant huit ans, puis ont tout laissé sur place, toute la contamination, et sont partis.
– Et vous portez plainte ? C’est faisable ?
– Auprès de la justice de notre pays, on ne peut quasiment rien faire. Elle est sous la coupe des entreprises, qui sont très riches. Alors, on a essayé de le faire au Canada, où est basé Gold Corp. Mais on a été menacés, avec leurs armées d’avocats : ‘‘Si vous n’avez pas la preuve de ce que vous dites, on va se retourner contre votre communauté.’’ C’est pour ça que ce principe d’inversion de la preuve est essentiel pour des gens qui n’ont pas d’argent, et ne peuvent mener une enquête scientifique pour prouver ce qu’ils disent.
– Et votre gouvernement, il essaie de vous soutenir ?
– On est considérés comme des ennemis d’État. Depuis deux ans, le Honduras est considéré comme le pays le plus dangereux du monde pour les activistes. Tous les opposants sont criminalisés, parce qu’on serait ‘‘contre le développement’’. Ils sont intimidés, mis en prison sur de fausses accusations. Berta Cáceres, une militante écologique d’une communauté indigène, défendait le fleuve Guacalque contre un projet hydro-électrique. Elle a été assassinée en 2016, un soir, chez elle par le responsable et le chef de la sécurité du groupe électrique. » Ils avaient touché 4000 dollars pour l’assassinat…
« Les gouvernements européens ne voient rien de ce qui se passe. »
Remplacez « minerais » par « maïs transgénique », « huile de palme » et « canne à sucre », et vous obtenez le même résultat. Richesse du sous-sol ou plantations, les dégâts sont les mêmes, comme une malédiction qui pèse sur un pays.
Pochoy Labog nous rejoint. Il est membre des Amis de la Terre aux Philippines. Il défend les droits des communautés indigènes. « Moi aussi, je les vois, les pressions, les stratégies pour nous faire taire, les intimidations, les peines de prison. Le problème, c’est que les communautés indigènes n’ont que très peu accès à leurs droits. Ils ne savent pas. C’est toujours la même chose, partout, à quelques variantes près : comme les autorités sont pro-business, elles disent oui aux multinationales, comme la Gold Corp, qu’on connaît aussi.
– Et ça marche, au moins, le business ? Pour les populations, je veux dire ?
– Même pas ! Toutes les études montrent que c’est même létal pour notre économie, que ça ne fait pas monter l’emploi. Ça ne développe rien chez nous ! Ils creusent le sol, emmènent les ressources, et polluent tout, au passage. Chez nous, plus de la moitié des cours d’eau sont contaminés ! Dans les années 90, une exploitation pollue l’eau, chez nous. On doit même détruire des maisons. On attaque la firme en 2001. Là, ça vient juste d’aboutir. Or depuis tout ce temps, les plaignants sont tous morts.
– Et contre ça, comment un traité peut changer les choses ?
– Pourquoi ça a pris aussi longtemps ? Parce que la firme n’était pas basée aux Philippines, elle n’y avait rien. Elle se cachait derrière des banques. Donc, il faut qu’on sache qui est derrière chaque scandale. Qu’on puisse les attaquer.
– Ça te semble possible, avec ce traité ?
– Une loi internationale, c’est toujours plus important qu’une loi nationale, pour nous. C’est mieux accepté, mieux appliqué par notre congrès. Après, c’est sûr que ce traité, c’est une opposition entre deux mondes. Un traité pour les pays en voie de développement, contre les multinationales confortablement établies dans les pays du Nord. Des pays qui n’ont pas de vue globale des droits de l’Homme sur la planète…
– Ça me fait un peu penser aux délocalisations en Europe. Les ouvriers qui perdent leur emploi ne voient jamais où va la richesse qu’ils produisent, les grands actionnaires qui en profitent.
– C’est exactement ça : il y a une déconnexion. Les gouvernements européens ne voient rien, ne comprennent pas. Les grandes entreprises sont installées chez eux, ils ont beaucoup de lobbies, et les dirigeants des pays riches ne voient pas ce que produisent leurs politiques chez nous… »
Plus cyniquement, on dirait que beaucoup d’États s’accommodent très bien que les multinationales piétinent les droits sociaux et environnementaux… David Hernandez veut y croire, mais mesure le chemin à parcourir. « La Chine, la Russie, quand on les écoute, c’est inquiétant. On ne peut pas leur faire confiance, elles soutiennent les multinationales.
– Et l’Union européenne ?
– Elle a un double discours… Elle passe son temps à dire qu’elle n’a pas de mandat pour ratifier un tel traité. Elle dit soutenir les communautés dans leur défense, mais nous retire les subventions dès qu’on veut lutter contre la violence. » Podchoy secoue la tête. « Je veux être optimiste. Mais ça va prendre du temps. »
Total.
L’envers de la carte postale.
Mercredi 16 octobre, palais de l’ONU. 9h30.
Le lendemain matin, on prend un moment, à la buvette de l’ONU, avec Dickens. Dickens est le responsable d’une organisation de paysans en Ouganda. Sa lutte, elle est dirigée contre les grands extracteurs de pétrole. Total en particulier. À la table des grands fauves, tous les convives ne sont pas Canadiens ou Australiens. Total, l’un de nos fleurons nationaux, figure en bonne place dans le palmarès des dépeceurs. « Ils sont en train de construire un pipeline dans une zone où vivent 50 000 personnes, dans le plus grand parc national du pays. Les gens y boivent l’eau des rivières, y pêchent le poisson pour manger. La forêt est ancestrale. Plusieurs milliers de personnes ont déjà été expulsées. D’autres ont souffert de la famine. Mais de toute façon, on peut rester sur notre terre mais la perdre : toutes les ressources sont menacées par Total. Il faut aller loin, de plus en plus loin, à des jours de marche, pour pouvoir trouver à manger. » 1449 km, il fait, l’oléoduc, il faut dire. Et chauffé, avec ça, pour que le pétrole visqueux coule mieux. Les paysans concernés ont déjà essayé de traîner la compagnie en justice. Mais ça traîne, justement, la justice, au niveau local. « La seule possibilité, c’est qu’on ait accès à un tribunal en France. Il sera peut-être plus indépendant. Les tribunaux nationaux ne feront rien. On est obligés d’aller vers des cours internationales, mais tout dépendra de la qualité des traités. » Un espoir existe, en effet : Total en Ouganda, c’est le premier cas d’application de la loi sur le devoir de vigilance.
C’est ce qui a permis de pointer que la compagnie de Patrick Pouyanné « omettait » d’évoquer ses affaires ougandaises dans son rapport annuel. Ou que les plans ne respectaient pas leurs études d’impact. Lui qui assurait, devant la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée, « aimer la nature », et que « l’être humain [qu’il est] peut avoir envie de maintenir cette planète ». Sa firme a été mise en demeure.
En face, les paysans ne demandent pas la lune, même pas l’arrêt du projet, conscients sans doute des forces qu’ils affrontent, mais simplement une compensation « juste ». La réponse des pollueurs ? Refus, même pour ça. Pas étonnant : le PDG de Total avait sévèrement critiqué la loi française.

« La loi, elle a mis cinq ans à passer en France, et elle est encore loin d’être parfaite, soupire Juliette Renaud, des Amis de la Terre, qui relaie en France la plainte ougandaise. La charge de la preuve incombe encore aux organisations. En France, on ne sait pas comment le juge va réagir. C’est pour ça qu’on va se référer à ce qui se dira ici, à l’ONU… » Dickens se prend à rêver d’une issue favorable. « Si quelque chose est signé ici, les firmes seront obligées de faire des concessions. »
On n’ose pas le contrarier. Mais notre confiance dans les mécanismes internationaux reste toute relative, à ce jour…
« Je viens de l’apprendre… »
Mercredi 16 octobre, palais de l’ONU. 11h00.
Swann me souffle, en me désignant un petit groupe du menton : « Voilà les diplomates français. C’est eux, qui défendent la position de la France ici. »
Parmi eux, Odile Roussel, représentante spéciale de la France pour les risques sociaux des entreprises, qui s’éloigne. Deux étages pour la rattraper plus tard, j’arrive à l’intercepter, in extremis. Elle vient de débarquer à ce poste, m’explique-t-elle. Elle était, auparavant, chargée des affaires immobilières au ministère des Affaires étrangères.
« Oui, c’est vrai, beaucoup de gens mentionnent la position de la France, tout ce qu’on a fait sur le sujet, elle estime. On met la pression sur le processus, sur l’UE aussi, d’ailleurs. Qu’elle mette ces questions en haut des priorités, dans son agenda. Ça change, depuis quelques mois. Avant, ils ne voulaient pas trop bouger. L’année dernière, la Commission était absente. Aujourd’hui, elle s’implique un peu plus. On a une occasion à saisir !
– Et vous ne craignez pas que ce qui se fait ici soit défait à Vienne, avec les négociations sur l’ISDS ?
– Pour tout vous dire, je n’étais pas au courant…
– Ah bon ?
– Non. Vous savez, j’arrive. Ce n’était pas mon portefeuille, auparavant. J’ai appris qu’il y avait ces négociations à Vienne par les ONG présentes ici, qui ont fait le lien, mais auparavant je n’étais pas au courant.
– Et vous en pensez quoi, de cette double négociation ?
– C’est vrai, les tribunaux d’arbitrage, ça peut être perçu comme un moyen d’échapper aux sanctions, alors qu’ici, l’idée est plutôt qu’ils respectent les droits humains…
– Voilà.
– Mais nous, on ne peut pas vraiment faire le lien, ne serait-ce que parce qu’on ne sait pas ce qui se dit là-bas.
– Vous, vous n’êtes pas en contact avec eux ?
– Pas du tout, pour être franche. On n’est pas au courant de ce qui se dit là-bas. Mais je vais me renseigner sur ce qui s’y est dit, en rentrant. Au moins pour mon info personnelle, et ma curiosité…
– Qu’est-ce que ça vous inspire ?
– Bon, les tribunaux d’arbitrage existent déjà, autant essayer de les réguler, non ? Et je crois que tous les tribunaux d’arbitrage de la terre n’empêcheront pas que les multinationales rendent des comptes, que ce soit devant la justice ou un processus de médiation. On n’est pas obligé de toujours aller sur la voie juridictionnelle. Mais bon, c’est vrai que le traité, ici, n’est pas finalisé. Loin de là… »
À la fin de la semaine, les négos sur le futur-éventuel-pourquoi-pas traité seront d’ailleurs mises en jachère, et reportées à la prochaine session, dans un an.
Il était temps d’aller voir ce qui se racontait, exactement, à Vienne. Et comme la route est longue, hein, j’ai tout le temps de rouvrir un vieux Fakir, de 2015, dans lequel on avait déjà abordé le sujet : les tribunaux d’arbitrage. Ou ISDS, en anglais, pour « Investor-state dispute settlement », règlement des différends entre investisseurs et États. C’était un papier de Sylvain : Les tribunaux du Diable. Tout un programme…
Les tribunaux du diable
« Si le tribunal se trouvait en enfer, est-ce que tu accepterais un procès avec le diable ? Bien sûr que non. Pourtant, les gouvernements l’ont fait des centaines de fois, et ils continuent à le faire. » C’était il y a quelques années. De passage à Bruxelles, j’avais rendu une visite de courtoisie à l’ONG Corporate Europe Observatory, l’Observatoire de l’Europe des multinationales. On avait discuté, et ils m’avaient remis un dossier sur l’ISDS…
Kézako, ces tribunaux ?
« Quand je me réveille la nuit et que je songe à l’arbitrage, ça me surprend toujours que des États souverains aient accepté cet arbitrage. On confie à trois individus privés le pouvoir d’examiner, sans aucune restriction ni procédure d’appel, toutes les actions du gouvernement, toutes les décisions de ses tribunaux, toutes les lois et régulations émanant de leur parlement. » Juan Fernandez‑Antonio, lui‑même arbitre international…
Ces tribunaux, c’est pas nouveau. Ça existe depuis 1957. C’était, à l’origine, pour prémunir les entreprises contre les « expropriations » pures et simples. Puis les multinationales sont passées à l’offensive : elles ont étendu ça aux « expropriations des droits intellectuels », un concept assez flou. Et alors qu’on ne totalisait que 38 plaintes en quarante ans, 412 se sont ajoutées depuis 1991. Et les sommes réclamées, elles aussi, explosent.
Qui juge ?
Aucun magistrat officiel : l’entreprise plaignante choisit un premier arbitre, l’État poursuivi un autre, et les deux parties, un troisième.
Mais ces arbitres sont sélectionnés dans un tout petit cercle d’arbitres, souvent liés au monde des affaires. Et la Française Brigitte Stern – qui défend le plus souvent les États – de s’interroger : « On va bientôt jouer la Coupe du Monde. Serait-il acceptable qu’un joueur soit aussi l’arbitre ? »
Cette justice est si biaisée que des pays ont décidé de l’abandonner : l’Australie, la Bolivie, l’Équateur, l’Afrique du Sud, qui déclarait : « Ce règlement des conflits investisseurs/États laisse la main aux intérêts commerciaux les plus étroits sur des questions vitales pour la nation. C’est un défi direct aux prises de décision démocratiques. »
Veolia vs. Égypte
Veolia débarque en 2000, en Égypte, à Alexandrie pour gérer les déchets. Mais l’entreprise y perd de l’argent, ses actions chutent. Alors, elle trouve un prétexte : l’augmentation du salaire minimum. Elle porte plainte devant un tribunal arbitral le 25 juin 2012. En relevant le smic, l’Égypte n’aurait pas respecté « l’équilibre entre les parties » ! (Jeune Afrique, 11/7/2012). Le Monde diplo note : « Il aura suffi de 31 euros pour que le groupe français Veolia parte en guerre contre l’une des seules victoires du “Printemps” 2011 remportées par les Égyptiens : l’augmentation du salaire minimum de 400 à 700 livres (de 41 à 72 euros). » De la sentence, on ne saura rien : le jugement n’a pas été rendu public.
Philip Morris vs. Australie
2012 : la Haute cour de Sydney fait tomber quatre mastodontes : British American Tobacco, Japan Tobacco International, Imperial Tobacco et surtout, surtout, le gigantesque Philip Morris. Ils sont désormais contraints de vendre leurs cigarettes dans des paquets neutres. « Avec la victoire australienne, la santé publique entre dans un nouveau monde courageux pour le contrôle du tabagisme », se réjouit l’OMS. Mais Philip Morris traîne l’Australie devant un tribunal arbitral… via une filiale asiatique, basée à Hong-Kong. Au bout de cinq ans de lutte, Philip Morris sera débouté, non sur le fond, mais sur une question de procédure. Mais pareilles manœuvres gardent une vertu : elles planent comme une menace pour les suivants.
Vattenfal vs. Allemagne
En 2009, la firme suédoise Vattenfall poursuit l’État allemand, lui réclame 1,4 milliard. Son tort ? Pour construire une centrale à charbon à Hambourg, l’Autorité environnementale lui impose trop de contraintes, des standards trop élevés, qui rendent le projet « non-viable ». Finalement, en 2010, les deux parties ont négocié à l’amiable, et l’Allemagne a revu à la baisse ses exigences écologiques.
Mais deux ans plus tard, rebelote. La même entreprise porte plainte, à nouveau, contre l’État allemand. Cette fois, après Fukushima, pour avoir programmé la fermeture de ses centrales nucléaires – dont Vattenfall est coactionnaire. Le coup de pression fonctionne : le gouvernement allemand dédommagera bien Vattenfall, après 2022, pour au moins un milliard d’euros…
Les vautours tiers.
Jeudi 17 octobre, Palais de l’ONU, Vienne. 13h30.
38e session des négociations sur l’ISDS.
Ouf.
Il aura fallu trouver le bon interlocuteur, montrer patte blanche, relancer et patienter, et insister et relancer encore les services d’accréditation pour le décrocher, le précieux sésame, ce petit badge qui permet d’accéder à l’amphi S2 du 4e étage de la tour C du palais de l’ONU. Et encore m’aura-t-il fallu moult détours dans le labyrinthe des couloirs, flanqué de mon sens de l’orientation digne d’une taupe.
Mais ça en valait la peine : aujourd’hui, ici, dans un amphi nettement plus confidentiel qu’à Genève, le monde entier s’écharpe, à mots feutrés, sur le principe du « financement par des tiers ». Tellement symbolique des tribunaux d’arbitrage et de leurs dérives… Grosso modo : des fonds de pension, des instituts financiers, souvent cachés, anonymes, flairant la bonne affaire, ont mis en place un joli stratagème, s’adressant ainsi aux entreprises : « Vous n’avez pas les fonds ? Pas de souci, on vous finance vos actions en justice contre les États. On attaque tous azimuts. Et on conserve, une fois le jugement rendu, la moitié des sommes gagnées. » C’est devenu un jeu spéculatif, à force. Comme les vautours fondent ensemble sur une proie affaiblie, les procédures, parfois totalement hors-sol, se sont ainsi multipliées ces dernières années.
La parole vole d’un siège, d’un continent à l’autre.
D’emblée, sur le sujet, un monde se dessine, avec ses frontières.
Ceux qui ont intérêt à abolir toute règle et ceux qu’elles protègent.
« Il peut clairement y avoir des demandes abusives. Et cela crée une injustice pour le défendeur. Il faut absolument limiter ce système. » Le représentant du Vietnam résume l’avis général. La Colombie s’inquiète, la Corée, la Turquie vont plus loin : « Ça va menacer nos systèmes économiques. » Le système marche sur la tête : même quand un accord à l’amiable est sur le point d’aboutir, les fameux « payeurs » font pression sur l’entreprise pour mener la procédure à son terme, pour récupérer plus d’argent. Le Nigéria veut « interdire les financements à fins spéculatives », le Costa Rica pointe des « conflit d’intérêts ». On touche là à la transparence même de la procédure…
Et puis, quand les États gagnent, ça arrive, rarement, ils ont les pires difficultés à récupérer les fonds. Car les financeurs qui doivent régler la note restent dans l’ombre… L’opacité est la règle.
Alors, « On doit divulguer, à l’avance, le nom des financeurs. Qu’on sache qui bénéficie de l’accord ! » implore-t-on, de l’Uruguay au Kenya. « Et que ça vaille aussi pour les arbitres, la transparence », tonne l’Espagne.
La transparence ? Pas question, prévient le représentant des États-Unis. Qui dévoile sa grande crainte : « Surtout, il faut protéger les données confidentielles des entreprises. Que les négociations continuent à se faire à huis-clos. » La France est un phare : le secret des Affaires fait des émules jusqu’à l’ONU…
On aurait pu s’attendre, dans ce grand jeu d’échecs, à voir des États ferrailler contre des entreprises. Mais non. C’est pays contre pays. Les États les plus libéraux poussent, clairement, à la déréglementation. Finalement, peu de nations se rangent du côté des entreprises, mais pas des moindres : les États-Unis, le Japon, ou le Canada… Avec des arguments qui font sourire. « Mais une interdiction du financement empêcherait la justice pour les petites entreprises ! Ce serait vraiment trop dur ! » pleurniche le Japon. « Les PME ne pourraient pas se défendre contre les traitements injustes des États ! », renchérit une délégation de multinationales. C’est fou comme, ici aussi, les grands patrons sont prompts à voler au secours des petits entrepreneurs…
« Voilà qui nous défend finalement : les Indiens, les Sud-Africains. »
On le sent, au fil des débats : les pays les plus pauvres sont là pour sauver les meubles. D’autres critiquent plus radicalement le système. L’Inde, par exemple : « Nous, nous sommes un État qui défend les décisions souveraines. » Clair, concis, net.
L’Afrique du Sud est elle déjà sortie du principe des tribunaux d’arbitrage. Ce qui ne l’empêche pas – au contraire, peut-être – de donner son avis. « Les financements spéculatifs doivent être interdits. Ils peuvent saper les efforts des pays en développement. Les financeurs se moquent du litige en question : ils investissent sur une affaire. Ce sont des portefeuilles d’affaires qui font de la stratégie financière. Et n’oublions pas que les condamnations sont de l’argent payé par les contribuables des États tiers. C’est une lourde charge pour eux. »
Voilà, finalement, qui défend le mieux les intérêts des populations, qui nous défend, finalement, dans ce concert international : les Indiens, les Sud-Africains. Ce sont eux, en premier, eux, surtout, qui font rempart à la tribune de l’ONU, face aux fanatiques des profits.

« En mauvaise position. »
Centre ville de Vienne, 19h30.
Bart Verbeek a l’air exténué.
Une de ses collègues de Somo, une ONG néerlandaise, m’avait glissé son numéro, juste avant que je ne quitte Genève : il représente l’une des deux seules associations présentes à Vienne. Personne, ou presque, parmi la société civile, n’a pu assister aux négociations autrichiennes. Je le retrouve au bar de son petit hôtel, en plein centre ville.
« Tu arrives de Genève ? Ici, c’est complètement l’opposé, il soupire, enfoncé dans son fauteuil. Beaucoup de techniciens, spécialistes du commerce, l’OCDE, des associations d’avocats d’affaires, mais pas d’ONG. Enfin, juste deux. Ici, je vais te dire, personne ne parle de changement climatique. Ni de droits de l’Homme. Ni d’environnement. Non, ici, on ne parle que de technique, et de commerce.
– Et le rapport de force, ça donne quoi ?
– Les États doivent faire face à des frais d’avocat énormes : 500 millions par affaire, en moyenne. Et ça ne fait qu’augmenter. Tu imagines l’impact sur les pays pauvres ? Et ce sont eux qui espèrent attirer les investisseurs étrangers, et donc qui ne peuvent pas sortir du système. Sinon, personne ne vient chez eux. Ils ont la mauvaise position. L’Afrique du Sud est sortie du système parce qu’elle est riche. Certains veulent un peu changer les choses, des politiciens ont sans doute reçu le message. Mais ils ont tellement de mal à se mettre d’accord… »
Il semble dépité, Bart, en vidant sa bière.
Mais il repartira au front, demain matin.
« Ah non, ils n’ont fait aucune pression ! »
Vendredi 18 octobre, palais de l’ONU. 10h30.
Neuf ans d’allemand, du bahut jusqu’à la fac, et je ne pige pas un traître mot de la discussion informelle entre le diplomate français et son collègue d’outre-Rhin, pendant une interruption de séance. À désespérer. Heureusement, quand on s’éloigne, avec notre représentant, jeune quadra, c’est assez clair : on est très dans l’« en même temps ».
« Pourquoi ne pas les supprimer, tout simplement, ces tribunaux d’arbitrage ? », je lui demande. « Se référer aux réglementations nationales ? Elles sont légitimes, après tout.
– Une suppression ? Non… Ce n’est pas le choix politique qu’on a fait côté français. Nous, on veut conserver et améliorer le système, qui est largement perfectible, c’est sûr. Mais le fait que Philip Morris ait perdu contre l’Australie montre que le système n’est pas totalement défaillant. Ce n’est pas un no man’s land juridique. Les tribunaux appliquent des principes, même s’ils ne sont pas toujours visibles.
– Les arbitrages créent des tensions…
– On note que certains pays tournent le dos au processus d’arbitrage, c’est vrai. Nous, on veut un mécanisme pacifique. Qu’on inverse la tendance, et ces pays reviendront dans le système, peut-être, un jour. On veut faire vivre cette idée.
– J’en reviens à ce que je disais : les gouvernements sont démocratiquement élus, pourquoi ne pas reconnaître la légitimité de leurs décisions ?
– Quand on regarde de près, ce sont souvent des affaires spécifiques et complexes… On a parfois des États qui ne sont pas démocratiques, où ça se passe mal…
– Mais quand le géant pétrolier canadien Vermilion fait pression sur la loi Hulot en menaçant de recourir à un arbitrage, et que le Conseil d’État, du coup, retoque la loi…
– Ah non, non, Vermilion, ils n’ont pas fait pression : ils ont juste déposé des observations.
– Des observations appuyées, on dira… La discussion d’hier illustrait une autre dérive : on a des sortes de fonds vautours qui attaquent et spéculent sur la perte des États…
– Si les tiers financeurs sont apparus, c’est parce que la procédure est longue et coûteuse, et donc qu’un marché s’est développé là-dessus…
– Cela ne pose pas problème, quand même, sur le fond ?
– Peut-être qu’un jour, on en viendra à parler du fond. Mais ici, pour l’instant, il faut sauver le soldat multilatéral. »
Le fond, l’Afrique du Sud, encore elle, y tient. La délégation publiait, dans la foulée, un communiqué cinglant, dessinait un trait d’union entre Vienne et Genève :
« De plus en plus de pays veulent changer ou quitter le système de l’ISDS, trop déséquilibré. Ils poussent pour faire le lien avec le traité des Nations Unies, en cours de négociation, sur le respect des droits humains par les multinationales. On doit y inclure des obligations et des mécanismes contraignants pour ces multinationales, pour mettre fin à leur impunité quand elles bafouent les droits humains, et qui assurera l’accès à la justice pour les peuples et les communautés touchés par leurs abus. Il ne doit pas y avoir de place pour le moindre accord qui donnerait aux multinationales le pouvoir de poursuivre des gouvernements qui assument des besoins socioéconomiques. Au contraire : nos politiques doivent protéger les droits humains et ceux des travailleurs, la santé des peuples et l’environnement.
Et faire primer les droits humains et environnementaux sur leur désir de profits. »
La guerre des mondialisations ne fait que commencer : on aura quoi ? La gentille, version Genève ? Ou la méchante, de Vienne ? Ou le « en même temps »…
Dominique Potier : la fabrique d’une loi
Dominique Potier, je le côtoie à la commission des affaires économiques. Avec son crâne ras et sa sagesse, comparée à ma fougue, je le surnomme « maître Yoda ». Durant le précédent mandat, c’est lui qui a porté, à bout de bras, une proposition de loi sur le « devoir de vigilance ». On s’est échappés de l’hémicycle, durant une heure, pour qu’il me raconte son parcours du combattant.
FR : Comment t’est venue cette idée, d’une loi sur les multinationales ?
DP : Quand j’ai été élu député, en 2012, j’ai appelé le directeur du CCFD-Terre Solidaire. Je me suis souvenu de mes engagements d’enfance, les bols de riz du carême solidaire, les courses du CCFD, etc. Je voulais bosser avec eux, ils m’ont branché sur ce sujet-là. C’était avant le Rana Plaza, et j’avais déjà en tête plusieurs exemples où la société mère se cachait derrière un voile juridique : il y avait eu Bhopal, un énorme accident industriel en Inde, des milliers de morts et de personnes malades, et les américains n’avaient rien payé. Il y avait eu la marée noire de l’Erika, où durant le procès, Total disait « c’est pas moi, c’est la filiale, ou c’est l’armateur, c’est un contrat, nous ne sommes pas responsables ».
Je faisais du Ruffin sans le savoir, avec le MEDEF ou l’AFEP, je leur expliquais :
« Vous avez des gamins ?
– Bah oui.
– Vous les avez confiés à une nourrice ?
– Oui…
– Imaginez que la nourrice vous dise quand vous venez les chercher ‘‘Je les ai laissés à ma cousine, ma cousine les a confiés à machin’’…
– C’est impossible !
– Pourtant c’est exactement ce que vous faites dans votre chaine de valeur, avec vos sous-traitants. »
J’ai été mis dans la boucle d’une coalition d’ONG de solidarité internationale, avec d’autres députés de divers groupes, PCF, Verts, centristes. Il y avait également les syndicats (CGT, CFDT, etc.). On construit une esquisse de loi ensemble, et puis on part à l’assaut des ministères. Ça a été une tournée incroyable, on est baladé d’étages en étages à Bercy, on nous invite à « aller aux Affaires Etrangères ». A la fin, on avait une blague : « Il n’y a que Jeunesse et Sport qu’on n’a pas vu. » On nous baladait parce qu’il manquait une décision centrale, à Matignon.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui bloque ?
– Lever le voile juridique entre maison-mère et les filiales, ou les sous-traitants, ça ne plaisait pas du tout à l’AFEP, ni au MEDEF. Contre notre esquisse de loi, ils avaient mené un lobbying énorme. Ceux qui nous recevaient le faisaient poliment, mais ils nous promenaient, surtout.
– Mais alors comment ça a avancé cette histoire ?
– Il y a alors deux accélérateurs. Le premier, tragique, est le Rana Plaza. 1300 morts, plus de 3000 victimes, et dans l’immeuble effondré, on retrouve les étiquettes des fringues que tout le monde porte ici. C’est une grande émotion. L’événement a suscité quelque chose, les fringues sont devenues un sujet politique. C’est pour ça que la loi s’appelle « Rana Plaza ».
Le deuxième accélérateur, c’est la niche parlementaire des Verts. Dans mon groupe, au PS, on me fait attendre, « oui mais, encombrement parlementaire, oui mais autres priorités pour la niche », etc. Ça traine… Donc Danielle Auroi a l’intuition de mettre le texte dans la niche des Verts. Grâce à cette niche,,le gouvernement va être obligé de se dévoiler sur le sujet.
A force de débats avec les cabinets, on obtient que, dans les trois mois après le rejet du texte des Verts, il y aura une nouvelle proposition de loi, soutenue par le gouvernement, elle. A ce moment-là, mes collègues Verts et les plus radicaux disent : « Nous, on décroche. Si ce n’est pas la loi pure, on ne suit pas. C’est ton affaire ». Je reprends donc le boulot dans le groupe majoritaire, avec Bercy et avec la Garde des Sceaux. C’est elle qui fait la différence.
– C’est Christiane Taubira, à l’époque, non ? Qu’est-ce qu’elle vient faire dans cette histoire ?
– Taubira me délègue une de ses meilleures conseillères, qui me briefe sur le fond. Tu sais très bien qu’un député ne connait pas la technicité de la loi… Or, dans notre loi, il y a un détail très important. On dit : « Toute société […] établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance. » « De manière effective »… Dans les jours qui viennent, après le dépôt, une dizaine de personnes viennent me dire : « C’est super ton texte, faut juste enlever ce ‘‘de manière effective’’ »…
– Dix députés ou dix lobbyistes ?
– Des députés, je ne vais pas donner les noms… Des responsables du groupe socialiste, le représentant de la commission… Bref, la conseillère de Taubira, et je la vénère cette femme, me dit simplement dans l’oreille : « C’est un sujet compliqué, mais dans votre texte, il y a un point, comme sur une paroi, où un jour un juge courageux va pouvoir s’accrocher, c’est ‘‘de manière effective’’… » C’est la phrase clé, qui pouvait paraître bavarde mais qui était fondamentale. Elle a sauvé la loi.
Il y avait la question des seuils. Ils sont à 5000 salariés dans la loi, c’est trop haut, c’est insatisfaisant, mais bon, c’est quand même 65 % du commerce de la France. Surtout, les seuils, ils vont pouvoir bouger, se déplacer vers le bas au gré des futurs scandales, comme le taux d’alcoolémie dans la sécurité routière qui a progressivement baissé. J’ai cédé sur les seuils. Tactiquement. Mais je ne cède pas sur le principe du : « de manière effective ».
Je ne lâche rien, un peu seul, car abandonné par les plus radicaux, je continue à interpeller le groupe. Il y a rarement plus d’une semaine où je ne prends pas la parole en réunion de groupe pour dire : « Et ce combat-là, on le laisse tomber ou on ose se regarder en face, et on le porte ? »
– Donc tu trolles ton groupe…
– Tu ne connais pas, toi, les réunions de groupe à plus de 250 personnes… Ce qui compte, c’est l’ordre, que ça roule, que la loi passe, c’est une machine. Je les emmerde en permanence. Pour moi, ce combat peut devenir emblématique de la gauche, des gauches, dépasser la gauche. Il sera l’honneur de ce mandat. Beaucoup de députés viennent me dire : « Quand est-ce qu’elle passe ta loi ? Parce que j’en ai marre de me faire emmerder par Machin qui vient dans ma permanence pour me dire qu’on a cette loi à voter ! » Parce que pendant ce temps-là, les militants font le boulot sur le terrain… A cette époque, Geneviève de Gaulle-Anthonioz entre au Panthéon. Une femme extraordinaire, déportée à Ravensbrück, co-fondatrice d’ATD-Quart Monde. J’obtiens une place à la cérémonie., C’était le 27 mai 2015, François Hollande prononce un très beau discours. Il parle de courage, de la sortie des esclavages. Dans la nuit, j’écris un courrier : « M. le Président, j’ai entendu votre discours, et maintenant l’esclavage moderne, c’est ça. Saurons-nous… » Je fais une lettre-pétition chez les parlementaires, on rassemble 235 signatures, les deux-tiers du groupe, tous les présidents de commissions. Ça arrive à l’Elysée, et, anecdote marrante, le Président commente en bas de la note, à propos du nombre de signataires : « Ça fait beaucoup. »
– On ne peut pas lui enlever son sens de l’humour !
– On dit : « C’est le moment du courage, il faut dire non à l’AFEP ». Jean-Marc Ayrault, avant qu’on prenne une déculottée aux municipales en 2014, m’avait dit un jour : « Je ne supporte plus le MEDEF, on va la faire, ta loi. » Il part. Et le nouveau ministre de l’Economie, c’est Emmanuel Macron. Je vais le voir : « Je viens avec un projet de loi, vous avez beaucoup à vous faire pardonner, voilà l’occasion de la rédemption. »
– Pourquoi, il a beaucoup à se faire pardonner ?
– Il avait déjà cette réputation d’être libéral. Avec humour et légèreté, il me dit : « Mais je la connais très bien cette proposition de loi, c’est qui moi qui étais chargé de la repousser à l’Elysée… »
La loi passe en première lecture à l’Assemblée, en mars 2015 Mais il restait le Sénat. Tu fais mourir une loi comme ça. Tu la votes ici, t’es vachement content, et puis elle ne va jamais au Sénat. Le Sénat te dit « pas le temps, il y a le terrorisme, il y a ci, il y a ça ». Quand tu ne veux pas, il y a mille raisons.
Grâce à la pétition, on obtient un passage rapide. Je fais un courrier au Président, à nouveau, je dis que je suis épuisé, physiquement et psychiquement, par tout ça. J’ai évoqué le fait d’arrêter.
– Démissionner de l’Assemblée ?
– Ou quitter le groupe, c’est sûr… Avec ce courrier, plus la pétition, Hollande finit par dire : « On y va ». Il confie ça à Michel Sapin, ministre des Finances. Il me dit qu’il est convaincu. « On pourrait mettre un amendement dans la loi Sapin 2, mais par respect pour votre travail, toutes les réunions que vous avez faites, on ne va pas juste faire un amendement. » J’ai répondu que dans tous les cas, j’aurais refusé un amendement, car je n’aurais pas été rapporteur. Et je sais quels mots un rapporteur ferait sauter, au dernier moment, à deux heures du matin, sur ordre d’un ministre sous l’influence de l’AFEP : « de manière effective ». Il me dit : « Tu vas la réécrire, on va la réécrire, parce qu’il y a des choses à améliorer. Mais je te jure qu’à la fin, elle sera plus solide ». C’est un contrat moral. On s’est remis au boulot.
– Mais ça n’en finit jamais ?
– Eh oui ! Commence alors une nouvelle séquence, enthousiasmante. Il y avait d’un côté les ONG et les syndicats, de l’autre Bercy et la Garde des Sceaux, pour des réunions qui duraient parfois trois heures, à négocier point par point, ligne par ligne. « On veut vous démontrer que… » Pause pendant deux jours, on vérifie avec nos avocats, etc. On arbitre pas à pas, je disais parfois aux ONG : « Ce que vous demandez, c’est juste le point qui va nous faire tout perdre parce que le gouvernement ne peut pas le faire vis-à-vis de l’UE ». On a co-fabriqué la loi. D’ailleurs, c’est drôle, il y avait six femmes d’un côté et six hommes de l’autre, et quand la loi a été adoptée, les douze se sont embrassés. C’était une belle histoire humaine..
– Donc, c’est bon, ça a été adopté ?
– On passe en nouvelle lecture, puis à nouveau au Sénat… qui la déchire ! C’était extraordinaire, ça mériterait un Fakir entier… C’est le sénateur Christophe-André Frassa, représentant des Français établis hors de France, qui vient de Monaco, qui intervient. Il reprend mot pour mot l’argumentaire de l’AFEP : « la fin du monde », « tout le monde va passer de l’autre côté de la frontière », « impossible à gérer ». Bref… Il n’y avait qu’à lire le rapport de l’AFEP pour voir que les grandes entreprises faisaient déjà tout très bien. Ils vont jusqu’à ressusciter une motion préjudicielle, inutilisée depuis des décennies !
– Dis donc, l’AFEP, ils ne t’ont pas lâché d’une semelle…
– Tu sais, quand on mène ce genre de combats, tu finis par avoir une relation paradoxale avec ton adversaire. Le patron de l’AFEP de l’époque, c’était le PDG de Pernod-Ricard. On se retrouve comme des vieux bandits : « Ah, nous revoilà ! ». Pendant cinq ans, il ne lâche pas, et en même temps, il y a de l’estime. Un jour qu’ils étaient tous au rendez-vous, BNP-Paribas, Sanofi, tous là pour servir leur couplet, je leur ai dit : « Il y a une chose qui n’a pas de prix : la vie d’un travailleur. Donc je ne changerai pas. » L’AFEP m’a dit : « Vous êtes un cas désespéré. »
– Et donc, ç’a été adopté in extremis, c’est ça ?
– Elle a été votée l’avant dernier jour du mandat… Elle est passée en pleine affaire Pénélope Fillon, en lecture finale. C’est dommage : elle passe inaperçue, parce qu’il y a un fait divers. Tout le monde était parti faire campagne. Je suis resté pour la défendre.
– Et il reste le Conseil constitutionnel !
– J’ai demandé un rendez-vous au secrétaire général du Conseil constitutionnel, je l’ai obtenu. Nous y sommes reçus par Charasse, le secrétaire général. J’ai préparé l’entretien, fait l’entrainement avec les ONG, les fiches, les arguments, « ils vont te dire … il faut que tu répondes… », comme pour passer le bac.
Finalement, ils ont juste censuré l’amende de dix millions d’euros.
– Et la suite ?
– J’ai pris une journée pour aller au Conseil national de la CFDT. Pour qu’ils restent vigilants avec nous, dans l’application. Ça m’a toujours bouleversé que les syndicats, dont la CGT, en aient fait une fierté commune. C’est devenu un point non-négociable pour eux.
L’autre chose qui protège la loi, c’est l’intérêt qu’elle suscite à l’international.
– Tu te la ramènes ou quoi ?
– Non, non, c’est pas du délire, la loi est étudiée sur le plan académique, elle est tout à fait originale. Je suis allé au Canada, aux Nations-Unies, dans sept capitales européennes. On a consolidé la loi localement, mais il faut maintenant la faire prospérer à l’échelle internationale, au sein de l’ONU. Mais il faut surtout que ça devienne une directive européenne.
Y en a qui vivent d’espoir…