Lire Guillemin !

Je serai farouchement élitiste : écoutez l’historien Henri Guillemin, c’est bien. Le lire, c’est nettement mieux.

Publié le 26 juin 2015

 » De toute façon, je sais pas si tu connais Henri Guillemin, c’est un historien, et lui il le démontre bien, que la Révolution française elle était faite pour les bourgeois et que pour le peuple, en revanche, c’était pire après…
– Ah bon ? Et où est-ce qu’il explique ça ? « 

C’est Kader, aujourd’hui, mais c’est la centième fois qu’on me fait le coup.
 » Ce sont des vidéos sur Internet, des enregistrements qu’il a faits pour la télévision suisse… « 

Je vais faire mon élitiste, je vous préviens :
J’ai beaucoup lu Guillemin, du temps étudiant où j’avais du temps. Je me suis rendu dans des bibliothèques obscures pour ça, à bouquiner sur place ses ouvrages jaunis aux pages parcheminées. Et jamais, sous la plume de ce catho de gauche, jamais je n’ai aperçu ça, cette vue à sens unique, réduite, étriquée, sur la Révolution française – dont il n’était pas un spécialiste –, cet abrégé minute «  pour les bourgeois et contre le peuple «  qui se donne aujourd’hui pour de la dissidence et qui rejoint en fait une tradition réactionnaire.
Mais encore faudrait-il lire Guillemin, le lire pour y saisir ses analyses de classes, toutes les subtilités dans les luttes qu’elles se livrent, toute sa précision dans la chronologie, ces moments terribles étudiés au jour le jour, parfois heure par heure, l’âme de ses personnages mise à nu, avec toute la joie grinçante dans son ironie. Qu’on le re-découvre aujourd’hui grâce au Net, c’est magnifique, qu’on écoute ça dans sa voiture, son camion, son ambulance, c’est formidable de curiosité, mais c’est un auteur, bordel, un écrivain véritable : lisez-le !
Que retiendra-t-on de Bukowski, bientôt ? Qu’il est arrivé bourré sur le plateau d’Apostrophes, à la place de lire, oui, lire ses Souvenirs d’un pas grand-chose ?
Et de Cavanna, que restera-t-il ? Qu’il a engueulé Bukowski sur le plateau d’Apostrophes, à la place de lire ses Ritals ou ses Russkoffs ?
Que de régals vous manqueriez !


Comme je ne suis pas élitiste à moitié, je vous conseillerais sa pièce maîtresse, d’après moi, sa saga sur Les Origines de la Commune, 1870-1871 en quatre volumes, mais les copains de Fakir se sont récriés,  » Ah non, non, pas ça ! Pas 2 000 pages ! Tu deviens carrément pédant ! Nos lecteurs bossent, ils ont des enfants « , mais vous êtes les meilleurs, non ?, vous méritez le meilleur, vous êtes notre élite, et les gros pavetons de romance américaine se vendent bien, pourquoi pas les gros pavetons d’histoire française ?
Mais bon, d’accord, n’attaquons pas son œuvre par l’Alpe d’Huez.
Prenons la répétition avant le grand drame, 1848 avant 1871.
Dans La Tragédie de 1848, Henri Guillemin décrit comment cette révolution, menée par le peuple de Paris en février, lui est doucement, délicatement, reprise, volée par d’habiles manœuvres, par les Ateliers nationaux, par le suffrage universel – jusqu’au bain de sang en juin.
Dans le passage que je vais copier, là, on n’est encore qu’aux prémices, un Gouvernement provisoire s’est installé à l’Hôtel de Ville, mené par Lamartine – dont Guillemin dresse un portrait contrasté :  » Ce riche est le contraire d’un mauvais riche. Ce royaliste de naissance s’est rallié à la démocratie. Cet homme de gouvernement veut un régime de liberté, et où ‘la liberté ne sera pas le masque du privilège’.  » Pour ministres, il est entouré de propriétaires bon teint, pas socialistes, mais en ce 25 février eux restent sous la menace du prolétariat :

A midi et demie, le pire se produit. Les portes craquent, forcées. La salle du Conseil est envahie. Ces visiteurs un peu brusques ne sont pas néanmoins les fous furieux qu’on imaginait. Ils n’ont aucune pensée de meurtre. Ils ne se mettent pas à casser les meubles. Un garçon les précède, de taille moyenne, les yeux bleus ; il se nomme Marche ; il est ouvrier mécanicien, comme Albert ; il a un fusil, et ses camarades se rangent derrière lui, qui va parler pour eux. Les membres du gouvernement s’appliquent à cacher leur effroi ; les uns se sont assis derrière la table, d’autres sont restés debout. S’il ne s’agit que de paroles, il reste encore de bonnes chances que l’on puisse se tirer de là. Marche s’exprime bien ; sa voix est plus violente que son langage ; il y a un tremblement en elle ; il est intimidé et lutte pour ne pas l’être ; il fait sonner sur le plancher, au bout de chacune de ses phrases, la crosse de son fusil. Ce qu’il vient réclamer, au nom de la classe ouvrière, c’est une législation du travail, une refonte de tout le système industriel, et aussi une allocation pour l’ouvrier en cas de maladie, et la certitude donnée aux vieillards que la nation ne les laissera pas mourir de faim lorsqu’ils ne pourront plus travailler. Tout de suite. Marche exige un décret tout de suite.

Une discussion s’engage, ce qui est déjà excellent ; chacun remontre au mécanicien que sa conduite choque les usages ; que les problèmes soulevés par cette requête sont plus complexes infiniment que ne le suppose un jeune cœur, noble certes mais ignorant ; qu’il faut s’en remettre aux compétences ; que des enquêtes sont nécessaires ; que le Gouvernement Provisoire connaît de près la détresse du prolétariat et saura y porter remède. […]

Marche est buté. Il ne bouge pas d’une ligne, pas plus au propre qu’au figuré; il ne s’en ira pas sans que l’on n’ait rédigé, devant lui, et à l’instant, le décret qui garantit aux prolétaires le droit à la vie. Le gouvernement ne parvient pas à faire taire l’obstiné. Lamartine, tout au début, a essayé d’un discours, et Marche a été parfaitement incivil :  » Assez de phrases comme ça !  » Un coup de crosse par terre a ponctué cette grossièreté, coupant court aux images séductrices.

Il faut tout de même absolument découvrir une issue. Lamartine, qui s’était assis pendant les efforts successifs de ses collègues, se lève, fait le tour de la table, s’approche de Marche qu’il domine de toute la tête et lui met, d’un geste affectueux et viril, comme pour une conversation d’homme à homme, la main sur le bras. Marche sursaute, recule, et cherche à dégager son bras ; mais Lamartine le tient fortement, entre ses doigts et sa paume, fortement, doucement, comme un enfant, ou un malade, ou une femme. C’est fini. Le petit Marche n’est pas de taille. Il a réussi tout à l’heure à empêcher de couler les paroles savantes et belles contre lesquelles il savait bien qu’il serait sans défense. Son unique recours était dans le refus d’entendre. Lamartine lui parle comme à un camarade dont il partage tous les vœux, mais qu’il veut éclairer sur les vrais moyens, les seuls vrais moyens d’arriver au but ; et Marche a lâché son fusil. Il est pris dans un tourbillon où la confiance se mêle au soupçon, et à l’espérance enivrée et à la rage. Il pleure, sans comprendre lui-même au juste d’où lui vient ce flot de larmes qu’il est impuissant à retenir et qui lui fait honte.

L’occasion est manquée.
Les lions sont domptés avec des phrases.
Le  » droit au travail « , l’  » organisation du travail « , attendront encore des décennies.

Où le lire ?

Plus besoin de s’enfermer dans les archives des bibliothèques.
Les éditions Utovie republient toute l’œuvre d’Henri Guillemin : La Tragédie de 1848 est ainsi reparue sous le titre La première résurrection de la république (39 €, c’est cher, mais ça vaut éminemment le détour, et sinon faites-le acheter par vos biblios).
Le site est là, pour consulter le catalogue : www.utovie.com
Mais vous pouvez toujours commander chez votre libraire indépendant

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