Dans la cuisine de Darwin (n° 95)

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.

Publié le 15 octobre 2020

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L’injonction au bonheur

Version fémina, juin 2020

Le discours managérial s’est infiltré partout, même dans les articles de conseil bien-être des magazines. On y retrouve une incitation perpétuelle à vivre une vie meilleure, teintée de new-age – ici, il faut « élever son niveau d’énergie ». Des conseils complètement déconnectés de la réalité : « Après avoir identifié ce qui a du sens pour vous et vous fait vibrer, l’étape suivante consiste à se laisser guider par son idéal (vivre dans une région néo-rurale, devenir travailleur indépendant, écrire pour transmettre, se lancer dans le zéro déchet) »… La sociologue Eva Illouz dénonçait déjà cette tendance dans son livre Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Et cela m’évoque un exemple : une amie de ma cousine travaillait sur une plateforme Amazon, à Boves. Elle avait pris un crédit pour payer sa petite maison. Elle a reçu un colis sur les cervicales, est désormais invalide et touchera 60 % de son Smic. Elle a dû revendre sa maison, prendre un petit appartement et vendre dans des réderies les affaires qui ne peuvent pas y entrer. Elle essaie de récupérer de quoi manger dans les lotos-quines. Voilà la vraie vie, une vie de l’économie du sous-sol, qu’on ne montre pas et qu’on ne voit pas. Au contraire, même : alors que les gens galèrent, on reçoit sans cesse l’injonction culpabilisatrice d’être la meilleure version de soi, de mener une vie épanouissante, en accord avec nos « valeurs ». Mais comment être au meilleur de soi quand on bosse chez Amazon, qu’on prend un colis sur la tête ? Il faut « accepter une marge d’insécurité, d’inconfort, de risque, qui nous fait davantage évoluer que notre zone de confort. L’échec réveille et le succès endort », assène encore l’article sous la voix d’une directrice en coaching. Non, ce n’est pas le succès qui endort : ce sont les conditions de travail et son organisation qui nous ruinent, qui nous font passer dans le tambour de la machine à laver.

Lutte des glaces

Cosmo, avril 2020
Dans certains articles il y a souvent, comme le dit désormais l’expression consacrée, « des trous dans la raquette ». Voyez ici : Emeline, qui a passé un bac S, qui est dans le consulting mais s’ennuie, rend visite à sa sœur qui vit à New York. Là, elle a l’idée de vendre des glaces aux fruits frais. Elle commence par « déambuler » dans un triporteur à Marseille, et a au bout de deux ans trois boutiques, à Marseille, Aix et Paris.

On tient une rubrique de promotion de la libre entreprise, et le parfait conte de fées culpabilisateur : si c’est possible, pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi n’y parvenez-vous pas ? C’est le story-telling du libéralisme. Les gens vont y adhérer et croire au mythe du self-made man en lisant le récit d’Emeline. Mais ce sont des fables. On a déjà, dans l’article, quelques indices sur sa catégorie socioprofessionnelle, sur le capital social dont elle dispose avant même de se lancer. Si toi ou moi on vend des glaces à vélo, il nous faut trente ans pour ouvrir trois boutiques ! Donc des choses ne sont pas dites. Une ellipse dangereuse, une trappe où s’engouffrent les rêves de ceux qui y croient.

Les témoignages des gens qui ont vécu dans la rue ou au RSA montrent que leur volonté a été altérée, qu’ils ne peuvent pas simplement aller voir un conseiller d’insertion, décider de passer un concours et le décrocher. Certains ont même leur position sociale imprimée dans leur posture physique dès leur plus jeune âge… Ces contes de fée qu’on veut nous vendre laissent de côté tout ce que Bourdieu nous a appris : il existe des déterminants qui font que les moins privilégiés ne peuvent pas voir l’horizon du succès. On ne leur a jamais ouvert.

3) Misogynie féministe

Biba, avril 2020.
Cette publicité pour une marque de sous-vêtements convoque plusieurs références pour toucher l’inconscient, selon la technique du cheval de Troie des publicitaires : le clip de Gainsbourg Comic strip, Marylin Monroe, les pin-up…

Ici, les femmes sont réduites à un attrait sexuel, à un rôle subalterne d’assistante d’excitation. Elles sont vues comme des bombes, au sens propre comme au figuré, puisqu’elles font tout exploser derrière elles. Avec des surnoms suggestifs comme « Bralette starlette », des pseudos de cam’ girls… Bref, sous couvert de féminisme, la femme est réduite à un moyen d’excitation sexuelle, et son identité à un corps qui ne se singularise que par un changement de perruque. Le tout dans des poses soit idiotes, soit hyper sexualisées. Comment peut-on, à l’époque de MeToo, concevoir des pubs aussi misogynes, rétrogrades ? On cantonne la femme dans un rôle, comme si rien n’avait changé depuis les années 80 : le seul moyen pour plaire aux hommes est de se grimer en objet sexuel.

Ce qui est dramatique, avec la publicité, c’est qu’elle est imposée de manière unilatérale, qu’elle impose son imaginaire et colonise le nôtre, comme disait Serge Latouche, l’un des théoriciens de la décroissance. Ici, on prépare la subordination de la femme au regard de l’homme. Et le pire, c’est le slogan : « Libérez-vous » ! Alors qu’on assigne la femme à des archétypes patriarcaux…

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