Accoucheurs, assassins !

« Alerte Coronavirus. Le lavage fréquent des mains fait partie des gestes barrière pour vous protéger et protéger les autres. » Le premier qui a découvert ça, que se laver les mains évitait les virus, les microbes, les maladies, c’est le Hongrois Philippe Semmelweis, au XIXe siècle. Mais pour son propre malheur, sombrant dans la folie, comme le raconte Louis-Ferdinand Céline dans sa thèse de médecine (1924).

Publié le 15 octobre 2020

« Deux pavillons, identiques de construction, contigus, s’élevaient en cette année 1846 au milieu des jardins de l’Hospice général de Vienne. Le professeur Klin dirigeait l’un d’eux ; l’autre, depuis bientôt quatre années, se trouvait placé sous la direction du professeur Bartch. Ce fut par ces jardins couverts de neige, soumis au givre d’un vent implacable, que Semmelweis dut se rendre à son nouveau service dans la matinée du 27 février.
Dès le lendemain, Semmelweis fut pris, entraîné, meurtri, dans la danse macabre qui ne devait jamais s’interrompre autour des deux pavillons. C’était un mardi, ce jour-là. Il dut procéder aux admissions des femmes enceintes, venues des quartiers populeux de la ville. De leurs anxieuses confidences, Semmelweis apprit que si les risques de fièvre puerpérale chez Bartch étaient considérables, chez Klin et pendant certaines périodes les risques de mort équivalaient à une certitude. Ces données, qui étaient devenues classiques parmi les femmes de la ville, constituèrent dès ce moment le point de départ de Semmelweis vers la vérité. »

Une Commission est nommée.
Elle compte.
27 % des accouchées succombèrent chez Klin en août 1842, 20 % en octobre de la même année et on atteignit même la moyenne de 33 décès sur 100 accouchements dans le mois de décembre, et jusqu’à 96 % en mai 1846 ! à Paris chez Dubois… 18 %… 26 % chez Schuld à Berlin… chez Simpson 22 %… à Turin, sur 100 accouchées 32 meurent…

« On meurt plus chez Klin que chez Bartch. » Tout le monde avant lui l’avait remarqué, personne ne s’y était arrêté formellement. « Si on meurt moins chez Bartch, prétendent ces bons esprits dans leur crainte d’être dépassés, c’est que chez lui le toucher est exclusivement pratiqué par des élèves sages-femmes alors que chez Klin les étudiants procèdent à la même manœuvre chez les femmes enceintes sans aucune douceur et provoquent par leur brutalité une inflammation fatale ! »
Hurrah ! Le monde était sauvé !
Semmelweis saisit aussitôt l’occasion et passe aux déductions pratiques. Les sages-femmes dont le stage s’accomplissait chez Bartch sont échangées avec les étudiants de Klin. La mort suit les étudiants, les statistiques de Bartch deviennent angoissantes et Bartch affolé renvoie les étudiants d’où ils venaient.
Semmelweis sait à présent (et les autres aussi s’ils le veulent) que les étudiants jouent un rôle de première importance dans ce désastre.

Semmelweis cherche encore, mais il est entouré d’envies, de jalousies, de rancunes, qu’il méprise ou ignore. à commencer par son chef, Klin, qui se sent dépassé.
« Semmelweis voit que ses ennemis, de jour en jour plus nombreux, se moquent de ses efforts et qu’il lui faut aboutir absolument, à tout prix, vite… à un collègue ami, il avoue ‘‘qu’il ne peut plus dormir, que le son désespérant de la clochette qui précède le prêtre apportant le viatique est entré pour toujours dans la paix de son âme. Que toutes les horreurs dont il est journellement l’impuissant témoin lui rendent la vie impossible.’’ »

Mais Semmelweis poursuit son analyse.

« Il observa [les étudiants] de très près,
de plus en plus près dans leurs allées et venues, dans tous leurs gestes. En même temps, il se souvint, et d’autant mieux qu’il avait longtemps vécu au milieu des dissections, de ces coupures cadavériques souvent mortelles que se font ces mêmes étudiants avec des instruments souillés.
Ses idées se précipitent.
‘‘Ce sont les doigts des étudiants, souillés au cours de récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans les organes génitaux des femmes enceintes et surtout au niveau du col utérin.’’
à cet instant, il est si près de la vérité qu’il est en train de la circonscrire. Il en est encore plus près quand il imagine de faire pratiquer le lavage des mains à tous les étudiants avant qu’ils n’abordent les femmes enceintes. On se demande le ‘‘pourquoi’’ de cette mesure. Elle ne répondait à rien dans l’esprit scientifique de l’époque. C’était une pure création. Toujours est-il qu’il fit disposer des lavabos aux portes de la clinique et donna l’ordre aux étudiants de se nettoyer soigneusement les mains préalablement à toute investigation ou manœuvre sur une parturiente.
Le lendemain, Semmelweis entretint Klin dès son arrivée à la clinique de la mesure de propreté qu’il voulait faire prendre par les étudiants, il lui demanda aussi de s’y soumettre personnellement. En quels termes la proposition fut-elle faite ? Evidemment, Klin demanda une explication de ce lavage préalable qui lui parut, a priori, tout à fait ridicule. Sans doute songea-t-il même à une vexation. Klin refusa net. Semmelweis, énervé par tant de veillées épuisantes, s’emporta, oublia le respect qu’il devait, malgré tout, au plus mauvais de ses maîtres. Le lendemain, 20 octobre 1846, Semmelweis fut brutalement révoqué. »

Cette querelle décidait du sort de femmes, de milliers de femmes sur le continent, qui mouraient en couches :

« Dans les deux pavillons, la fièvre,
un instant menacée, triomphe… impunément, elle tue, comme elle veut, où elle veut, quand elle veut… à Vienne… 28 % novembre, 40 % janvier… la ronde s’étend, tout autour du monde. La mort conduit la danse, clochettes autour d’elle… »

Après un tour à Venise, Semmelweis n’abandonne pas : « Le destin m’a choisi, est-il persuadé, pour mettre fin à cette fatalité. »
Sorti de l’hôpital par la porte, il y revient par la fenêtre : chez Bartch, dans l’autre aile, comme assistant supplémentaire.

« À peine Semmelweis était-il entré dans ces fonctions que, sur sa demande, les étudiants, auditeurs ordinaires chez Klin, passent chez Bartch en échange des sages-femmes. Le fait tant de fois observé se reproduit aussitôt fidèlement. Dans ce mois de mai 1847, la mortalité par puerpérale monte chez Bartch à 27 %. L’expérience décisive est donc prête. Semmelweis fit établir une solution de chlorure de chaux avec laquelle chaque étudiant ayant disséqué le même jour ou la veille doit se laver soigneusement les mains avant d’effectuer toute espèce de recherches sur une femme enceinte. Dans le mois qui suivit l’application de cette mesure, la mortalité tombe à 12 %.
Ce résultat était bien net, mais ce n’était pas encore le triomphe définitif que désirait Semmelweis. Jusque-là, il avait eu l’esprit fixé sur la cause cadavérique de l’infection puerpérale. Cette cause lui parut désormais acquise, réelle, mais insuffisante.
Voici les faits : au mois de juin, entra dans le service de Bartch une femme qu’on avait cru gravide, d’après des symptômes mal vérifiés. Semelweis l’examine à son tour et découvre chez elle un cancer du col utérin et puis, sans songer à se laver les mains, il pratique le toucher, successivement, sur cinq femmes à la période de dilatation. Dans les semaines qui suivent, ces cinq femmes meurent de l’infection puerpérale typique.
Le dernier voile tombe. La lumière est faite. “Les mains, par leur simple contact, peuvent être infectantes”, écrit-il… Chacun désormais, ayant disséqué ou non dans les jours qui précèdent, doit se soumettre à une désinfection soigneuse des mains par la solution chlorure de chaux.
Le résultat ne se fait pas attendre, il est magnifique. Dans le mois suivant, la mortalité par puerpérale devient presque nulle, elle s’abaisse pour la première fois au chiffre actuel des meilleures maternités du monde : 0,23 % ! »

Mais c’est alors que débute, vraiment, la tragédie : « Obstétrique et Chirurgie refusèrent d’un élan presque unanime, avec haine, l’immense progrès qui leur était offert. »
À l’hôpital de Vienne, les rancœurs se liguent contre Semmelweis. Seuls cinq collègues le soutiennent, défendent sa découverte, citons-les, ces amis courageux : Rokitansky, Hébra, Heller, Helm et Skoda. Ils vont adresser des missives à travers l’Europe, envoyer des émissaires, et c’est de là que viendra la plus cruelle déception : aucun confrère, à Paris, à Edimbourg, à Amsterdam, à Berlin, ne prend la peine de répondre, ou alors quelques mots polis, mais personne pour prendre la méthode au sérieux, pour la tester, pour la vérifier.
Hébra, encore, essaie, il réclame qu’« ‘‘une Commission soit aussitôt nommée pour examiner en toute impartialité les résultats obtenus’’. Cette fois, les passions ne connaissent plus de bornes : on se conspue, on va même jusqu’à se battre dans l’enceinte de cette grave compagnie. Le ministre interdit alors à la Commission de se réunir, en même temps qu’il ordonne à Semmelweis de quitter Vienne au plus vite.
Tout ceci fut dit, écrit. »

Le savant se retire alors dans sa ville natale, de Buda, et s’en suivent sept années de silence, de dépression, à traîner ses jours, à fuir l’effort, à attendre la mort.
Jusqu’à, un matin, l’arrivée d’un visiteur, qui lui raconte :

« ‘‘Le professeur Michaelis, de Kiel, s’est suicidé récemment dans des circonstances très particulières ; j’étais son élève et je connaissais sa pensée. Ayant récemment assisté une de ses cousines lors de son accouchement, celle-ci succombait peu de jours plus tard par infection puerpérale. Si grande fut la douleur de Michaelis, son désespoir si affreux, qu’il fit une recherche immédiate et très approfondie de ses responsabilités dans ce malheur. Il ne devait pas tarder à se convaincre qu’il en était entièrement responsable, car dans les jours précédents il avait précisément soigné un certain nombre de femmes atteintes de fièvre puerpérale sans prendre ensuite aucune des précautions que vous aviez indiquées et qu’il connaissait depuis longtemps.’’
Semmelweis, à l’instant même, sortit de sa torpeur. »

Il se fait alors recruter à la maternité de Buda, à la condition – formulée par son chef, Birley – « de ne plus parler de ces lavages de mains au chlorure de chaux, cela nous ferait le plus grand tort ». Pour une fois, Semmelweis se montre docile, discret. C’est alors qu’il rédige, lentement, péniblement, dans le secret, durant quatre années, son livre capital : L’Étiologie de la fièvre puerpérale.

« Le temps passe. En 1856, Birley meurt. Semmelweis lui succède à la direction de la maternité Saint-Roch. Il semble être libre désormais d’avoir des initiatives obstétricales. Il faut dire qu’on le croyait endormi à jamais dans la crainte ou dans son erreur ! On va être bien surpris de le trouver plus agressif encore qu’à Vienne. Ainsi de cette “Lettre ouverte à tous les professeurs d’obstétrique” :
‘‘Assassins, je les appelle tous ceux qui s’élèvent contre les règles que j’ai prescrites pour éviter la fièvre puerpérale. Contre ceux-là, je me dresse en adversaire absolu comme on doit se dresser contre les partisans d’un crime !’’ »

Dès lors, Semmelweis rencontre à nouveau une hostilité totale.
Jusque dans la mesquinerie. Alors qu’il commande cent paires de draps pour son service, la Ville refuse : « Achat inutile, puisque plusieurs accouchements peuvent fort bien avoir lieu dans les mêmes draps. »
Il finit seul, tellement seul, qu’il « acheva de se rendre intolérable et inefficace en allant afficher lui-même sur les murs de la ville des manifestes dont nous citons un passage : “Père de famille, sais-tu ce que cela veut dire d’appeler au chevet de ta femme en couches un médecin ou une sage-femme ? Cela signifie que tu lui fais volontairement courir des risques mortels, si facilement évitables par les méthodes, etc.” »
Il sombre alors dans la folie :

« On le vit dévaler à travers les rues, poursuivi par la meute de ses ennemis fictifs. C’est en hurlant, débraillé, qu’il parvint de la sorte jusqu’aux amphithéâtres d’anatomie de la Faculté. Un cadavre était là, sur le marbre, au milieu du cours, pour une démonstration. Semmelweis, s’emparant d’un scalpel, franchit le cercle des élèves, bousculant plusieurs chaises, s’approche du marbre, incise la peau du cadavre et taille dans les tissus putrides avant qu’on ait pu l’empêcher, au hasard de ses impulsions, détachant les muscles par lambeaux qu’il projette au loin. Il accompagne ses manœuvres d’exclamations et de phrases sans suite…
Par un geste plus saccadé que les autres il se coupe profondément.
Sa blessure saigne. Il crie. Il menace. On le désarme. On l’entoure. Mais il est trop tard… Il vient de s’infecter mortellement. »

C’est un suicide, comme un cri : il meurt par le mal qu’il a découvert, que la Faculté s’est refusée à reconnaître, qui jusqu’à Pasteur emportera des accouchées par milliers.

***

La vie et l’œuvre de Semmelweis, narrées par Louis-Ferdinand Céline, ne compte que des hommes. Les femmes, pourtant premières concernées, n’y sont présentes que comme toile de fond, comme victimes, comme passives, subissant la science. Et l’on songe, bien sûr, que ceci explique cela : que l’hécatombe a pu se poursuivre, que la découverte de Semmelweis fut ignorée, marginalisée, méprisée, déniée, parce qu’il ne s’agissait que des femmes, d’épargner des femmes. Que si des femmes avaient revêtu la blouse blanche, étaient devenues professeures, elles se seraient sans doute montrées plus attentives, plus réceptives, aux hypothèses de Semmelweis.

Articles associés

Pour ne rien rater, inscrivez-vous à la

NIOUZLAITEUR

Les plus lus

Les plus lus

Retour en haut