» Je voulais intégrer une écurie, à High Wycombe, ils faisaient courir une Aston Martin. Je n’avais pas de CV, pas de lettre de motivation, à peine 200 €. J’ai dormi au Foyer Jeune Travailleur, et j’ai attendu le bon moment, juste avant le repas. Je suis allé voir la secrétaire : ‘ J’ai quelque chose à proposer à votre patron.’ Elle m’a pris pour un fou. Mais à ce moment-là, le patron sort, je me présente en deux minutes : ‘ Je m’appelle Tobias, j’ai dix-neuf ans, je viens vous voir parce que je suis un immense fan de sport auto… ‘ Il est resté bouche bée devant ma détermination.
» Lui m’a embauché dans son usine de glace, y avait dix ouvriers. Et à côté de ça, je servais d’hôte d’accueil dans l’écurie. J’assistais le plus souvent possible aux courses. Je me dévouais à lui, en espérant toucher à la mécanique. Il m’humiliait souvent. Un jour, il mangeait une glace, il froisse le papier : ‘Va jeter ça !’ »
Faut vous dire comment je le sens, Tobias : un agneau. Il parle tout doux, pas énervé, tout en tendresse. Y a des gens comme ça, des gentils. Et bien sûr, c’est logique, d’autres, pas aussi gentils, vont leur en mettre plein la tronche.
» En août 2014, avec ses glaces, mon patron a décroché des très gros contrats auprès de Qatari Airways. La production a augmenté, les heures, la paie… Y avait une énorme pression, parce que les machines étaient obsolètes, elles cassaient tout le temps, et donc on terminait à minuit pour livrer les produits… Je faisais jusqu’à 60 h par semaine, mais pour salaire, maximum, de 1050 € par mois. Et avec 600 € de loyer.
Un vendredi après-midi, j’avais fait trop d’heures, accumulé trop de fatigue, je me suis écroulé sur la table. Le manager me voit, le médecin me met en arrêt : ‘Vous avez besoin de vacances’. Mais ça m’inquiétait, je n’avais pas d’économie d’avance.
Je suis invité à la fête de Noël, ça se passe super-bien, je suis déguisé en mascotte de footballeur américain, le patron rigolait : ‘Tu reviens travailler début janvier’. Mais après, je reçois quoi ? Un formulaire à envoyer à leur Pôle emploi ! J’étais licencié. Sans un mot, sans une explication. »
Il ravale sa salive.
» J’avais construit ma vie là-bas. Mais j’ai dû lâcher mon appartement, parce qu’en Angleterre les allocations chômage sont minables. Je suis revenu en France. J’ai échoué si près du rêve… »
Tobias se tait.
» Mais ici, tu touches pas les Assedic non plus ?
-Non, je n’y ai pas droit.
-Mais tu vis de quoi, alors ? Tu vends du shit ?
-Non, ma mère me donne 400 € par mois. »
Silence. » Ca couvre le loyer. » Silence. » C’est dur. » Silence. » J’ai du mal. » Sa diction se brise sur des émotions, sa voix grimpe dans les aigus, ses yeux rougissent, jusqu’à la confession : » Y a des jours où je ne mange pas. »
Faut vous dire que, à ce moment-là, on était tous les cinq en train de s’empiffrer d’énormes hamburgers. Nos mâchoires se sont bloquées, en une involontaire chorégraphie. On n’a plus entendu un bruit de mastication.
Tobias a cassé de lui-même cet instant solennel :
» C’est ma situation qui m’a fait réfléchir à la société. Jusqu’alors, j’étais toujours très humain, de gauche un peu, je pensais à l’autre. Mais maintenant, je vais sur Internet, je m’informe, je me dis que cette société, il faut la changer. «