Le silence des mâchoires

Le Mans, mardi 10 février On bouffe au resto, pendant la séance de Merci patron !, avec une jeune équipe du PG. Dont Tobias, vingt et un ans, un bac pro mécanique en poche, et qui adore les bolides. Sa passion le mène en Grande-Bretagne :

Publié le 23 novembre 2016

 » Je voulais intégrer une écurie, à High Wycombe, ils faisaient courir une Aston Martin. Je n’avais pas de CV, pas de lettre de motivation, à peine 200 €. J’ai dormi au Foyer Jeune Travailleur, et j’ai attendu le bon moment, juste avant le repas. Je suis allé voir la secrétaire : ‘ J’ai quelque chose à proposer à votre patron.’ Elle m’a pris pour un fou. Mais à ce moment-là, le patron sort, je me présente en deux minutes : ‘ Je m’appelle Tobias, j’ai dix-neuf ans, je viens vous voir parce que je suis un immense fan de sport auto… ‘ Il est resté bouche bée devant ma détermination.
 » Lui m’a embauché dans son usine de glace, y avait dix ouvriers. Et à côté de ça, je servais d’hôte d’accueil dans l’écurie. J’assistais le plus souvent possible aux courses. Je me dévouais à lui, en espérant toucher à la mécanique. Il m’humiliait souvent. Un jour, il mangeait une glace, il froisse le papier : ‘Va jeter ça !’  »
Faut vous dire comment je le sens, Tobias : un agneau. Il parle tout doux, pas énervé, tout en tendresse. Y a des gens comme ça, des gentils. Et bien sûr, c’est logique, d’autres, pas aussi gentils, vont leur en mettre plein la tronche.
 » En août 2014, avec ses glaces, mon patron a décroché des très gros contrats auprès de Qatari Airways. La production a augmenté, les heures, la paie… Y avait une énorme pression, parce que les machines étaient obsolètes, elles cassaient tout le temps, et donc on terminait à minuit pour livrer les produits… Je faisais jusqu’à 60 h par semaine, mais pour salaire, maximum, de 1050 € par mois. Et avec 600 € de loyer.
Un vendredi après-midi, j’avais fait trop d’heures, accumulé trop de fatigue, je me suis écroulé sur la table. Le manager me voit, le médecin me met en arrêt : ‘Vous avez besoin de vacances’. Mais ça m’inquiétait, je n’avais pas d’économie d’avance.
Je suis invité à la fête de Noël, ça se passe super-bien, je suis déguisé en mascotte de footballeur américain, le patron rigolait :
‘Tu reviens travailler début janvier’. Mais après, je reçois quoi ? Un formulaire à envoyer à leur Pôle emploi ! J’étais licencié. Sans un mot, sans une explication.  »
Il ravale sa salive.
 » J’avais construit ma vie là-bas. Mais j’ai dû lâcher mon appartement, parce qu’en Angleterre les allocations chômage sont minables. Je suis revenu en France. J’ai échoué si près du rêve…  »
Tobias se tait.
 » Mais ici, tu touches pas les Assedic non plus ?
-Non, je n’y ai pas droit.
-Mais tu vis de quoi, alors ? Tu vends du shit ?
-Non, ma mère me donne 400 € par mois.
 »
Silence.  » Ca couvre le loyer.  » Silence.  » C’est dur.  » Silence.  » J’ai du mal.  » Sa diction se brise sur des émotions, sa voix grimpe dans les aigus, ses yeux rougissent, jusqu’à la confession :  » Y a des jours où je ne mange pas.  »

Faut vous dire que, à ce moment-là, on était tous les cinq en train de s’empiffrer d’énormes hamburgers. Nos mâchoires se sont bloquées, en une involontaire chorégraphie. On n’a plus entendu un bruit de mastication.
Tobias a cassé de lui-même cet instant solennel :
 » C’est ma situation qui m’a fait réfléchir à la société. Jusqu’alors, j’étais toujours très humain, de gauche un peu, je pensais à l’autre. Mais maintenant, je vais sur Internet, je m’informe, je me dis que cette société, il faut la changer. « 

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