Les doigts de Patrick

Ceux qui ont coupé les doigts de Patrick n’iront jamais au tribunal. Où passent, eux, les huit de Goodyear. A leur procès, je suis invité à prendre la parole.

Publié le 13 janvier 2017

Y a eu, je crois bien, 1173 personnes licenciées de chez Goodyear, mais comme les chiffres ça signifie pas grand-chose, je voudrais sortir un visage, un nom, de la masse. Celui de Patrick. Patrick Habare. Je ne sais pas s’il est là ?
(Il était là, mais il n’a pas répondu.)
C’est un ouvrier qui travaillait à la chaîne et qui profitait des temps morts, pour lire. C’est comme ça, à l’usine, qu’il a lu tous les Rougon-Macquart de Zola, Ulysse de James Joyce. Et comme il écrivait un peu, il nous a envoyé ses textes, à Fakir, et donc je suis allée le rencontrer.
Son appartement était bourré de livres, je m’y attendais, mais surtout de CD, des milliers de CD, de la musique rock, mais aussi afghane, africaine, tout. ‘‘Tu joues d’un instrument ? je lui ai demandé.
– Je jouais, il m’a répondu. De la guitare. »
Mais en même temps, il m’a montré sa main gauche. Deux doigts étaient sectionnés. Le majeur et l’index, il me semble. Et il a l’auriculaire bloqué, aussi.
‘‘C’est dû à quoi ? je l’ai interrogé.
– Goodyear. Je remplaçais un collègue pendant les congés. J’avais quatre presses en charge. Et la sécurité sur ces machines, tu sais comment ça marche, c’est un rayon, dès qu’il voit quelque chose en dessous, la machine s’arrête. ça nuisait au rendement, parce que nous, pour faire le quota de production, il fallait qu’on nettoie le moule pendant la fermeture de la presse, donc ils ôtaient les sécurités.
Sur la presse n°4, y avait eu un accident, déjà. Ils avaient remis la sécurité. Mais ils ne l’ont remise que sur cette presse.
La presse n°2, c’était moi. C’était ma deuxième journée à ce poste, le mardi 13 juillet 1993. Après moi, ils ont remis la sécurité… mais que sur cette presse.
La presse n°1, c’est un délégué CFDT, il s’est battu, pendant des années, pour que la sécurité soit remise, et à la fin ils ont accepté, mais que sur cette presse.
La dernière presse, la presse n°3, le gars y a perdu tous les doigts de sa main droite. »

Et Patrick concluait en me disant : ‘‘Peu de temps après ça, ils ont pris toutes les presses, ils les ont emmenées en Pologne. Je doute que là-bas ils aient remonté les sécurités. »

Mickaël [Wamen, le délégué CGT] est venu, ce matin, nous rappeler que Goodyear avait fait je sais plus trop combien de millions de bénéfices. Eh bien moi, je vois le lien entre ces profits et les doigts de Patrick. C’est parce qu’ils enlèvent les sécurités, c’est parce qu’ils élèvent la productivité, c’est parce qu’ils paient moins cher les Polonais que, derrière, ils peuvent verser des dividendes aux actionnaires. Et je vois le lien avec aujourd’hui, avec ce procès, parce que ceux qui ont coupé les doigts de Patrick, ceux qui en sont responsables, ceux qui en bénéficient, ceux qui l’ont amputé d’une part de sa chair, ceux qui l’ont amputé de son loisir préféré, eh bien eux, jamais ils ne sont poursuivis devant les tribunaux. A la place, on poursuit huit salariés parce qu’ils ont retenu des cadres durant une journée… mais ils ne leur ont pas coupé des doigts, à ces cadres ! Et attention, je ne dis pas qu’il faille le faire.  »

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