Électrocuter son humanité

Courrier international, juin 2024.

En Chine, on soigne désormais les dépressifs en implantant des électrodes dans certaines zones du cerveau, électrodes qu’on peut commander grâce à une application. On en est en ce moment au stade des essais médicaux. Mais comme le dit un expert en innovation, « on ne connaît aucune technologie inventée par l’Humanité qui soit restée dans les cartons sans jamais être utilisée ». Dépressif depuis des années, Wu Xiaotian, en tout cas, apprécie : il a la sensation d’être devenu un autre homme. Son simulateur cérébral est chargé en permanence, et il l’a toujours avec lui. Le principe est le même qu’un médicament, finalement, mais la béquille est devenue électrique et non plus chimique. Avec une différence : on accélère toujours plus, et il n’y aura plus d’excuse pour ne pas être performant. On s’adapte donc ainsi à un monde dysfonctionnel. Le philosophe Marcuse disait que la psychanalyse est une séance de réadaptation au monde. Mais face à un monde qui ne va pas bien, la dépression n’est-elle pas légitime ? Problème : grâce à cette technologie, un job à l’usine devient un paradis, le smic une fortune. Zola, dans l’Assommoir, racontait déjà comment l’absinthe était devenue une béquille pour que les mineurs supportent les cadences infernales. On pourrait avec ces électrodes installer une apathie pour ne pas avoir à changer le réel. Plus besoin de faire de la politique, dès lors… Chaque individu pourrait s’injecter sa propre dose de dopamine dans le cortex. Si Wu se dit libéré, de quoi l’est-il, finalement ? De son sens critique. Et de son humanité.

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Le Courrier Picard