Fakir vous emmène au théâtre ! Parce que c’est une pièce, qui s’est jouée au tribunal correctionnel de Paris pour le procès de Bernard Squarcini, accusé avec d’autres d’avoir espionné Fakir et Ruffin. Un drame en cinq actes, avec barbouzes, détournement des moyens de l’État et l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, en vedette. Une pièce qui a flirté tantôt avec la farce, tantôt avec la tragédie. Et dessiné un vrai risque pour la démocratie, si on laisse plus longtemps encore cette oligarchie décider de nos vies.
Au théâtre de l’oligarchie
Par Cyril Pocréaux
On a pris ça à la légère, longtemps.
Espionnés ? La bonne blague. Écoutés ? Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir en tirer ? Infiltrés ? On retournera ça contre eux !
Il y avait l’euphorie de Merci Patron !, la victoire des Klur, les salles bondées, les applaudissements, et puis Nuit Debout, et tout le reste. Quelque part, tout ça faisait partie de l’histoire, de la trame, du cinéma.
Le procès en correctionnelle de Bernard Squarcini, en cette fin novembre au tribunal de Paris, l’absence sur le banc du donneur d’ordres, LVMH, présidé par Bernard Arnault, tout ça a réveillé des souvenirs, mais pas que des bons.
Révélé des méthodes, et pas que des jolies. Entre farce et sordide, barbouzeries et mépris de la démocratie.
On a voulu vous raconter tout ça.
Mais pardon, d’abord : qu’on resitue, pour qui a oublié, ou pour les lecteurs qui nous découvrent.
2013 : Fakir et François Ruffin, le rédac’ chef de l’époque, travaillent sur le documentaire qui deviendra bientôt Merci Patron !. Le sujet : inviter Bernard Arnault à rencontrer la famille Klur, ruinée par la délocalisation de leur usine, un sous-traitant de LVMH. Le faire revenir, aussi, pour constater les dégâts et la misère provoqués par ses promesses non tenues de préserver les emplois, dans les années 80, quand il a mis la main sur le groupe Dior et par là même assis sa fortune. Rebondissements, coups de Jarnac et scénario digne de l’Arnaque : Merci Patron ! rassemble 500 000 spectateurs – un chiffre insensé pour un documentaire – récolte un César, impulse Nuit Debout.
Mais pendant toute cette aventure, qui s’étale sur trois ans, notre équipe était espionnée, donc, suivie, infiltrée. C’est que LVMH et son président étaient « très inquiets, très stressés » de ce qui pouvait sortir du film. Si, à Fakir, on avait à l’époque déjà identifié une taupe, les écoutes révélées par Mediapart quelques années plus tard racontent des méthodes de barbouzes hallucinantes, folles, pour surveiller un journal associatif.
Avec, à la baguette, Bernard Squarcini, dit le Squale, ex-directeur du renseignement intérieur, désigné par LVMH pour gérer l’affaire. Avec d’anciens spécialistes de l’anti-terrorisme, des espions comme exécuteurs des basses œuvres contre plus de deux millions d’euros. Avec, surtout, l’instruction le montera, les moyens de l’État français détournés contre la presse, pour faire taire un canard… Mesurons bien, ici, l’ampleur du scandale : la police et les services de renseignements français utilisés au profit de l’homme le plus riche du pays. Avec des méthodes dignes d’un film mafieux : des taupes infiltrées au sein de Fakir, qui rapportent les échanges de nos réunions, fouillent nos poubelles, transmettent nos mails, nous prennent en photo pour établir un trombinoscope.
C’est le procès de ce système, de ces méthodes, qui s’est donc tenu en cette fin novembre, en présence des personnes impliquées, Squarcini en premier lieu. Enfin, pas toutes… Bernard Arnault en est le grand absent, puisque LVMH a payé la justice pour échapper au procès, dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), procédure totalement détournée de son esprit initial : dix millions d’euros. Une goutte d’eau, un pourboire, pour le groupe.
Vous avez-dit justice de classe ?
Vous avez raison.
Sauf que Bernard Arnault a bien été cité comme témoin, appelé à la barre par nos avocats.
À défaut de répondre de ses actes, il devra répondre à quelques questions…
Ça y est ?
Vous êtes à jour ?
Vous avez l’histoire, le contexte en tête ?
Alors, bienvenue au théâtre, pour une pièce en cinq actes. Un théâtre qui flirte parfois avec la farce de Molière, mais se finira en tragédie pour nous, pour d’autres – c’est déjà le cas d’ailleurs – et pour la démocratie si on laisse se développer plus longtemps encore de telles pratiques.
Acte I - Le bal des menteurs
« Fakir, ils prônent le recours à la violence ! L’objectif affiché, c’est de créer le chaos, d’attaquer les grands groupes, qu’ils appellent les rapaces, d’ailleurs ! » Dans la grande salle claire 2.13 du tribunal de Paris, Jean-Charles Brisard s’emporte. Il surjoue l’inquiétude, pour essayer de sortir du coin où il est acculé, depuis deux bonnes heures, par le président du tribunal et ses assesseurs. Pourtant, le gars a dû en voir de toutes les couleurs, dans sa carrière : le fondateur de la société d’intelligence économique JCB Consulting est un « spécialiste » des questions de terrorisme. Mais Fakir, ses tee-shirts « I Love Bernard », les questions en assemblée générale, ses assiettes de moules-frites qu’on veut offrir à Bernard Arnault pendant le tournage de Merci Patron !, c’est trop pour lui…
Duo de taupes
Marlène, c’est une copine, et c’est l’une des taupes infiltrées à Fakir. Paradoxal, hein ? On n’apprendra que plus tard, bien plus tard, qu’elle nous avait infiltrés. En grande détresse sociale, matérielle, personnelle (on y reviendra), elle a été alpaguée et poussée à nous tromper par Albert Farhat, lui-même recruté par les sbires de Squarcini. Farhat, c’est un personnage, et pas que dans le bon sens du terme. 65 ans, je dirais, Franco-libanais, crâne rasé, lunettes, parka verte, trapu, voûté. Il se présente comme spécialiste de l’extrémisme, a « interviewé deux fois Ben Laden ». Et infiltré Fakir, donc, lui aussi. Sauf qu’il s’est fait griller, très vite…
En juillet 2020, Marlène sera entendue par les enquêteurs. Farhat lui a présenté Fakir comme un groupe « révolutionnaire, facho et dangereux ». Allons bon… Problème : elle trouve très vite les actions de Fakir « formidables et sympathiques ». Se sent rapidement « adoptée ». S’avoue « troublée par les forces policières déployées » pour contrer un journal qui veut juste « offrir une assiette de moules-frites » à l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault.
L’un des enjeux est là, en ce mercredi 20 novembre, à la barre : convaincre la cour que oui, la surveillance, les « infiltrations », étaient bien justifiées par le danger.
Alors, toute la chaîne des accusés pointe la menace.
Brisard : « Fakir, c’est des gens qui veulent user de violence, avec des menaces réelles ! »
Maître Sarfati (l’avocat de Fakir et de François Ruffin) : « Vous parlez du CIAG, le Comité d’intervention en assemblée générale, avec lequel Fakir aide les salariés à instaurer un dialogue social au sein des AG des grandes entreprises. Alors, quels sont les éléments que vous avez collectés pour objectiver des actions violentes ?
Brisard : Il y a eu des débordements… Des interruptions d’AG, des calicots déployés, des prises de parole…
Me Sarfati : Des ITT, des bris de vitres, des bousculades ?
Brisard : Non… Mais y a eu des sifflets ! En pleine AG ! Monsieur Ruffin, dans ses écrits, il se revendique de Robespierre, de Babeuf ! Ce sont des révolutionnaires, monsieur le président ! »
Puis c’est au tour d’Hervé Séveno de devoir répondre aux questions. Lui aussi a surveillé Fakir, lui aussi a fondé une société d’intelligence économique, I2F, mais dispose d’un tout autre pedigree : ancien policier à l’antiterrorisme puis à la brigade financière. Malgré ça, lui tombe des nues, carrément : « Quand même, les fauteurs de trouble en assemblée générale sont aujourd’hui considérés comme des victimes, et les victimes de tohu-bohu et de calicots déployés, eux sont accusés ! C’est une inversion des valeurs ! »
C’est sûr qu’on n’a pas les mêmes de valeurs, en tout cas, je me dis…
Maître Sarfati reprend la parole : « Finalement, pourquoi avoir surveillé Fakir, des faits réprimables pénalement ?
Séveno : Parce que j’étais habilité à imaginer que Fakir pouvait programmer un entartage, celui de Bernard Arnault.
Maître Sarfati : Mais… Fakir n’a jamais entarté personne !
Séveno : Oui, mais j’étais habilité à imaginer qu’ils pouvaient le faire. »
Débordante, l’imagination du gars.
Je réalise soudain quelque chose, en voyant Séveno se retourner : Brisard et lui, les deux « intelligents économiques », ont la même taille. La même corpulence, les mêmes cheveux courts, même veste, même visage rougeaud. En fait, je n’arrive pas à faire la différence entre les deux. Ces gars-là sont du même moule, du même monde.
Deux jours plus tard, c’est Bernard Squarcini, accusé d’être à la manœuvre, chaînon essentiel entre LVMH et Brisard, Séveno and co, qui lâchera, d’un ton patelin, à notre sujet : « Ultra gauche, extrême gauche, les dangers de l’extrême gauche en Europe, on les connaît… » Étrange, tout de même, je me dis, cette propension des accusés à assimiler systématiquement, comme une loi naturelle, « gauche » et « danger ».
Sur son banc, François (Ruffin) bout, je le vois du coin de l’œil. Il demandera même à pouvoir dire un mot à la barre, avant son audition prévue : « Quel est le moment, dans les 25 ans de Fakir, où on a appelé à la violence ? Jamais. On l’a même écrit et théorisé dans le journal. Pourquoi ? Parce qu’on a l’ambition de devenir majoritaires, et que pour ça, on veut être aimés des gens. Pour vous dire le niveau de violence quand on vient à l’AG de LVMH pour défendre les salariés : on a avec nous Catherine Thierry, une bonne sœur, 80 ans, en fauteuil roulant, ou Marie-Hélène Bourlard, 60 ans, représentante syndicale... Nos seules armes, c’est l’humour, et les mots. Donner la parole en AG aux salariés qui sont les premières victimes des décisions qui y sont prises. »
Premier élément de langage, donc, pour les accusés : faire croire qu’à Fakir, on est des dangereux. Des violents.
Deuxième élément : récuser, contre vents et marées, alors que deux taupes sont venues chez nous, ont fréquenté nos réunions, nos actions, pour collecter des renseignements, que Fakir a été « infiltré ». C’est un point essentiel : l’infiltration, ce n’est pas légal. Ou alors menées par des personnes habilitées, et sous certaines conditions strictes, qui ne s’appliquent pas ici.
Alors, de haut en bas de la chaîne, on nie. Une « infiltration » ? Grands dieux, non, pas nous, jamais ! Malgré l’évidence, malgré le terme employé, sans cesse, dans les mails, dans les échanges téléphoniques, entre accusés. Un terme employé par Marlène, l’une des taupes (voir encadré ci-contre), d’abord.
Le président du tribunal s’étonne : « C’est bien l’infiltration clandestine d’un groupe. Marlène dit qu’elle se considérait à Fakir comme une infiltrée, comme une indic’, elle faisait des photos de qualité, ses comptes-rendus étaient longs…
Farhat (taupe en chef) : "Infiltrée", non, c’est un terme… C’est pas ça "infiltrée"… Elle a même pas réussi à récupérer le film [Merci Patron !]. Moi-même j’ai pas réussi à les infiltrer, j’ai trop pris le truc à la légère…
Le président : Ah, donc vous avez essayé de les infiltrer !
Farhat : Euh… euh… non… J’ai même pas essayé en fait… »
J’aime bien le président du tribunal, d’emblée : Benjamin Banchet, tout en rondeur dans son expression, un calme olympien derrière ses lunettes cerclées. Une légère distance qui lui donne de la hauteur, aussi. Il sait où il va en tout cas. Et sur cette historie d’infiltration, il ne lâche pas le morceau.
C’est que, tous, ils s’en gargarisaient, s’en régalaient, de la secrétaire particulière qui jubile au sous-fifre qui s’en vante : ils avaient « infiltré » Fakir. Mais ils le nient ici, devant les juges ! Lors des écoutes téléphoniques lues pendant l’audience, Bernard Squarcini appelle Karine Billet, la cheffe de cabinet de Bernard Arnault, qui le félicite : « Ah mais c’est formidable, ce que vous avez fait !
— Oui, là on est infiltrés ! (rires partagés) » Réaction d’Albert Farhat : « Pour ça, c’est monsieur Squarcini qui est responsable de ce qu’il dit… »
Brisard ouvre lui aussi le parapluie : « Infiltré à Fakir ? Non, c’est un abus de langage…
Le président : Et pourtant, là on n’est pas dans l’intelligence économique, on est dans l’infiltration, ce qui suppose duperie, déloyauté… »
Séveno, lui aussi, réfute le terme.
Le président : « Mais Marlène, qui a été envoyée pour trouver des informations sur Fakir, elle disait qu’elle se sentait comme une indic’ pour sa mission, qu’elle tremblait de peur, même… Est-ce que c’est normal ? Quel était son statut ?
Séveno : Un statut… d’informateur. Moi si elle avait peur, je sais pas pourquoi ! »
Alors, le président l’informe, cite une pléiade d’extraits d’écoutes ou de documents où il parle d’« infiltration de Fakir » ! « Vous en parlez cinq fois, c’est un constat. » La réponse de Séveno fuse, drôle et navrante de sincérité : « Ah, si on savait qu’on est sur écoute, ce serait magnifique… » Du grand spectacle.
Je peste un peu, malgré tout, sur mon banc : on a du mal à comprendre toutes les réponses, ce jour-là. Alors que ses clients sont acculés par les juges, une avocate de la défense tousse très fort quand ils répondent, depuis quelques minutes. Ou alors fait tomber ses clés. Le président s’en étonne : « C’est vraiment l’automne, décidément… »
Squarcini, maintenant. Il le jure, et c’est lunaire : « C’était pas des taupes, mais des adhérents de Fakir ! Des contacts utiles, quoi. » Brisard, lui, ne comprend même pas pourquoi il est là : « Mais quels sont les faits qu’on me reproche exactement ?
Le président : Quand il est dit dans vos échanges avec monsieur Séveno que vous avez constitué trois de vos équipes, sous votre surveillance, "une au contact, une en périphérie, une dans le parking" pour procéder à une fouille des gens de Fakir…
Brisard : Oui, bon, ça, c’était pour valoriser mon action auprès du client…
Le président : Donc vous avez menti à monsieur Séveno ?
Brisard : Oui, enfin non… J’ai valorisé mon action, montré que j’étais sur le terrain… C’était du bluff, du marketing. »
Du « bluff ».
Du « marketing » pour se « vendre ». Un « abus de langage », l’infiltration.
Un avocat de la défense se sentira obligé d’intervenir : « Je suis votre avocat, monsieur Brisard, et vous le savez, je vous défendrai jusqu’au bout avec fougue. Mais enfin, il faut reconnaître que les abus de langage, il y en a beaucoup… Quand on lit le dossier, les écoutes, on comprend que les magistrats se posent des questions… »
Nous aussi, on s’en pose, en fait. Et on a même déjà quelques pistes de réponses : oui, Fakir a été espionné, suivi, infiltré, surveillé, parce qu’on voulait tourner un film, révéler les méthodes de Bernard Arnault, et sur quel champ de ruines il avait bâti sa fortune.
Et lui offrir une moules-frites.
Acte II - Les espions pantoufleurs
On vous parle souvent, dans ce canard, de pantouflage, ces « serviteurs de l’État » qui se sauvent dès qu’ils le peuvent vers des multinationales, des grands groupes privés, pour y monnayer, très cher, leur carnet d’adresses. La Macronie en regorge. Avec Séveno et les autres prévenus, c’est un nouveau type de pantouflage
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