À la mode de pas de chez nous

On vous emmène en voyage à Rupt-sur-Moselle. Ça vous fait pas rêver ? Ça devrait : parce que c’est là que se joue une partie de notre avenir, dans l’usine textile 1083. Une boîte qui a fait le choix de rapatrier toute sa production en France, malgré la concurrence et le libre-échange. De miser sur la coopération, plutôt que la compétition, pour favoriser l’écologie et le social. On était allés les voir, il y a trois ans. En cette semaine de Fashion Revolution Week pour sensibiliser aux dégâts de la fast fashion, quoi de mieux ?

Publié le 3 décembre 2021

Pour Noël, on voulait vous offrir un tee-shirt, mais qui ne soit pas fabriqué à l’autre bout du monde. Ça nous a conduits à l’autre bout de la France. À la rencontre de patrons qui réclament des « règles », des « protections douanières », et même : que l’« on consomme moins »…

« Bordel, où est‑ce que je suis encore tombé, moi ? C’est quoi, cet endroit ? Le GPS a dû me planter… »
Je file un coup de poing sur le tableau de bord pour voir si l’ordinateur ne change pas d’avis : rien n’y fait. Me voilà au beau milieu d’une usine désaffectée, toits en dents de scie et cheminées noircies, immenses murs délabrés… On est à Rupt‑sur‑Moselle, au fin fond des Vosges, où je venais assister à un petit miracle : une entreprise textile qui relocalise.
À la place, il n’y a guère, ici, que deux ouvriers bulgares qui s’acharnent à la meuleuse sur un bout de tôle, dans un hangar vide.

Ça avait commencé, cette histoire, en réunion d’équipe, un lundi, quelques semaines plus tôt…

Instaurée en 2013, la fashion revolution week naît après que le Rana Plaza, un immeuble abritant plusieurs ateliers de confection pour des marques internationales s’effondre au Bangladesh. Les responsables d’ateliers avaient ignoré les consignes d’évacuation données la veille à cause de grosses fissures dans les murs. Résultat, peu après le début de la journée de travail, l’immeuble de huit étages s’effondre, entraînant la mort de plus de 1300 personnes. L’usine employait 5000 salariés. La fashion revolution week se tient dans quatre-vingts pays cette année. Avec un leitmotiv : plus de transparence tout au long du processus de fabrication du vêtement, du champ jusqu’au magasin.

« Pour Noël, ce serait bien de refaire un tee‑shirt Fakir, non ? a suggéré Magalie. Ça fait une paye qu’on n’en a pas sorti, les abonnés et les bénévoles nous le réclament.
— On peut oui
, avait approuvé le député‑rédac’ chef. Mais essayons de faire les choses bien : la dernière fois, on s’est retrouvés avec des tee‑shirts qui arrivaient du Bangladesh. Niveau écolo et défense de l’industrie, ça fait pas très sérieux…
— Le problème, quand on cherche du fabriqué en France, c’est que c’est toujours compliqué. On ne trouve pas. Ils passent tous, au final, par la Chine. Quand on dit que tout a été délocalisé, c’est pas des mensonges…
— Bon, on fait quoi, alors ?
— Attends
, est intervenu Damien, j’ai rencontré un gars, l’autre soir, dans une gare, il aura peut‑être une solution… »

« J’étais à la gare d’Austerlitz, je rentrais à Limoges. Avant de prendre mon train, je passe au Relay pour acheter des journaux. Devant moi, il y a un père et sa fille, cinq ans, pas plus, la gamine. Je les ai repérés parce que, sous les yeux de la petite, le père a ouvert le dernier numéro de Capital. C’est pas la meilleure lecture, à cet âge‑là, je me suis dit.
‘‘Regarde, tu vois, papa est dans le journal…
— Ah pourquoi ? elle a demandé.
— Ben parce qu’ils m’ont posé des questions sur les vêtements, tu sais.’’
Et il en achète deux exemplaires. Je regarde la couverture du magazine : ‘‘Ces entreprises textile qui relancent la fabrication en France.’’ J’ouvre le journal et je le vois, en effet, en photo : il dirige une boîte qui s’appelle Loom. Du coup, je lui ai couru derrière, pour prendre son contact.
— Et alors ?
— Il me dit que sa boîte fait partie d’un collectif de patrons, En mode climat, qui veulent relocaliser. Trois jours plus tard, je vois qu’ils sortent une tribune dans
Le Monde ! Je t’en ai parlé, François.
— Ah oui, on aurait carrément pu signer ! »

Sur le site du Monde, on retrouve le texte. Rien que le titre claque : « Nous, marques textiles, demandons à être plus régulées. »
Et la suite était à l’avenant.
« Contre le changement climatique, nos efforts sont sans effet si toutes les autres marques qui vendent des vêtements en France ne s’impliquent pas à la même hauteur. Pire encore, nos engagements nous désavantagent. Aujourd’hui, plus une entreprise pollue, moins sa production lui coûte cher et plus elle est compétitive. Quand nous relocalisons, nos vêtements deviennent bien plus chers que ceux fabriqués à bas coût à l’autre bout du monde. C’est indéniable : il y a aujourd’hui un avantage économique à produire de manière irresponsable. Une ‘‘prime au vice’’ que nous dénonçons. »
Et ces « cent cinquante responsables d’entreprises du textile français » ne dénonçaient pas seulement, ils proposaient : « Pour que notre industrie fasse sa part dans la lutte contre le dérèglement climatique, il faut complètement renverser notre cadre réglementaire. C’est pourquoi nous demandons, nous les marques textiles, que la loi oblige les entreprises de l’habillement, les nôtres y compris, à payer réellement les coûts environnementaux qu’elles génèrent. » Jusqu’à souhaiter que l’État impose des mesures précises, coûteuses et contraignantes : « augmenter l’éco‑contribution afin qu’elle soit vraiment incitative », « l’indexer prioritairement sur les émissions de gaz à effet de serre », et « pénaliser les stratégies de forte incitation à la consommation ».
Bref : que les pollueurs paient, et qu’on consomme moins. Ce qui, sous la plume de patrons, sonnait comme une musique inédite.
« Bon, ça fait vingt ans qu’on le répète, mais c’est mieux quand c’est eux qui s’y mettent. Faut qu’on les rencontre », a tranché le rédac’ chef.

La ruine de la filière textile, et ses milliers de chômeurs, ne doit rien au hasard. Depuis quarante ans, elle est organisée, planifiée, méthodiquement, par nos dirigeants…

1975 ce n’est pas si loin. 1975, c’est ma naissance, et c’est l’apogée de la production textile dans la Somme : jamais, dans mon coin, jamais, dans une Picardie qui, depuis le Moyen‑Âge, a bâti sa prospérité sur la waide, les draps, le velours, jamais nous n’avions tissé autant. Le long du fleuve, entre Amiens et Abbeville, dans le Val‑de‑Nièvre surtout, berceau de l’empire Saint Frères, les usines de briques rouges se succédaient, avec des milliers d’ouvriers. Qui, à l’époque, dans l’après 68, se bougeaient, ici comme ailleurs. La CFDT débordait la CGT par la gauche. Des grèves éclataient. Des droits étaient conquis, les salaires relevés, petitement, tout ça, on part de très loin. Mais c’était déjà trop, pour certains.
Cette même année 1975, Samuel Huntington rendait à la Commission trilatérale, qui réunissait, qui réunit toujours, les élites dirigeantes japonaise, américaine, européenne, cet intellectuel ultra‑libéral américain rendait un rapport intitulé Crisis of democracy. « Crise de la démocratie ». Ou plutôt, « Crise de démocratie ». Parce que le problème, là, c’est qu’on avait trop de démocratie. Il fallait, bon, peut‑être pas s’en débarrasser, mais calmer tout ça. Lui énonçait ainsi : « Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non engagement d’une partie des individus et des groupes. » Et le souci, donc, dans ces années 60, 70, c’est que les « individus » et les « groupes » s’engageaient, que le peuple prenait au sérieux la démocratie.
Il faut comprendre cela : la « mondialisation », c’est une réponse politique des dominants. C’est le moyen de restaurer un rapport de forces. De rétablir l’« apathie », le « non‑engagement ». Les « plans de licenciements », ça va les calmer.
Des « Arrangements multifibres » sont signés en 1974, puis en 1977, et en 1981. Qui, méthodiquement, organisaient la délocalisation vers le Sud. Dès lors, dans le Nord, chez moi, c’est la chute : dans les années 1980, les fermetures d’usine se suivent et se ressemblent. Les machines déménagent pour le Maroc, la Tunisie, Madagascar.
Une deuxième lame suivra avec l’« Accord de l’OMC sur les textiles et les vêtements », en 1995, qui fait entrer la Chine dans la danse : ses exportations sont limitées à 10 % par an.
Mais dix ans plus tard, à partir de 2005, les quotas sont peu à peu rongés. C’est une déferlante : dès juin 2005, tous les quotas sont déjà atteints. Quarante containers, 350 000 pulls, pantalons et chemises sont bloqués au Havre, premier port de commerce avec la Chine. Pour un petit mois seulement : le temps que l’UE accepte de laisser passer, finalement, le surplus de marchandises. Avant que les quotas ne soient définitivement supprimés en 2008… En France, les importations chinoises bondissent de 47 %, l’industrie textile perd en moyenne, alors, 2 000 emplois par mois.
La fin de la production textile, ce n’est pas une fatalité, ou une loi naturelle, « comme la pesanteur » (dixit Alain Minc), « comme un phénomène météorologique ». Non, cette situation, des hommes l’ont voulue, des dirigeants l’ont orchestrée. C’est un choix, un choix politique, le choix du patronat. La métallurgie a suivi, l’ameublement, les jouets, l’électroménager, la chimie, et – on l’a redécouvert récemment – jusqu’au médicament, au matériel médical. Le boomerang nous est revenu dans les dents, et violemment, à l’occasion de la crise du Covid : la Picardie n’a même plus de quoi fabriquer de surblouses…
Mais l’essentiel est ailleurs : la dépression s’est installée, dans mon coin, dans les années 80. Des Restos du cœur ont ouvert dans le Val‑de‑Nièvre. Les ouvriers sont « calmés », et pour longtemps.
F.R.

« Je viens d’un milieu plus bourgeois, pas militant de base. » Guillaume – le papa vu dans Capital – nous raconte la naissance de Loom. « J’avais un média qui répertoriait les bons plans à Paris, mais on nous demandait de plus en plus de fringues éthiques et pas chères. »

Julia : Moi j’étais ingénieure agronome, militante mais plus sociale qu’écolo, les droits humains, le scandale du Rana Plaza, etc.
Guillaume : Pour produire de manière éthique, on regarde comment on peut faire. On voit que ça n’existe pas.
François : C’est‑à‑dire ?
Guillaume : Si tu produis en France, c’est deux à trois fois plus cher qu’au Portugal. Et en Asie, c’est encore dix fois moins cher qu’au Portugal. Un sweat à capuche, ça coûte 30 € au Portugal, 3 € au Bangladesh…
François : Mais fabriquer en France, vous avez essayé ? Même plus cher ?
Guillaume : Oui, bien sûr, mais les professionnels nous répondaient toujours : « Il y en avait jusqu’à 1995, mais aujourd’hui plus rien… ». Après 2005, c’est le désert.
François : Vous parliez aussi, dans votre tribune, de moins consommer. C’est paradoxal, pour des entrepreneurs ?
Julia : La base, c’est que les gens n’achètent pas par besoin, mais parce qu’on les pousse. Avec des tee‑shirts qui coûtent le prix d’un coca et, dans la mode, une industrie du désir. En vrai, on produit trop. Il faut réduire, réduire, réduire. Mais le problème on le connaît : c’est le libre‑marché.
Guillaume : Y a un énorme décalage entre les discours et les actes. Quand on est, comme nous, au cœur de l’industrie, on voit que les bons sentiments, c’est du vent, bien souvent. Prenez le « Fashion pact ». C’est une charte signée lors du G7 à Biarritz : les industriels ont promis des mesures, mais dérisoires, à la marge, par exemple, agir sur les lumières des magasins… Mais ce qui pollue, c’est la production. Alors, il faut réduire les volumes. Il faut diviser la production par trois, revenir à une consommation des années 1980. Et décarboner. Donc relocaliser. Avec, si on veut inciter vraiment à ça, une taxe carbone aux frontières. Les marques doivent payer pour les « externalités », c’est‑à‑dire la pollution. Être écolo, ce n’est pas bon pour le business…
François : Ah, ça fait plaisir ! On entend tellement « l’écologie, c’est l’avenir du business »

« Face à la concurrence étrangère faussée, le pronostic de survie des masques “Made in France” est engagé. » C’est une lettre que j’avais reçue comme député, signée d’un certain Christian Curel, « président des Fabricants français de masques ». Ce patron sonnait l’alerte.
Comme je passais dans son coin, à Montpellier, je lui ai rendu visite, à lui, à son entreprise, Prism. Un grand hangar de tôle, dans la zone industrielle de Frontignan, avec à l’entrée un coq bleu, logo de la ‘‘French Fab’’. « En pleine crise Covid, tout le monde cherchait des masques. Alors, on a monté cette usine. Pour participer à l’autonomie sanitaire de la France. »
Mais à l’intérieur de l’atelier, une fois entrés, c’est le vide. Seuls deux salariés sont là, et encore… « On est venus exprès pour vous. On est juste là pour une démonstration », confiait le chef de la production. Ou plutôt de la non‑production : « Normalement, personne ne travaille cet après‑midi. On ne bosse qu’à un huitième du temps…
— Ah bon ? on s’étonnait. Pourtant, jamais la France n’a consommé autant de masques…
— Ben oui, mais des masques chinois, me réplique le gars. On n’a pas de commandes. La France achète chinois. »

La machine est neuve, performante. Elle peut produire 800 000 masques par mois.
Et pourtant, 22 heures sur 24, elle ne tourne pas, à l’arrêt, inutile.
« Chez nous, le papier vient d’Alsace. L’élastique, de Lyon. La barrette nasale, en fer, de l’Isère. C’est du 100 % français.
— Ah ça,
s’exclame le directeur, on reçoit beaucoup de compliments ! La préfecture, le département, ils sont très fiers de nous. Les parlementaires, le maire, ils sont tous venus visiter. Mais derrière, les hôpitaux, les pompiers, les lycées, même le ministère de la Justice, ils achètent à l’étranger. Et c’est vrai que nos masques sont deux fois plus chers, à peu près. Mais le plus drôle, ou le pire, c’est que l’État nous a subventionnés ! La semaine dernière, on a touché 700 000 € d’Industrie du futur. Mais pour les achats, ils ne regardent que le prix, le prix, le prix. Ça nous tue. Et y a pas que nous, c’est pareil partout. Mes collègues d’autres régions, d’Île de France, de Bretagne, de Savoie, des Vosges, ils m’appellent. Ça va très mal. à peine lancés qu’ils vont mettre la clé sous la porte. Pourtant, on est montés dans les ministères, et ils nous ont bien accueillis. On leur a montré que ça valait le coup, même si les masques français sont plus chers. Pour 100 € de masques français, il y a 75 € de valeur ajoutée qui restent en France. Pour 100 € de masques chinois, y en a 85 qui partent en Chine. Et en comparant l’empreinte carbone, c’est 40 % d’émissions de CO2 en plus. Ah, ils nous approuvaient, ils ne contestaient pas nos données, mais derrière… »

Au début de la crise, Emmanuel Nizard a monté Le masque français, une usine à Villacoublay, près de Paris. Avant de constater l’abandon de la filière par l’état. Chef d’entreprise, libéral, capitaliste et désormais protectionniste…

Fakir : Le problème du masque, finalement c’est la politique commerciale de la France…
Emmanuel Nizard : Quand on s’est lancés, comme c’était la panique, les entités publiques se jetaient littéralement sur nous ! Mais à l’automne 2020, on a assisté à une déferlante de masques chinois sur la France. Moi, j’ai demandé à mon équipe de répondre à tous les appels d’offres publics. Tous ! Ça a pris un poste à temps plein pendant un an. Mais on n’en remportait aucun. Alors, j’ai tout traqué, j’ai noté toutes les attributions de marchés sur un tableau Excel. Et là, je m’aperçois que 97,3 % des volumes de masques achetés par les entités publiques viennent de Chine.
Du coup, les usines de masques qui s’étaient montées au début de la crise, quand l’État criait à l’aide, n’avaient plus de débouchés ! Moi, j’ai dû licencier soixante personnes pour garder cinquante-cinq autres salariés…
Fakir : Pourtant, selon la ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher, il y a des « normes sociales et environnementales dans les clauses des marchés publics » à respecter.
Emmanuel Nizard : Ça, c’est juste un pare-feu de l’État. Les critères environnementaux ne sont qu’un pourcentage très faible du cahier des charges, et ils ne sont même pas respectés. Un fabricant chinois peut avoir une bonne note environnementale s’il n’a pas de fax mais qu’il utilise les mails : ça économise des feuilles de papier ! Franchement, les dirigeants politiques ignorent comment ça se passe réellement. Ce n’est que de l’esbroufe.
Fakir : Agnès Pannier-Runacher, on la cite encore, invite les collectivités publiques à « privilégier l’achat responsable »
Emmanuel Nizard : Mais qu’elles achètent en Chine, c’est normal ! C’est le prix le moins élevé ! Le problème, c’est qu’il y a un État, et c’est lui qui définit les règles. Les entités publiques, elles restent dans ce cadre fixé par l’État. Et elles ont raison. Quand Agnès Pannier-Runacher demande un effort, c’est du grand n’importe quoi : que l’État change les règles du jeu ! Si vous jouez au Monopoly, que vous devez donner 200 à votre voisin, vous n’allez pas lui donner 400. Là, c’est pareil. à l’État de fixer les bonnes règles.
Fakir : L’autorégulation, ça ne fonctionne pas, les clauses, elles sont bidons… Ça veut dire qu’il faut aller vers des taxes aux frontières ?
Emmanuel Nizard : Si on veut préserver l’industrie, et rester compétitifs face aux masques chinois, alors il faut une taxe sur l’empreinte carbone, oui, une taxe sur l’empreinte écologique, oui. On ne va pas tourner autour du pot : c’est la seule solution. J’ai fait une école de commerce, je lis tous les bouquins d’économie possible, et je le dis [il insiste] : c’est l’unique solution. En tout cas, on ne peut pas dire qu’on veut réindustrialiser, être concurrentiels, sans taxer aux frontières.
Fakir : Là, on parle de protectionnisme, disons-le. Et ce fut longtemps un gros mot, surtout pour les chefs d’entreprise, dont vous faites partie.
Emmanuel Nizard : Ah mais attention : on peut très bien dire que les masques, ce n’est pas intéressant pour nous à produire, que les Chinois les font moins chers, du coup on arrête toute production en France et on leur achète tout. Pas de souci, si c’est la politique qu’on choisit. Le problème, c’est le mensonge d’État : l’État déplace le problème vers les acteurs économiques, vers les entreprises, vers les entités publiques… Mais les acteurs économiques, ils font avec le cadre qu’on leur donne ! Moi, je suis un parfait capitaliste, partisan d’une économie totalement libre, ouverte, du libre-échange. Mais je le dis : si on a une volonté de ré-industrialisation, être écolo et industrio-responsable, on doit mettre des taxes aux frontières. Soit on arrête de produire en France, et alors on le dit, soit on taxe aux frontières. Mais c’est l’un ou l’autre. Sinon, on prend les gens pour des chèvres.
Fakir : Vous avez eu l’occasion d’en parler avec les représentants de l’État ?
Emmanuel Nizard : Des taxes douanières ? Oui, bien sûr. Mais quand on en parle dans les ministères c’est… c’est… ubuesque. Vraiment. Ils ne comprennent pas. Une anecdote : on fait une réunion au ministère, des patrons sont là, et vingt-cinq entités publiques… Et là, la représentante du ministère nous affirme qu’ils ont commandé leurs masques à 70 % auprès d’entreprises françaises. Moi, ça m’étonne, j’ai fait tous mes calculs, je sais que ce n’est pas possible. Je lui demande si elle est sûre d’elle. Si ce ne sont pas plutôt des importateurs français, parce que là, ça n’a plus rien à voir : ils font fabriquer en Chine et ils importent, et c’est tout. Là, elle s’énerve, d’un coup : ‘‘Ah là, monsieur Nizard, si vous voulez jouer sur les mots, ça va pas aller du tout !’’ Ils ne comprennent rien…
Fakir : Bon, du coup, j’imagine que pour eux, taxer aux frontières…
Emmanuel Nizard : … ils ne comprennent même pas qu’on leur en parle : ‘‘C’est hors de notre périmètre’’, disent-ils. ‘‘De toute façon, tout ça c’est pas nous, c’est du ressort de l’Europe, et si on s’y met ça prendra quinze ans pour aboutir’’, ils répètent. Ils savent que ça ne se fera jamais. Ils ont peur, aussi, j’imagine : si eux taxent les masques, à trois centimes pièce par exemple, les Chinois vont taxer en retour nos sacs Vuitton, par rétorsion. Bref, on protège le peu qu’il nous reste : le luxe. Les usines de masques, elles vont fermer une à une, pour que ça passe en douceur. C’est triste, parce que ces gens ont fait de gros efforts, pas uniquement pour les beaux yeux de la Nation, on est d’accord, mais ils vont se retrouver chez eux sans rien alors qu’ils ont investi 400, 500 000 euros pour une ligne de masques FFP2. Et c’est fini. C’est ‘‘Merci, et au revoir’’. »

C’est Guillaume, de Loom, qui nous avait soufflé le conseil : « Celui que vous pourriez appeler de notre part, c’est Thomas Huriez, le patron de 1083, il fait partie d’En mode climat. Ça fait dix ans qu’il fait ça, lui, des jeans à moins de 1083 kilomètres de chez vous. Pour relocaliser en France, il a une usine dans les Vosges. »
Et voilà, donc, comment je me retrouve là…
« Je suis désolé, je vais être en retard, je me suis perdu, mais c’est la faute du GPS, hein… Je suis dans une usine, mais elle est désaffectée… »
À deux pas des ouvriers bulgares, je passe un coup de fil à Thomas Huriez, un peu honteux.
« Y a des grands murs blancs, avec des cheminées ?
— Euh, oui…
— Ah non, mais c’est là ! Tiens, je te vois, je suis de l’autre côté de la cour… »

Thomas, donc, grand gars, beau gosse, pull rouge et jean, m’embarque à l’intérieur, pressé : il accueille de nouvelles salariées, aujourd’hui, des couturières.
Et là, surprise : dehors c’est froid, mais dedans c’est chaud, ça vit un peu, ça bruisse, au moins. L’usine désaffectée tourne bel et bien, comme dans un vieux décor de cinéma abandonné, dans ses bâtiments délabrés et démesurément grands.

1083 est fondée en 2013.
« On passe 40 ans de sa vie, huit heures par jour, à travailler. Alors, il vaut mieux y trouver du sens… » En 2007, Thomas Huriez lâche donc son boulot d’informaticien pour reprendre un petit magasin de « vêtements éthiques », à Romans, dans la Drôme. Mais le catalogue lui paraît trop étroit, trop convenu : « En vendant que des ponchos ou des bonnets péruviens, finalement, je desservais la cause. Parce que si personne n’est pour les pesticides ou pour le travail des enfants, à quoi ça rime d’en mettre dans les vêtements qui touchent le plus grand nombre, comme les jeans ? Mon but, du coup, ce fut d’être populaire. J’ai créé ma propre marque, mais de jeans, parce que tout le monde en porte. Si on savait relocaliser ça, on saurait le faire avec tout le reste… » Bientôt, sortent aussi des baskets, des vestes, des tee‑shirts. 1083 grandit, tranquillement, à son rythme.
Mais cinq ans plus tard, à peine, son principal fournisseur textile, dans les Vosges, est à l’agonie. Pas le choix, alors : pour le sauver, et sauver sa boîte par la même occasion, Thomas Huriez rachète l’entreprise qui coule, la renomme « Tissage de France ». Les ouvriers conservent leur poste. Aujourd’hui, mois après mois, du recyclage à la confection, toute la chaîne se recompose sur place, travaillant pour 1083 comme pour d’autres marques. « Mais attention, on ne veut surtout pas créer un mammouth : on restera dans la proximité. De même qu’on ne veut pas importer nos jeans, exporter nos produits n’aurait aucun sens. En revanche, développer des usines dans toutes nos régions, oui. »

Thomas sert de guide, pour la visite.
« Ici, c’est la filature : c’est là qu’on transforme les balles de coton en bandes, puis en fils. Le coton, c’est stratégique : la monoculture du coton, dans les pays du Sud qui exportent, ça empêche des cultures vivrières. Ce sont des terres riches, qui pourraient nourrir les paysans localement. Mais on ne verra pas pousser du coton en France sous peu… Alors, la solution, c’est de recycler. On récupère les vieux jeans pour en faire des neufs.
— En plus, c’est tout bénéf : vous n’avez pas à les teindre en bleu !, je rigole.
— Exactement, tu ne crois pas si bien dire ! Et la teinte, c’est une source de pollution énorme. Bref, on recycle au maximum. Tiens, salut Frédéric… »

Frédéric est mécanicien, mais « en vingt ans ici, je suis passé par tous les postes ». Il fouille dans les cartons de fils bleus effilochés, comme des pelotes de laine.
« Tu bosses ici depuis longtemps, si je comprends bien…
— Ouais, mais ça a été à deux doigts de s’arrêter. Moi, j’allais changer complètement de métier. J’étais inquiet, à 51 ans… Au début, on n’y a pas cru, à la reprise de l’activité. Enfin bon, petit à petit on s’est remis à espérer… Même si ça mériterait un bon coup de frais, hein ? »
Fred se marre. Je lève les yeux. « Tu regardes les toits, y a du boulot. C’est un bâtiment qui a cent ans ! Faudrait refaire toutes les verrières, le plafond, l’isolement…
— Là, le mois dernier, ça a été repeint dans notre coin. Ça fait du bien »
, glisse un collègue en passant.
Thomas se fait lyrique – et réaliste. « Si tu as un regard bourgeois là‑dessus, sur l’usine, oui, tu vas te dire que c’est crade, que c’est moche. Mais y a du beau, ici : des gens, du savoir‑faire. Et si on n’avait pas tout ça, eh ben il faudrait repartir de zéro. Alors que nos usines, c’est notre pouvoir magique, aujourd’hui, pour nous les fabricants.
— C’est‑à‑dire ? Tout est délocalisé, ou presque…
— Sauf que le marketing pour vendre des fringues produites à l’étranger, ça ne va plus durer très longtemps. Alors que quand tu visites une usine, tu t’attaches aux femmes, aux hommes que tu rencontres, qui fabriquent ce que tu vas porter. On a un cerveau, des émotions, c’est ça qui nous fait bouger. Et c’est la chance de nos usines : on a des gens dedans qui y travaillent. Alors, on organise des visites, c’est portes ouvertes, on fait se rencontrer les couturières et les clients. Y a rien de mieux que les émotions pour nous rapprocher, non ? »

Reste un mystère, derrière tout ça, quand même : comment ça peut repartir, localement, une industrie, malgré la concurrence, les autres boîtes qui tirent les prix vers le bas, ou qui vous tirent dans les pattes, le libre‑échange, et même, plus loin encore, la Chine et le Bangladesh ?
Thomas décrypte. « On ne pourrait pas s’en sortir seuls : il faut d’autres filatures, d’autres tissages… En fait, on n’est plus clients ou sous‑traitants : on est partenaires. On crée un écosystème : on appelle ça de la ‘‘perma‑industrie’’.
— Comme la permaculture ?
— Voilà, mais pour l’industrie. C’est une démarche sur le long terme, de résilience, où on a compris qu’il fallait qu’on passe à autre chose, un autre modèle. En gros, le climat où tout le monde est en compétition avec ses voisins, c’est plus possible. On se tire une balle dans le pied. Dans une équipe de foot, pour que ça fonctionne, on ne peut pas avoir que des attaquants. Là, c’est pareil : on organise notre complémentarité pour aller tous dans le même sens. On cherche l’efficacité et la coopération. C’est le principe : on abandonne la compétition pour passer à la coopération. Et ça change tout.
— Le principe de la compétition, il est quand même solidement ancré dans les esprits, surtout dans le domaine économique…
— On a eu des générations nourries à la compétition, oui. Mais pour moi, c’est déjà l’ancien modèle, ça. Ceux qui évoluent encore dedans nous regardent de loin, mais de plus en plus viennent voir ce qu’on fait. Mais attention, hein : le principe de la coopération, ce n’est ni gentil, ni de la naïveté. C’est juste que c’est plus performant, mieux pour tout le monde.
— Mais au niveau international, la compétition, tu l’enrayes comment ?
— Avec En mode climat, on est pour que leur sacro‑sainte
 » concurrence non faussée  » soit mise en œuvre pour de bon : soit les autres pays s’imposent nos normes sociales et environnementales, soit on compense avec des taxes. Donc oui, les taxes aux frontières, je suis pour. La naïveté de croire que tout va se régler tout seul, ça ne marche pas. Et je ne dis pas ça par dogmatisme : il s’agit juste d’efficience, d’être plus performant. Et de loyauté vis‑à‑vis de son propre pays. »
On entre dans une salle large, tout en blanc, sauf les machines à coudre : rouge vif. Ça claque. C’est l’ultime étape de la chaîne de fabrication : la confection. L’atelier est relancé : une douzaine de couturières embauchent même, ce jour‑là, justement.
Je chope une conversation, au vol. « Moi, j’étais tellement impatiente que j’ai même pas pu dormir cette nuit. À une heure du matin, j’étais debout… » Je m’incruste dans le groupe de parole, du coup. « Mais là, on sent que c’est une aventure : on part de zéro et on va tout construire ensemble. On sera là pour s’entraider. »

Je suis un gars têtu, qui pose ses questions tant qu’il n’a pas tout bien compris. J’insiste, du coup, auprès de Thomas. « Comment vous vendez vos jeans, alors qu’ils sont bien plus chers que ceux du Bangladesh ?
— Déjà on ne se paye pas très bien ! On ne verse pas de dividendes, les écarts de salaire vont de 1 à 5, pas plus. Les locaux, tu les as vus, on aura besoin de travaux. Mais on respecte les gens. C’est un projet d’ensemble, et c’est pour ça qu’on se lève le matin.
— Mais ça ne suffit pas pour que la boîte tourne…
— Y a plusieurs facteurs qui font la différence. Déjà, le modèle de distribution. On refait du circuit court.
— C’est‑à‑dire ?
— Pendant les Trente glorieuses, tu avais trois acteurs : le fabricant (qui se confond alors avec la marque), le distributeur, et le consommateur. à la fin de cette période, des hommes d’affaires ont mis de gros chèques sur la table pour racheter les fabricants. Mais en fait, ils achetaient une marque. Puis ils ont supprimé le moins rentable dans l’équation : la fabrication. Donc ils délocalisent, et toutes les usines partent à l’étranger. Ils ne gardent que la marque.
— Bernard Arnault a fait ça dans la Somme avec Boussac, Dior, et LVMH…
— Voilà. Et derrière, ce qui est économisé sur la fabrication, ils le mettent sur le marketing et la pub, pour s’assurer des ventes. Pour moi, là, ça devient un circuit lourd. Nous, on change tout ça, on vend localement, on met peu d’argent sur la pub et le marketing, et l’argent ne part pas dans la finance : on le réinvestit. Je suis sur un circuit vraiment court, donc rentable.
— Il reste le problème : votre jean coûte plus cher à produire que ceux fabriqués par des gamins au Bangladesh.
— Mais moi, je ne cherche pas à produire pour pas cher ! Mais je vais vendre en mettant de la valeur ajoutée dedans. Vois : un jean de marque, comme Levi’s, ou de fast fashion (H&M, Carrefour…) va coûter le même prix à produire, 10 €, disons. Sauf qu’il va être vendu 100 € par la marque, et 30 € par la fast fashion. Pourtant, je te l’assure, les deux sont fabriqués dans le même pays, dans les mêmes ateliers. Alors, pourquoi cette différence ? Parce qu’à 100 €, tu achètes du rêve, une identité, une marque. Ben nous, on va également vendre un jean à 100 €, mais les valeurs qu’on va vendre, contrairement à une marque, c’est pas les plus belles mannequins, mais le plaisir et la fierté qu’on a à reconstruire une filière.
— Le modèle du consommateur qui choisit en fonction des valeurs, j’y crois pas trop… les gens achètent, beaucoup, en fonction du prix.
— C’est là qu’il faut changer de modèle. Qu’on doit faire comprendre que surconsommer, ça n’a pas de sens. Je préfère que les gens achètent moins souvent, mais qu’ils prennent un jean de qualité. Qu’ils en achètent un seul au lieu de trois, mais qui va leur durer plus longtemps, tu comprends ? Bref, il faut consommer moins, mais mieux. Parce que, acheter des jeans à 30 €, c’est pas soutenable écologiquement, mais même socialement. Plus les Français réduiront leur consommation dans la mode, et mieux ce sera : il y a 88 millions de jeans vendus chaque année en France. Un et demi par personne, en gros. Sur ces 88 millions, seuls 100 000 sont produits dans notre pays…
— C’est pas énorme.
— … et sur ces 100 000, la moitié est fabriquée ici, chez nous. Si on ne consomme plus que 50 millions de jeans en France, mais que sur ceux‑là on a 5 millions fabriqués en France, ce sera déjà une victoire.
— T’as la victoire modeste !
— Oui, mais ça change, vraiment. Y a huit ans, on avait deux emplois, là on en a 90, et bientôt ce sera cent… »

Macron prône la « relocalisation » ? Sous Sarkozy, déjà, ça nous était agité comme un hochet…

2010: « Relocalisation » a le vent en poupe, c’est le mot chouchou du moment.
Ségolène Royal traverse le salon de « la Haute Façon », et déclare que « la France doit gagner la bataille de la relocalisation », et c’est pour ça qu’elle vient, pour « saluer tous ceux qui se battent, les chefs d’entreprise, les ouvrières, les salariés, les représentants de la profession, parce que ce combat va être gagné », et « la France doit se battre pour ne pas laisser partir des savoir‑faire, des compétences, des métiers de très haute qualité ». « Il faut tenir bon », exhorte‑t‑elle encore comme une générale qui félicite ses troupes – mais une générale sans tactique. Car quelles armes recommande‑t-elle dans cette « bataille » ? Quelle stratégie ? Aucune, le vide. Ah si : « il faut informer les industriels qui délocalisent que s’il y a des retours pour des défauts, l’éloignement, les contrefaçons, peut‑être qu’en faisant le calcul coût‑avantages des délocalisations par rapport au fait de fabriquer français en proximité (…) avec l’étiquette Made in France, ils vont se rendre compte qu’ils ont intérêt à fabriquer en proximité » (Le Parisien, 31 mars 2010). Autant la fin est trompetée sur tous les tons – relocaliser ! –, autant les moyens sont inexistants, ou dérisoires : « informer les industriels » ! Comme si la « relocalisation » allait nous échoir par un don du ciel. Sans une intervention politique musclée.
La mode s’étend jusqu’à ma région. Dans son dernier numéro, Agir en Picardie consacre sa Une au « Printemps de l’industrie ». En guise d’édito, le président du Conseil Régional, Claude Gewerc, est interrogé : « Il y a des exemples pour les cosmétiques, la pharmacie, le mobilier de bureau, la mécanique. Des activités implantées en Espagne, en Grande‑Bretagne, aux États‑Unis ou en Chine viennent ou reviennent en Picardie… » Et le dossier s’intitule « Relocalisation en Picardie » : « Déjà, un certain nombre d’entreprises picardes ont relocalisé leurs activités. Pourquoi ? Dans un souci de réactivité au marché, pour avoir une meilleure compréhension des consommateurs, en un mot, pour plus de proximité. » Mais dans les 16 pages qui suivent, pas un seul chiffre n’est livré ! Pas un seul cas n’est évoqué !
J’ai donc appelé la rédaction du magazine :
« Vous l’avez trouvé intéressant, ce dossier ? me demande une fille.
— Ben oui, mais y a pas un seul exemple…
— Vous avez raison. (Elle re‑parcourt son exemplaire.) C’est vrai.
— Alors que des exemples de délocalisations, je peux vous en donner. Mais à ça, vous ne consacrez pas une ligne.
— Ça n’était pas notre choix.
— Mais du coup, si vous voulez, ça me semble presque un mensonge, quand on est en Picardie, de mettre en avant ces…
— OK d’accord, OK d’accord. Mais je ne peux pas vous répondre. Appelez le cabinet du Président Gewerc. »

Mais le cabinet, lui non plus, ne me livrera pas la moindre statistique.
Cette « relocalisation », timide, gentillette, pâlichonne, se sert aussi bien à la sauce libérale. Ainsi, le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, va satisfaire, à l’Assemblée Nationale, « la forte incitation à la relocalisation que vous appelez de vos vœux ». Comment ? Via « la suppression de près de 12 milliards d’euros de charges fiscales grâce à l’abrogation de la taxe professionnelle. » Et ce n’est qu’un début : « Dans le cadre des conclusions des États généraux de l’industrie, le Président de la République, le Premier ministre et moi‑même serons sans doute amenés à proposer des aides à la relocalisation remboursables pour permettre aux entreprises françaises qui se sont délocalisées ces dernières années de réinvestir en France. » Les bancs du groupe UMP applaudissent, note le Journal Officiel (20 janvier 2010), tant ces députés sont toujours ravis d’offrir des cadeaux fiscaux et des ponts de subvention. Dans le mois qui suivait, une « enveloppe de deux cents millions » était débloquée. Puisque relocaliser est à ce prix…
Mais là encore, malgré les appels, les courriels, le Ministère ne me fournit aucun chiffre. Juste, sur Internet, l’économiste El-Mouhoub Mouhoud, de Paris‑Dauphine, qui recense « une relocalisation pour vingt délocalisations ». À la molle « relocalisation », nous préférons un franc « protectionnisme ».
Qui a le mérite de ne pas avancer masqué, de montrer ses muscles : des taxes aux frontières, il y est prêt. Un relèvement – ciblé – des barrières douanières, ça ne l’effraie pas. Le contrôle des capitaux, il va de soi. En finir avec la libre circulation des marchandises, c’est nécessaire. Par sa brusquerie, le mot engage le combat, de front, contre le libre‑échange.
F.R.

On fait un détour par le tissage. Thomas s’écarte, coup de fil urgent.
Les machines font un vacarme de tous les diables pour étirer et assembler les fils en rubans géants. Ça cogne, ça chuinte. Dans la salle d-à côté, Madeleine et Philomena sont hyper concentrées, dos à dos mais liées depuis plus de trente ans sur le même poste (voir pages 14‑15). à la sortie du tissage, elles sont en charge de la « visite » : contrôler qu’il n’y a pas le moindre petit défaut sur les tissus, alors que des kilomètres de draps immenses défilent sous leurs yeux, dans un roulis sans fin, balancier de tête de gauche à droite, régulières, mécaniques.
De temps à autre, pause : elles doivent marquer un défaut sur le ruban.
J’en profite.

Madeleine : « Heureusement que l’usine n’a pas fermé. Moi, je voulais rester dans le textile. Ma mère, mon mari travaillent dedans, et on a suivi nos parents quand on était jeunes.
Philomena : J’avais commencé une reconversion dans l’aide aux personnes. Mais finalement, je suis revenue ici, parce que j’aime ça.
Madeleine : Heureusement ! Parce qu’on a du mal à trouver des jeunes. Ça fait trente ans que je suis dans le textile, trente ans au smic et les pires retraites. C’est pas attirant. »
J’en vois une, pourtant, de jeune, juste derrière, qui zyeute les rubans, elle aussi.
Philomena : « Ben oui, c’est ma fille !
Fakir : Ah ben voilà : la tradition familiale se perpétue ! »

Sandra s’approche, un peu timide.
« À la base, je faisais une licence de langues, mais j’ai arrêté, je devais trouver du travail. L’occasion s’est présentée, alors voilà.
Fakir : Et t’aimes ça ?
Sandra : Y a une stabilité de l’emploi, on a de vrais horaires de salariés, sur 35 heures, y a du travail… Je sors à 16 heures, pour les activités en dehors et pour la vie familiale, c’est bien. Faut dire aux jeunes que c’est pas horrible de bosser dans une usine. C’est pas dégradant. Mais c’est peut‑être aussi nos parents qui nous mettent ça en tête, sans le faire exprès, pour nous dégoûter.
Philomena : J’avais pas honte, moi, non, mais on se bat toujours pour que nos enfants fassent mieux que nous. Elle avait de bonnes notes à l’école, elle pouvait passer des concours. C’est vrai que maintenant, on bourre la tête aux jeunes comme quoi il faut faire des études… Mais c’est pas dégradant, non, de bosser dans le textile. Nos parents l’ont fait aussi, ils n’étaient pas payés cher, mais on a gagné nos vies.
Fakir : L’usine, t’en parles avec tes copines, Sandra ?
Sandra : Non, c’est un autre monde. Ils pensent que c’est vraiment dégradant. Faudrait qu’ils viennent voir, comment c’est vraiment. Moi, je me suis faufilée ici… »

***

« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraines, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. » C’est le président Macron qui promettait ça, au cœur du confinement. Mais à quelles « décisions de rupture » a‑t‑on assisté ? Aucune.

Il y a une dizaine d’années, déjà, un autre président, Nicolas Sarkozy, après une autre crise, s’y engageait :
« Une certaine idée de la mondialisation s’achève. L’idée de la toute puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle.
L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini. Le laisser‑faire, c’est fini. Le marché qui a toujours raison, c’est fini. Il faut tirer les leçons de la crise pour qu’elle ne se reproduise pas. Nous venons de passer à deux doigts de la catastrophe, on ne peut pas prendre le risque de recommencer. »

Mais cette « folie », cette « idée folle », se poursuit.
Oh, certes, nos élites, nos ministres, nos énarques, qui ont décidé, depuis quatre décennies, de sacrifier l’industrie, que c’était du passé, c’était sale, ça polluait, nos élites qui misaient tout sur les « services », la banque et l’assurance, puis sur les « start‑up », qui estimaient que, bon, les délocalisations, fallait pas exagérer, c’était pas si énorme, ces mêmes élites caressent maintenant les usines dans le sens du poil.
Il n’empêche.
Il n’empêche qu’elles n’ont pas changé.
Il n’empêche qu’elles n’ont pas renoncé.
Hier, elles signaient l’Acte unique européen, les Accords du Gatt, les traités de l’Organisation mondiale du commerce. Elles militaient pour une constitution européenne qui gravait dans le marbre la « concurrence libre et non faussée », la « libre circulation, y compris avec les pays tiers ». Elles imposaient un ordre du monde où les milliards de dividendes allaient, vont toujours, à leurs pairs, à leurs compères, et le chômage aux autres, les bas salaires.
Qu’ont‑ils fait, aujourd’hui, pour arrêter cette machine infernale ? Ce grand déménagement du monde ? Rien. Au contraire, ils continuent à négocier et signer des accords de libre échange, toujours plus, 2019 avec le Japon, le Canada, Singapour, 2020 avec le Vietnam, et le Mexique sur la viande, 2021 avec l’Inde. Et d’autres sont encore négociés, avec le Mercosur, avec la Chine, avec l’Australie, avec tous ceux qui sont prêts à produire plus et moins cher et plus polluant. à pousser vers le gouffre notre industrie, et ses ouvriers. Pour que le grand déménagement du monde se poursuive.

Leurs belles intentions, c’est du vent, sans le protectionnisme qui va avec. Sans des outils de régulation, la « relocalisation » n’est qu’une illusion. La lutte contre le dérèglement climatique aussi.
« Déléguer notre alimentation, notre protection à d’autres est une folie. »
Mais qu’est‑ce qu’il a changé, depuis, le président de la République ?
Rien.
Au fait : on a réussi, finalement, de notre côté.
Pascale s’est mise sur le coup : les prochains tee‑shirts Fakir, tout beaux, tout neufs et made in France seront bientôt disponibles (et plus chers que les précédents, aussi, et venez pas nous engueuler, vous avez compris pourquoi).
N’empêche qu’il nous restait comme un goût d’inachevé dans la bouche. Parce qu’il n’y aura pas d’industrie, ici, sans une autre politique commerciale. Sans règle, sans protection, Loom, 1083 et nos tee‑shirts Fakir demeureront des exceptions, des expériences marginales. La perma‑industrie n’essaimera pas dans le pays. C’est un choix, alors, mais assumons‑le, sans hypocrisie.

« Avant, on était deux en même temps sur ce poste, là on roule avec Thierry, lui fait l’après-midi. On encollait 30 000 mètres de tissu dans la journée, aujourd’hui c’est plutôt 8000. Mais ça repart. Vu les galères qu’on a eues… J’ai craint pour mon boulot, oui, surtout que ma femme travaille ici aussi. On aurait pu se retrouver à deux sur le carreau. Y a beaucoup de familles comme ça, dans le coin. Moi, j’ai 37 ans, ça va. Je sais que j’aurai pu faire de l’intérim, si y avait eu un souci. Mais à 55 ans, c’est autre chose, et ces derniers temps ça fermait de partout, ici, plein d’amis se posaient des questions. Et même si c’est dur, qu’y a de la poussière, qu’il faut savoir se débrouiller, que ça tourne à 120 °C pour sécher la colle, ça me plaît bien, ici. »

Thibault (avec Thierry), à l’encollage

« Ça, tu vois, c’est totalement recyclé : on met un vieux jean ici, dans la machine, et ça ressort comme ça, prêt pour le filage. En une heure, je t’y fais passer quoi, 30 kg de matière ? Alors, tu vois, j’essaie de reconditionner et transformer nos vieilles machines. Un an que je suis dessus, que je fais des essais. On y arrive doucement. Faut qu’on y arrive, de toute façon. L’image du jean, c’est qu’on est des pollueurs. Si on n’efface pas cette image, on ne vendra rien. Parce que, c’était compliqué, ces dernières années. Ça a commencé vers 2005, quand les Chinois ont pu entrer sur le marché. On l’a senti passer. Y a quatre ans, on était même au bout du bout. Les machines étaient vieillissantes, le personnel commençait à manquer, les gens partaient. Aujourd’hui encore, c’est un problème de trouver du monde. Mais y a un nouveau souffle. »

Frédéric, mécanicien

Elisabeth : « J’ai fait de la couture, puis du design graphique, et puis j’ai enchaîné les petits boulots, factrice, graphiste… Que des petits contrats. On est jetables, en fait. Là, ça a l’air mieux, on nous parle tout de suite d’éthique, d’écologie. Je voulais pas revenir bosser en usine, ça s’était mal passé avant, mais rien que quand on entend ce discours, ici, on a envie. J’ai l’impression qu’on va être considérées comme des humains, pas comme des machines. »
Samah : « Je cherchais du travail depuis le Covid, moi. J’allais partir à l’étranger, parce que je ne trouvais rien ici. »
Cathy (qui n’est pas sur la photo) : « C’est difficile aujourd’hui de trouver des filles qui vont faire ce métier, vu qu’ils ont fermé les écoles. Moi, j’étais pas bonne à l’école, alors on m’a dit de faire ça. Et comme ma grand-mère m’en parlait déjà… »

Samah, Elizabeth, Carina, couturières

Philomena : « On voit passer environ 2000 mètres de tissu par jour. »
Madeleine : « Ça fatigue, à force, mais on aime notre métier. Pour l’ambiance. A la chaîne, on voit personne. Et puis, on n’a pas connu autre chose, alors… Quand ça a failli fermer, on a eu très peur. On a passé toute notre vie dans le textile. Des usines qui ferment, on en a vu. Celle-là, ça aurait pu être la troisième. »
Philomena : « Y avait une usine dans chaque ville, avant, le Thillot, Fresse-sur-Noiselle, Mauriers, maintenant y en a plus que quatre dans la région. Les cellules de reconversion nous poussaient à changer de branche, disaient qu’y avait pas d’avenir dans le textile. Que c’était fini. Alors, j’ai fait une formation en petite enfance. Mais je suis revenue ici. Parce que j’aime ça. »

Philomena, Sandra, Madeleine, à la visite

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