« Monsieur, monsieur, tout va bien ? Vous êtes tombé ?
— Oui… Oui ça va. Enfin, pas trop. Je me suis cassé la gueule, j’arrive pas à me relever. Vous pouvez m’aider s’il vous plait ? »
Il marmonne ça avec difficulté. Sa prose est hachée. Il bute sur les syllabes, crache les mots plus qu’il ne les prononce. Comme si sa bouche était anesthésiée, sa mâchoire endolorie. Sa voix, elle, est éraillée. à ses côtés, par terre, une béquille…
Il est deux heures passé, cette nuit-là, et j’arrivais à l’angle de ma rue. Saoul. Pas complètement raide, non, mais de cette ivresse qui rend insouciant. Un alcool léger, guilleret. Je rentrais des trente ans de mon collègue et camarade Sylvain, clope au bec, sous la lumière pâle des réverbères. Je ne pensais qu’au plaisir que j’éprouverais, dans quelques minutes, en me glissant dans mes draps. La soirée avait été belle.
J’étais presque arrivé chez moi, donc, déjà en train de fouiller le fond de mes poches pour dénicher mes clefs, quand, sur le trottoir, une masse noire, inerte. Je plissais les yeux : un homme à plat ventre, face contre terre.
« Attendez, je vais vous aider à vous relever. Comment vous êtes tombé ?
— Je ne sais pas…
— Et comment vous vous appelez ?
— Francky.
— Ok Francky, on y va ! »
Je prends Francky par la taille et essaye de le relever. Il ne m’aide pas beaucoup : il ne tient pas sur ses jambes, son corps comme un marshmallow. Il a mal : sa douleur se lit sur son visage crispé, s’entend par des petits cris à chaque mouvement. Son arcade sourcilière est égratignée. Francky désormais relevé, je constate qu’il est débraillé, ceinture ouverte. Son pantalon est mouillé, une tâche sombre sur le trottoir où il était étendu : il s’est pissé dessus. Je me garde de lui dire, pour ne pas rajouter de la honte à la honte. Et j’enchaîne :
« Vous habitez où ?
— Là dans la résidence, derrière le portail.
— On l’ouvre comment le portail ? Je vais vous aider à rentrer chez vous… »
Je le traine laborieusement sur quelques mètres, juste de quoi l’asseoir sur un muret du parking de la résidence, sous un lampadaire. Debout face à lui, je distingue mieux à quoi il ressemble. La soixantaine, apparence soignée (je fais abstraction de sa braguette ouverte) : chaussures cirées, pantalon bien taillé, parka noire, écharpe grise, lunettes carrées, joues rasées de près, cheveux gominés, une forte odeur d’aftershave. En bref, rien à voir avec ces clochards qu’on croise parfois – souvent – aux coins de nos rues, ceux qui nous font détourner le regard, qu’on préférerait ne pas voir, ne pas sentir.
Francky, assis sur son muret, s’allume une cigarette. Je m’en grille une moi aussi. On passe au tutoiement.
« Et qu’est-ce qui t’est arrivé, Francky ? Comment t’es tombé ?
— Je ne sais pas. J’étais au bar à côté de la gare, puis je me suis retrouvé là. Je ne me souviens plus, j’ai un peu bu.
— ça arrive, ça arrive. Moi aussi j’ai un peu bu. »
Je cherche à dédramatiser, à nous trouver un point commun, même si je le sens bien que notre ivresse n’a rien à voir. La mienne est festive. je suppose que la sienne est maladive. Et puis avec tout ça, j’ai complètement dessaoulé. Lui pas.
« Et tu fais quoi dans la vie ?
— Je suis à la retraite. J’ai travaillé toute ma vie depuis mes quinze ans, des petits boulots au début, puis ensuite dans un garage. J’ai arrêté y a quelques années, j’avais assez cotisé, et puis j’étais abimé. J’ai une petite retraite, mais ça va, je m’en sors. »
On galère, mais on y arrive, jusque chez lui. Il vit au premier étage dans un studio, propre mais impersonnel, un peu à l’image de sa tenue. J’ai l’impression d’entrer dans une chambre d’hôpital : lino au sol, murs couleur pastel, un lit simple au milieu de la pièce, pas de posters, pas de tableaux, pas d’objets personnels. Juste une photo encadrée sur sa table de chevet : Francky en costume, une jeune femme souriante à ses côtés.
« C’est qui ?
— Ma fille. Elle est infirmière. Je l’aime beaucoup.
— Et tu as d’autres enfants ? Une femme ?
— Pas d’autres enfants, non. Et plus de femme,
ça fait longtemps.
— Et tu la vois souvent ta fille ?
— Oui de temps en temps elle vient me voir, je l’aime beaucoup. J’aimerais bien qu’elle ait des enfants : ça me ferait plaisir ça, d’être grand-père. »
On parle encore un peu, de tout et de rien. Il me propose une bière. J’hésite, je me ravise : faut pas pousser au vice. Et puis, il est temps de partir. J’aide Francky à défaire ses lacets, à enlever sa veste, à se coucher sur son lit.
« Ça va aller ?
— Oui oui, t’inquiète pas, j’ai l’habitude.
— Je te laisse mon numéro. N’hésite pas si jamais.
— Merci Hector, merci beaucoup. J’aurais voulu avoir un fils comme toi, t’es un brave gars. »
Je griffonne sur un bout de papier : « Bon courage ! 06… Au cas-où. Hector », je le pose sur sa table de chevet.
Une fois chez moi, je n’arrive pas à dormir. Francky et moi, on habite dans la même rue, à cinquante mètres l’un de l’autre, mais tout nous sépare. Son appart impersonnel, le mien rempli de tableaux, de photos, de CD, de BD. Lui au bout de sa vie laborieuse, moi au début de la mienne, comme un poisson dans l’eau avec mes beaux diplômes en poche et mon boulot : la société est faite pour moi, elle ne l’est pas, ou plus, pour lui. Sa murge au bar de la gare, la mienne à une soirée chaleureuse, avec des jeunes gens beaux et cultivés. Lui seul, ce soir-là.
C’est ainsi que les hommes vivent.
Épilogue
Quelques jours après, un numéro inconnu m’appelle :
« Bonjour. Vous avez laissé un mot à mon père, qui êtes-vous ?
— Bonjour madame. Votre père c’est Francky ?
— Oui, c’est bien ça. Vous le connaissez ?
Vous êtes qui ?
— Je l’ai aidé à rentrer chez lui l’autre soir.
Il va bien ?
— Oui oui, ça va, il va bien. Mais il ne vous connait pas, lui. Bon, bah merci quand même. Bonne journée à vous. »