« N’aie pas peur : je ne suis pas un tortionnaire mais j’ai assisté à tellement de choses que les SS en rougiraient. Si ça t’intéresse, je suis à ta disposition. Sinon, je resterai avec mes mauvaises nuits. »
L’écriture est sèche. La main n’a pas tremblé. Jacques a manuscrit sa lettre. Puis sa fille Angélique l’a scannée et l’a envoyée dans un courriel, accompagné de quelques mots. « Papa va avoir 83 ans. Il a fait la guerre d’Algérie et il n’en est pas fier. Il sait et je sais qu’il n’a plus des années à vivre et il aimerait soulager sa conscience avant de partir. »
Angélique vient me chercher à la gare de Fumay, petite ville de la pointe des Ardennes, pour m’accompagner chez ses parents, qui vivent à Haybes. Le village est connu pour ses ardoisières et pour les massacres de la Grande Guerre. Le passé est toujours là, incrusté dans la pierre, près de la frontière belge.
Angélique est émue. Elle sait son père hanté par la guerre d’Algérie mais ignore pourquoi, au juste. Jacques n’a jamais rien raconté à personne. Ni à ses amis, ni à ses enfants, ni même à sa femme, Ginette, qu’il a épousée il y a soixante ans. Leur coup de foudre remonte au 14 juillet 1958. Ce soir-là, Jacques est rond comme une queue de pelle mais déjà Ginette sait qu’elle partagera sa vie avec lui.
Jacques m’invite à boire le café sous le cerisier. Nous sommes tous les deux, côte à côte. Il prend une grande respiration. « Je suis né en 1937 d’un père communiste. 1939-1945 fut, pour mon père, la période du maquis dans les Ardennes. » Ses souvenirs sont précis, acérés : il garde en tête les moindres détails, les noms, les décors, les odeurs. À la mort de son père, en 1952, Jacques a 14 ans, l’âge de quitter l’école. Il devient alors apprenti serrurier. À l’époque, le CAP, c’est trois ans d’apprentissage quasi militaire. « À 17 ans, on était des hommes. Le chômage n’existait pas. » Sa mère quitte les Ardennes pour la banlieue parisienne, Jacques travaille chez Renault, à Choisy-le-Roi, et à vingt ans sonne l’heure du service militaire. Jacques se retrouve près de Melun, dans une forêt qui accueille les baraquements. « On faisait la petite guerre avec des anciens fusils laissés par les Américains. Ils étaient humides, pourris. Je me suis pris une balle dans le bras droit. » On l’envoie à l’hôpital militaire de Paris. Au bout d’un mois, son colonel passe : « Il est au pied du lit, au garde-à-vous, m’arrache le pansement et me dit qu’on a failli me couper le bras. »
Jacques retourne dans son camp, mais les baraquements sont vides : tous les hommes sont partis en Algérie. Bientôt, il partira, lui aussi, sans se douter. « 1957-1959 : vingt-neuf mois et trois semaines, dont neuf jours de rab, en Algérie. » Il débarque à Alger, « une ville toute blanche », « on n’avait pas d’armes. Pour nous, c’était les vacances. » Puis il prend le train pour Oran : « Tout au long des voies ferrées, on voyait des wagons renversés. Avec nous, trois soldats étaient armés jusqu’aux dents pour nous protéger. » Pas de doute, c’est la guerre, la vraie. Il finit par arriver à Oued El Fedda et, avec une cinquantaine de soldats embarqués dans un camion, il rejoint le village Lamartine – « code postal 87 585 » – et la batterie de commandement et des services (BCS). « On partait en patrouille la nuit, c’était pas rigolo. Nous, l’armée française, on était forts le jour. Eux, le FLN, étaient forts la nuit. Ils venaient nous rappeler qu’on n’était pas tout seuls. Ça rafalait dans un sens, ça rafalait dans l’autre. Parfois on tirait sans viser, juste pour se soulager. »
Le temps d’une perm où il retourne voir Ginette dans les Ardennes, et Jacques est muté dans le massif montagneux d’Ouarsenis. « Il y avait 70 Harkis, j’étais le seul Européen. On avait des grands fusils de la guerre de 14 : beaucoup désertaient, et fallait pas qu’ils partent avec des fusils modernes. » Un soir, on lui ordonne de monter dans un camion, direction la montagne. Là, dans une crevasse, cinq fellagas, les combattants algériens pour l’indépendance, sont ligotés. « L’odeur du sang se mélangeait à l’air. On appelait ça une corvée de bois, autrement dit une exécution. Je pensais descendre dans la crevasse et faire semblant d’en égorger un. » Ce ne fut pas nécessaire, les autres avaient fait le boulot. On lui tend alors une oreille. « Elle avait un grand poil à l’intérieur. Je l’ai mise dans ma poche, pour faire comme tout le monde. Certains s’en faisaient des chapelets. »
Jacques a les larmes aux yeux, le souffle coupé.
Il continue son récit : « Le soir, il a fallu déshabiller les cadavres. Leurs corps étaient gonflés par le gaz. Il a fallu découper les manches au couteau, on voyait la viande éclater, puis on leur a collé une balle de fusil de chasse dans la tête pour qu’on ne les reconnaisse pas. Le capitaine m’a dit : ‘‘Jacques, t’as fait du bon boulot.’’ » Le remords, s’il ne le sait pas encore, s’insinue à partir de là : le souvenir reste trop vivace pour n’avoir pas marqué le jeune soldat.
***
Bernard, dans Des hommes, de Laurent Mauvignier, est lui devenu un anti-héros absolu, sale type, méprisable, mais un gars autrefois normal que la guerre d’Algérie, entre tortures, crimes et viols, a transformé en épave. Très vite, le doute le ronge :
« Il a le temps de réfléchir aussi, pas seulement aux derniers événements, au cadavre du médecin, à Châtel, qui est de plus en plus renfrogné et ne parle plus à personne. Il pense aux Algériens ; il se dit que depuis qu’il est ici il ne connaît que la petite Fatiha, pas même ses parents, que la population est pour lui comme pour les autres une sorte de mystère qui s’épaissit de semaine en semaine, et il se dit que, sans savoir pourquoi, sans savoir de quoi, il a peur.
Il ne sait rien, et, tout seul, en se promenant le matin très tôt dans Oran, cette idée lui fait honte.
Plus le temps passe, plus il se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s’il était Algérien, sans doute il serait fellaga. Il ne sait pas pourquoi il a cette idée, qu’il veut chasser très vite, dès qu’il pense au corps du médecin dans la poussière. Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui font ça. Et pourtant. Des hommes. Il se dit pourtant parfois que lui ce serait un fellaga. Parce que les paysans qui ne peuvent pas travailler leur terre. Parce que la pauvreté. Même si certains lui disent qu’on est là pour eux. On vient donner la paix et la civilisation. Oui. Mais il pense à sa mère et aux vaches dans leurs champs, il pense aux nuages épais et lourds dont les ombres tombent sur le dos des bêtes et dans le ruisseau, sur les peupliers. Il pense à son père et à sa mère qui mettaient leurs mains devant leurs bouches de bébés, lui a-t-on répété, à lui et à ses frères et sœurs aussi, lorsque tout le hameau abandonnait les fermes pour se cacher dans des trous creusés par les obus et qu’on entendait les pas des Allemands tout près. Il pense à ce qu’on lui a dit de l’Occupation, il a beau faire, il ne peut pas s’empêcher d’y penser, de se dire qu’ici on est comme les Allemands chez nous, et qu’on ne vaut pas mieux. Il pense aussi qu’il serait peut-être Harki, comme Idir, parce que la France c’est quand même bien, se dit-il, et puis que c’est ici aussi, la France, depuis tellement longtemps. Et que l’armée c’est un métier comme un autre, sur ça Idir a raison, être Harki c’est faire vivre sa famille alors que sinon elle crèverait de faim. Mais il pense aussi que peut-être tout ça est faux. Qu’il ne faudrait croire personne. Qu’on ment partout. Il pense depuis toujours qu’on lui ment. Quelque chose, qui ment. Partout. Jusqu’à lui donner l’envie de vomir et de retourner tout ce qui est le monde devant lui. Il a presque envie de pleurer. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi le cafard et la mélancolie. Alors qu’aujourd’hui. Quatre jours. Et Mireille comme unique horizon de ces quatre jours. »
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Jacques entend un prisonnier passé à la gégène, qui hurle dans le bâtiment. « L’homme était nu, attaché, livré aux aboiements d’un chien, et torturé. On savait très bien ce qui arrivait aux prisonniers. » Il se souvient des feux allumés toute la nuit, et des obus qui tombent : « Les fellagas s’amusaient avec nous. Eux, ils égorgeaient. Nous, on mitraillait. » Il se souvient aussi des petits avions T6 avec leur bidon de napalm lâché dans les airs qui explosait, et alors tout prenait feu. Et pourtant : « À cette époque, la vie n’avait pas d’importance. Ce qui s’est passé en Algérie, au début, je trouvais ça normal. »
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Cette normalité à vomir qui bouleverse Bernard, dans Des hommes.
« Idir lui a proposé de venir boire le thé chez ses parents. Bernard a accepté, au départ un peu surpris.
[…] Lorsqu’il est accueilli et qu’on lui offre le thé, Bernard est très impressionné. Et pas seulement parce qu’il est dans une famille arabe, avec tout ce qu’il ignore du folklore et des gestes, mais aussi parce qu’on se met en quatre pour le recevoir, comme s’il était un homme important, voilà, c’est ça qu’il ressent et qui le gêne un peu parce que c’est trop, cette prévenance, cette amitié, le cérémonial autour de ce thé que la mère va servir – et le grand-père qui tient absolument à montrer ses médailles d’ancien combattant, et son bras perdu à Verdun dont il parle en tâtant comme un trophée le vide dans la manche de sa veste, repliée et agrafée à la hauteur du coude ; et cette gêne, presque, qui monte, qui étouffe Bernard face à Idir et sa famille, comme soudain le flottement d’une mauvaise conscience. Il se demande pourquoi il aurait mauvaise conscience, de quoi, pour qui, et il repense à Abdelmalik et ce qu’Idir a répété de lui.
On pourra faire ce qu’on veut, on ne sera jamais Français. Et il se dit que cette fois il est face à des choses qu’un paysan comme lui ne peut pas comprendre ou dont il ne peut avoir que des idées fausses, il aurait fallu faire des études, avoir fait des études, avoir connu plus de choses, plus de gens.
Alors il se trouble au moment de remercier et de saluer la famille d’Idir pour son hospitalité. Il se confond en remerciements, il bégaie, ne sait pas pourquoi, il sait confusément qu’à personne il ne dira être venu ici. Et cette idée le dérange. Il se demande pourquoi il aurait honte d’être venu ici et pourtant il se sent mal à l’aise, comme s’il trahissait les siens, alors que non, les Harkis sont les nôtres, Idir est l’un des nôtres, peut-être parce qu’il a été surtout gêné qu’on se montre honoré de sa présence, lui qui, au village, a tant de fois rigolé avec les autres des bicots et des négros, sans en avoir jamais croisé un seul que dans les récits des grands-pères parlant des tirailleurs sénégalais – des géants qu’on foutait en première ligne pour effrayer les Boches. »
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Puis Jacques est rentré en France. « J’ai repris le boulot, je me suis marié en 1960 et j’ai acheté cette maison en 1965. Et puis, avec le temps, je me suis dit qu’on n’aurait jamais dû aller là-bas. Je crois que je n’ai tué personne, mais je demande pardon au peuple algérien. Quand j’y repense, ça me déglingue. Dans quel état l’armée nous a mis ? On avait vingt ans, on était innocents, on ne comprenait pas ce qu’il se passait. » Il soupire : « Ça fait soixante ans, et cette foutue guerre me hante encore. »