« Grignon, c’est un site exceptionnel ! Une forêt de 200 hectares, une ferme expérimentale, un patrimoine agronomique et scientifique unique. C’est là que Lamarck a quasiment inventé la paléontologie, vous vous rendez compte ? » Romance n’en perd pas son calme, mais tout juste. Étudiante à AgroParisTech, la plus ancienne école d’ingénieurs agronomes de France, elle est l’héritière de deux siècles d’histoire. Et Grignon en est le berceau. Un écrin à quarante bornes à l’ouest de Paris, où s’égayent pics noirs, écureuils roux, lucanes cerfs-volants et autres espèces protégées autour d’un château du XVIIe.
Sauf qu’en mars 2020, le gouvernement décide de vendre le tout. C’est que l’endroit aiguise les appétits requins. Dès 2015, le PSG version Qatar veut en faire son nouveau centre d’entraînement. L’association Grignon 2000 et le Collectif pour le futur du site se mobilisent : fin du projet et balle au centre. Cinq ans plus tard, c’est Altarea, « premier promoteur immobilier de France », spécialiste des « logements, des bureaux et centres commerciaux » qui renifle l’odeur du blé.
Eux n’ont pas prévu d’œuvrer dans la dentelle : « Un centre des Congrès, cent logements, un Ehpad de 440 places, 220 places d’hôtel, une galerie marchande, des start-up… » soupire Mathieu Baron, de Grignon 2000, lui‑même ancien élève. Un bric‑à‑brac à fric. « Altarea, on les a rencontrés : ils voulaient juste acheter le foncier, le découper en lots et le revendre avec une grosse marge. » Grignon 2000 propose un contre-projet, et un deuxième foyer de contestation s’allume : celui des étudiants d’AgroParisTech. « De promotion en promotion, on se racontait où en était le dossier, raconte Romance, aujourd’hui en deuxième année. On a compris qu’il fallait frapper fort. » Alors, en mars 2021, quelque trois cents ingénieurs en herbe déclenchent un blocus du site. « Franchement, ils nous ont beaucoup aidé » s’étonne encore Mathieu. « Quand des ingénieurs se mettent à avoir des actions radicales… S’ils n’avaient pas bloqué le site, l’état n’aurait pas hésité. » D’autant que s’ensuit une pétition d’un millier de signatures, et que des articles de presse tombent.
Le gouvernement sent le vent de la fronde, et choisit le cœur de l’été, le 31 juillet, pour attribuer le marché à Altarea. L’état demandait 13 millions, le promoteur en propose 18 ! Écarté, donc, le projet de Grignon 2000, qui revendique pourtant 3000 soutiens financiers. Si des élus de tous bords se mobilisent, manifestent devant le site, rien n’y fait. « C’est Bercy qui gère ce dossier », répète-t-on aux opposants…
C’est un travail de fourmi, comme dans une fable naturaliste, qui renversera la montagne. Grignon 2000 et quelques journalistes dépiautent le projet d’Altarea, y trouvent des failles : l’appel d’offres a oublié la mairie, pourtant prioritaire sur ce coup. Et puis, la forêt bénéficie d’un statut d’état : on ne peut pas en faire du petit bois à sa guise. Surtout, le vrai scandale : si Altarea file 18 millions d’euros de la main gauche, c’est pour mieux les reprendre de la main droite ! « Ils utilisaient une niche fiscale sur les bâtiments historiques : sur 18 millions, 6 seraient défiscalisés ! » Sans compter d’autres combines : « Ils prévoyaient de revendre le matériel des labos à d’autres organismes publics. En tout, leur achat allait leur rapporter 19,2 millions. Ils seraient bénéficiaires, tout en mettant la main sur 21 hectares ! »
La ficelle est trop grosse. Le gouvernement annule l’attribution. Un nouvel appel d’offres est prévu fin 2022. « On va pouvoir remettre sur la table qu’on ne veut pas de privatisation », prévient Mathieu. S’ils n’ont pas encore gagné la guerre, les héritiers de Lamarck ont remporté une sacrée bataille…