« Salut Shun, bien dormi ? »
Il est passé huit heures, et il se réveille à peine. Je m’apprête à le sortir du lit pour l’emmener dans la salle de bain. Car lui ne marche pas. Il n’a jamais su, depuis sa naissance et douze années écoulées. Je suis éducateur spécialisé, j’aide des enfants polyhandicapés, complètement dépendants, pour tous les actes de la vie : se laver, s’habiller, manger…
C’est bien, mais ça ne me suffit pas : je veux y mettre un supplément de joie, de vie, d’âme. Car ceux que je côtoie au quotidien ne sont pas « des objets de soins », comme le voudrait le jargon : ce sont des enfants avant tout.
Aussi, je suis celui qui réinvente leur quotidien pour essayer de le transformer, et le rendre plus vivant. Dans un instant, la poubelle de salle de bain et le panier à linge vont se transformer en panier de basket où je viendrai smasher couche, gants et serviettes sales pour faire rire Shun. Grâce à mes super pouvoirs, cette salle de bain, au petit matin comme le soir, se transforme en terrain de basket pour son plus grand bonheur. Et lorsqu’il ne veut pas se brosser les dents, peu importe. La brosse à dents se transforme en sabre, et moi en Ninja, baragouinant une vague langue chinoise improvisée, à moins que je ne choisisse de pratiquer les pointes du ballet de l’Opéra, la brosse à dents portée bien haute : l’effet est garanti et l’hygiène dentaire préservée.
Shun ne parle pas non plus. Pourtant, je lui promets régulièrement des montagnes de yaourts au chocolat en dessert pour qu’il garde le silence à propos de mes pseudo-somnolences, quand l’adjointe de direction se pointe dans la salle à manger : « Shun, est-ce que Fabian a dormi ? » Les rires fusent de nouveau, notre petite mise en scène est bien rodée.
La plupart des copains et des copines de jeux de Shun ne possèdent pas le langage non plus. Nathanaëlle sort du lot : elle possède un bagage de quelques mots, un langage parfois fleuri, du « Putain », du « Ta gueule », en veux-tu en voilà… Mais les mots se font plus doux quand, poussant son fauteuil roulant pour venir vers moi dans la salle à manger, elle m’adresse un « Chant’ » : elle réclame que je pousse la chansonnette, ou la comptine, en m’accompagnant de percussions. Je m’exécute bien volontiers, sur le vieux djembé fatigué, ou par percussions corporelles avec mon torse en guise de caisse de résonance. Elle se réjouit, m’imite, me subtilise parfois mon instrument, avant de jeter les bras en l’air en criant « Ouais ! »
Un petit groupe d’enfants se forme alors autour de moi, et je vois des étoiles dans les yeux, bien souvent. Je suis leur troubadour approximatif, car, bon public, ils me pardonnent volontiers mes oublis de textes ou mes notes pas toujours très justes.
Ils ne savent pas dessiner non plus, mes tendres incapables. Peu importe. Que cela ne nous empêche pas de participer au festival de BD d’Angoulême, comme l’hiver dernier. Après tout, avec les doigts, les mains, les avant-bras, la peinture s’étale sur la feuille quand même. Ajoutez-y, avec beaucoup d’imagination, quelques coups de crayons de l’éduc, et on peut y voir des personnages, des monstres, des raz-de-marée… De quoi terminer, contre toute attente, deuxième du concours dans notre catégorie d’âge !
Je suis aussi, mais ne le répétez pas, celui qui a outrepassé la loi… sans que ça ne dérange pour autant. Ainsi, lors d’un hiver où les routes étaient ensevelies de neige, l’établissement était devenu difficilement accessible pour les salariés, pour les enfants à accueillir. Pour autant, certains y avaient passé la nuit. Je traversais la ville d’Amiens sur mon vélo, et croisais, peut-être de l’inédit dans notre plat pays, un type en ski place de la gare. Sans personnel médical à disposition, il fallait bien que quelqu’un s’occupe de préparer les traitements des enfants en les plaçant dans des piluliers. Mission accomplie, avec l’aide de ma collègue aide-soignante au téléphone.
Bien sûr, ce désagrément climatique n’était rien à côté du confinement qui nous attendait au printemps 2020.
En cette période de pandémie, la pression sanitaire, parfois à outrance, bouleversait les repères d’enfants désorientés, se laissant aller à la déprime, voire à l’automutilation… Lors de notre journée « bilan », en juillet dernier, une intervenante extérieure, « responsable nord de l’Institut Gineste – Marescotti » est venue nous causer du concept d’« humanitude », basé sur l’attention, l’écoute, l’émotion : « Savoir ce qui est bon pour l’autre sans demander son avis, c’est de la maltraitance. J’ai moi-même utilisé certains systèmes punitifs en pensant que c’était bien. »
J’ai vu, alors que la journée se terminait, une collègue aide-soignante en larmes dans le couloir de l’établissement : « Quand on fait le choix de ne pas être vaccinée, on se sent seule et pas soutenue. » Elle sanglote, pendant que d’autres, avec insouciance, font la queue pour faire flasher leur QR code afin d’être « tranquilles » à la rentrée. Ces images, que je n’oublierai jamais, ont déchiré ma conscience. « Ce monde n’est pas le mien », je me suis dit. Cette collègue finira finalement, mais « blessée à l’âme », et par contrainte économique, par accepter l’injection.
Je me suis, à mon tour, fait convoquer par la direction. Pas de reproches, non, mais curieusement une série de louanges inattendues : « C’est une rencontre que nous aurions préféré ne pas avoir à faire… On n’imagine pas le groupe sans vous… Quand on pense à vous, on pense à Léa, à Shun. Vous incarnez la stabilité et la sérénité… Vous êtes un repère pour nous. Je n’ai pas du tout, mais pas du tout envie de me séparer de vous », m’a dit la directrice.
L’adjointe de direction a ensuite enchaîné, pour savoir comment j’envisageais la suite. Une démission ? Mais elle s’est brusquement arrêtée, et s’est retournée afin de cacher ses yeux humides à l’aide de ses mains. Elle a ensuite formulé des excuses auprès de la directrice, à qui elle avait dit en préalable de la rencontre qu’elle ne montrerait pas ses émotions.
Je ne sais plus où j’ai lu qu’en anglais, on pouvait rapprocher le terme « émotion » de celui d’« e-motion », autrement dit, « mouvement d’énergie ». Étrange monde où il faudrait contenir, refouler cette énergie, l’empêcher de circuler. Étrange monde où il faudrait désormais cumuler distance psychique et physique : comment ne pas penser qu’un tel monde se meurt à petit feu ?
Car oui, je suis celui qui n’a pas suivi l’injonction de l’injection. Celui qui sent aux tréfonds de son être qu’il n’y a pas de confiance à accorder aux menteurs et aux corrupteurs, qui seraient devenus subitement les sauveurs de notre monde.
Combien de bons amis me regarderont de travers ?
Combien je recevrai de coups de révolver ? Mais elle, elle ne me regarde pas de travers…
« Aaahooo ! », me dit Rosa, alors que je la porte en sortant de la salle de bain. Cette grande jeune fille de douze ans qui peut marcher, mais qui ne dédaigne pas de se laisser porter à l’occasion, à s’accorder ce petit plaisir. Je sens toute sa satisfaction et sa confiance, s’accrochant à moi comme à un pilier, un repère sûr.
Pourtant, dans quelques jours, je ne serai plus présent à ses côtés. En tournant le visage légèrement sur la gauche, je vois au mur, accrochés avec des pinces à linge sur une ficelle, des portraits d’enfants dessinés. Et je me replonge dans plus de vingt ans de partage, de joies, de tristesses aussi parfois, auprès d’eux. Vingt ans où le rire, les chansons, la créativité, auront été mon moteur.
Le dernier jour est arrivé.
Une collègue n’a pas souhaité me dire au revoir. Elle s’est réfugiée dans sa voiture, en larmes, pour m’écrire un SMS : « Ton départ forcé de l’institution est d’une extrême violence pour moi, je prends conscience du phénomène. En phase de sidération ces derniers mois, je pense que je ne voulais pas y croire mais on y est. Ta place est parmi nous et les enfants. Les enfants ont besoin de toi Fabian. Je suis écœurée et en colère. J’ai appris à te connaître et j’apprécie l’homme que tu es, avec des convictions qui sont les tiennes et que tu défends avec force. Tu vas me manquer. Je reprendrai contact avec toi si tu m’y autorises. »
Alors, après avoir, pendant vingt ans dans cet internat, remonté des centaines de valises, rangé des milliers de slips, de chaussettes, de ticheurtes… j’espère que je pourrai au moins me recycler dans le métier d’homme d’affaires.