Le cartel de Montdidier
Le Courrier picard, août 2021.

Cette photo est extraordinaire. Pour moi, elle n’est pas grotestque mais alerte sur la mort des centres‑villes, où les grandes surfaces font fermer les petits commerces un à un. Là, ce boucher en est réduit à chercher le buzz en utilisant le cannabis comme argument commercial, avec un extrait de chanvre autorisé à la consommation. Une sorte de synthèse entre boudin et bédot. Jusque là, dans notre imaginaire, le cannabis était relégué en périphérie des villes, apanage des banlieues. Là, il devient un argument pour revitaliser les centres‑bourgs, qui cherchent encore à attirer des chalands.
Je connais bien cette ville de Montdidier, puisque j’y ai grandi. À l’instar de ce qu’on voit dans d’autres petites villes ou villages, à l’exemple d’un coiffeur qui propose des infusions aux fleurs de chanvre, on assiste là aux derniers râles d’un agonisant. Même les petits commerces comme les boulangeries sont écrasés par de grands groupes qui s’installent sous forme de petites échoppes franchisées : Marie‑Blachère, la Panetière… Dans son livre Comment la France a tué ses villes, Olivier Razemon le constate : « Les commerces de centre‑ville font ce qu’ils peuvent pour contrer l’attraction des centres commerciaux. En vain. Ici une boulangerie de quartier à l’abandon, là une ancienne crêperie dont le rideau de fer a été tiré à côté d’une boutique de photographie vide. Plus loin d’autres dents creuses. Partout on sent la déprise commerciale. » La grande distribution mène là une logique de requin, qui nous pousse peu à peu à devoir rouler dix minutes pour aller chercher une baguette dans la boulangerie la plus proche. Finalement, le cannabidiol de notre charcutier a presque une dimension thérapeutique : c’est une des dernières consolations dont on dispose pour anesthésier la douleur sociale…
Le Tamagotchi de l’amour
Le Courrier picard, septembre 2021.

La photographie est en contre-jour, masquée, parce que la jeune femme qui témoigne a honte, sans doute, d’utiliser un « assistant affectif individuel ». Cet article illustre à sa manière le grand chaos du marché qu’est devenue la séduction sur les réseaux sociaux. À lire les témoignages des personnes, qui fréquentent les sites de rencontres, on a l’impression de récits de combattants envoyés sur le front. Et c’est Verdun… Les relations sont hachées, sans rien de stable, il existe une violence inouïe dans les ruptures, les messages destinés à blesser sont légion. La sociologue Eva Illouz en a tiré un de ses ouvrages récents : La fin de l’amour. Un sentiment amoureux qui est pourtant décrit par Ovide dès l’Antiquité, puis avec l’amour courtois au début du Moyen‑Âge, jusqu’aux sites de rencontres, donc. Houellebecq, dans Extension du domaine de la lutte, montrait déjà comment l’amour se plie aujourd’hui aux règles du capitalisme, dans une misère totale.
Mais une autre œuvre de fiction nous ramène directement à cet « assistant affectif individuel » qu’on évoque ici. Dans Her, film sorti en 2014, une société genre GAFA sort un logiciel qui progresse au fur et à mesure de tes interactions avec lui. Le personnage principal tombe amoureux de ce logiciel. Il y a encore sept ans, on pouvait se dire que cette réalité poindrait pour 2030, 2040… Seulement, on y est déjà. La sollicitude et l’attention à l’autre sont devenues tellement rares, le désir est à ce point sorti de son lit et des lits pour aller vers le wi-fi et les caddies qu’on se rabougrit, on se replie sur des simulacres d’amour. Avec les « interfaces numériques, c’est comme si le choc du réel était devenu trop fort pour entrer en contact direct, se confronter à un autre corps. Choc du physique, de la chair, du regard, de la façon de bouger, de la tonalité de la voix » écrivait Nathalia Brignoli dans Le chaos de la séduction moderne. Avec les confinements successifs, on a passé la vitesse supérieure : la vie confinée est celle du futur. La société capitaliste nous rabat sur nous, sur nos besoins, et nous laisse seuls avec ce Tamagotchi de l’amour 2.0.
Dernier igloo avant la fin du monde
Télé 7 jours, septembre 2021.

Décidément, on n’y arrivera pas… Construire des Love hotels pour pingouins relève du rafistolage, et cela doit nous alerter : il s’agit là d’un acte désespéré. Comme ces bouts de scotch qu’on retrouve parfois sur certains appareils dans les centrales nucléaires en guise de maintenance. Il s’agit, également, d’une illusion, qui m’évoque cette citation du psychologue Pierre-Henri Castel, dans Le mal qui vient : « Affamés, l’âme brisée par les injustices que ne manqueront pas d’infliger des institutions politiques dysfonctionnelles nées de la pénurie et de l’insécurité, il est probable que les hommes de la fin des temps reculeront de moins en moins devant le crime pour confisquer les dernières ressources disponibles : énergie, eau, aliments. En attendant nous nous étourdissons de l’illusion que tout est sous contrôle. Que l’on peut continuer comme avant. » Cette photo, c’est aussi malgré tout le symbole des efforts faits par les gens de bonne volonté pour sauver ce qui peut encore l’être. Il faut maintenant que les 80 % de personnes neutres s’y mettent pour faire pencher la balance du bon côté.