Pourquoi je ne veux pas vivre dans la France 2030 de Macron

Face au « défi climatique », que prône Macron ? Le tout-technologique. Les « innovations de rupture ». Qui sont la version moderne, scientiste, du deus ex machina de la tragédie antique…

Publié le 3 décembre 2021

« Quelle est la solution privilégiée pour lutter contre le changement climatique ? »
A cette question, les Français répondent à 53 % par : « une modification de nos modes de vie ». Et à 29 % par : « le progrès technique et les innovations ». Avec sa « stratégie France 2030 », Emmanuel Macron répond franchement, il fait un pari pour le pays : pour lui, c’est par « le progrès technique et les innovations », à 100%.
« Le premier grand défi, énonce le Président, dans son long discours, c’est évidemment le défi climatique, environnemental, c’est‑à‑dire le problème à la fois des dérèglements climatiques et de la raréfaction de la biodiversité. » Jusqu’alors, comme il le souligne, il y a « consensus ». On est tous d’accord. Mais comment compte‑t‑il l’affronter, ce « grand défi » ? La « nature » n’est pas évoquée, absente de la prose présidentielle. A vrai dire, en toute honnêteté, le mot « nature » apparaît une fois : pour « la nature des dépenses publiques ». L’« eau », c’est à nouveau zéro, alors que c’est une immense angoisse, quand même, les rivières à sec. L’« air », lui aussi, ne surgit qu’une fois pour : « armée de l’air ». Et évidemment, ni « poisson », ni « oiseau », ni « abeille ».
C’est un autre vocabulaire qu’on retrouve : la « technologie » (23 occurrences). Les « innovations » (84 occurrences). Les « ruptures » (35 occurrences). L’ « accélération » (36 occurrences). Voilà les solutions au « grand défi » !
À partir de cette poignée de vocables, on peut composer des phrases macronistes : « Nous vivons une extraordinaire accélération du monde, de l’innovation et des ruptures. » « Innovations de rupture, innovation technologique et industrialisation sont beaucoup plus liées qu’on ne l’avait intuité jusqu’alors. » « Quand on se désindustrialise, on perd de la capacité à tirer de l’innovation dans l’industrie et donc de l’innovation, même incrémentale, et c’est celle‑ci qui nourrit le dialogue avec les innovations de rupture. » « L’innovation de rupture a complètement comprimé son temps entre l’invention et son industrialisation. » « L’ensemble des acteurs partout dans le monde sont en compétition instantanée, pour en quelque sorte réduire le temps qu’il y a entre l’idée géniale et l’idée de rupture et la possibilité pour que celle‑ci change les pratiques. »
C’est vrai, j’éprouve une forme de jouissance, d’ivrognerie, à copier‑coller des passages de la prose présidentielle. Peut‑être me trompe‑je, mais il me semble qu’à isoler ses syntagmes ainsi, à les placer sur le papier, le ridicule éclate, l’arrogance avec, de cette langue si vide, si creuse, si nulle, qui se veut savante. Je ne parviens plus à m’arrêter !
« Nos grands groupes industriels vont survivre, se transformer et gagner la partie grâce à l’innovation de rupture de start-up qu’ils auront incubées ou qu’ils auront rachetées ou avec lesquelles ils auront des partenariats. »
« Dans ce temps d’accélération, il nous faut bâtir les termes d’une crédibilité qui nous permette justement d’accélérer l’investissement public dans l’innovation, l’innovation de rupture et la croissance industrielle parce que c’est le seul moyen dans le même temps, de construire la production et la croissance. »
« Nous devons réinvestir pour être à la pointe de l’innovation de rupture. »
« Nous devons absolument nous préparer à des technologies de rupture. »
« Des start-up et des PME qui sont en train de proposer des innovations de rupture. »

C’est un homme, donc, qui produit ces phrases, et pas un logiciel d’écriture automatique. Le mot clé, on l’aura saisi, c’est « innovation de rupture ». Il y aura des « innovations de rupture en santé », des « innovations de rupture pour connaître les grands fonds marins », des « innovations de rupture pour mieux gérer nos déchets nucléaires », etc.


Dans la tragédie grecque, il existait le deus ex machina : c’était un dieu qui descendait du ciel, grâce à une machine, pour remettre de l’ordre parmi les hommes, pour rétablir la justice, pour régler les soucis. Désormais, dans l’idéologie macroniste, mais qui reflète seulement l’idéologie dominante des dominants, désormais, c’est la machina deus. La machine est le dieu. La machine est le dieu qui va tomber du ciel, ou de cerveaux géniaux, et venir nous sauver face au défi climatique.
Que signifie « innovation de rupture » ? C’est nous dire que, demain, une technologie va advenir, dont pourtant nous ne savons encore rien.
Soit.
On peut espérer.
Mais doit‑on confier notre destin à ce pari incertain ?
Doit‑on laisser notre avenir à cette foi technologique ?
C’est la version scientiste du miracle chrétien. C’est le Messie qui revient, mais sous forme d’objet (vraisemblablement connecté). Qu’on ne se méprenne pas : les « technologies », les « innovations », les « ruptures », qui pourront aider, face à la catastrophe en cours, je prends. Nous ferons le tri dedans. Entre les gadgets, les méga‑progrès mégas‑dangers, néfastes pour la planète, et les véritables progrès qui viendront à notre secours. Les recherches, les savants, en tout, je prends.
Mais à quoi servent, politiquement, ces « innovations de rupture » ?
À nous faire attendre Godot ou la techno. À ne pas changer la société. La société de production. La société de consommation.
Ainsi définie par Le petit Robert – et j’apprécie cette clarté : « Type de société où le système économique pousse à consommer et suscite des besoins dans les secteurs qui lui sont profitables. » Ou encore, dans Le petit Larousse : « Société d’un pays industriel avancé où l’économie, pour fonctionner, s’efforce de créer sans cesse de nouveaux besoins, et où les jouissances de la consommation sont érigées en impératifs au détriment de toute exigence humaine d’un autre ordre. »
C’est de ça, bien sûr, dont il faudrait sortir. S’en sortir pour les fringues. S’en sortir pour la voiture. S’en sortir pour la bouffe. S’en sortir pour les loisirs. Et faire primer des « exigences humaines d’un autre ordre ». Mais qui voudrait sortir de ça, vraiment ? Qui voudrait le changer ? Sûrement pas Macron et ses amis, que ce système nourrit, gave, de millions, de milliards.
Alors, l’« innovation de rupture », c’est leur réponse, la réponse des dirigeants, après le déni (qui a duré des décennies), après le « développement durable », après la « finance verte », etc. L’« innovation de rupture », c’est leur dernière hypocrisie, pour concilier encore l’« écologie » avec leur monde, avec le business, avec les « investisseurs », avec la « compétition ouverte », avec la « compétitivité productive », les « grands groupes qui ont des capacités à investir, à tirer des filières. Formidable. » L’« innovation de rupture », c’est sans doute leur non‑réponse la plus pathétique, la plus illusoire, voire la plus criminelle : elle suggère que nous avons le temps, le temps d’attendre. Alors que le temps presse. Elle nous incite à l’apathie, à abandonner notre sort aux cerveaux, aux labos, d’où jaillira la Lumière. Alors que nous pourrions, nous devrions, agir toutes, tous, par millions, avec notre volonté rassemblée, avec notre énergie décuplée, non par des petits gestes, mais magistralement, gigantesquement, engagés dans une « guerre climatique ».
On peut lister, alors, les paris de notre Géo‑Trouvetou élyséen.


Transport.

Chez Macron, c’est l’« avion vert », pour « déployer d’ici à 2030 ce premier avion bas carbone qui doit être un projet français, nous nous lançons. » « Lançons », pourquoi pas. Même si les dirigeants de l’aéronautique admettent, eux‑mêmes, que ce n’est pas, au mieux, avant 2035, et donc avec une flotte remplacée, au mieux, pour 2050. Et plutôt, par exemple, que d’interdire les jets privés – qui représentent en France un vol sur dix. Plutôt que de limiter l’usage de l’aviation, qui dans l’année, dans la vie, devrait être l’exception. Plutôt que de mener, au présent, le transfert des camions vers le fret ferroviaire. Plutôt que restaurer les gares de proximité, avec des trains qui circulent.

Energie.

Ici encore, c’est un pari, plus risqué : sur le nucléaire de proximité. Alors qu’on pourrait mettre le paquet, dès maintenant, on le devrait, sur l’isolation des logements – et ce serait du gagnant-gagnant-gagnant-gagnant : gagnant pour les factures, gagnant pour la planète, gagnant pour l’emploi, gagnant pour l’indépendance de la France. Le chauffage, c’est 30 % de nos émissions de CO2. Et alors que nous avons les technologies, disponibles, sous la main, pour faire des « maisons neutres en carbone », nous ne faisons rien, ou si peu : au rythme où nous investissons, il nous faudra plus de trois siècles pour éliminer les passoires thermiques !

Agriculture.

Dans les champs aussi, c’est le pari de l’hyper‑technologie. Après les révolutions mécanique et chimique de l’après‑guerre, Emmanuel Macron dessine cet avenir : « La révolution dans laquelle nous sommes, c’est celle du numérique, du robotique, de la génétique, et c’est celle qui nous permettra de continuer à produire pour nous nourrir en améliorant toujours la qualité de notre alimentation, en améliorant notre compétitivité et en baissant les émissions de CO2. » C’est une fuite en avant, et au nom de l’environnement !

La santé.

C’est là le plus drôle, peut‑être, le clou du spectacle : « La révolution médicale, elle, se fera sur la convergence des innovations de rupture en santé, mais aussi de la convergence avec le quantique, l’intelligence artificielle et tout ce qui nous permet, là aussi avec l’Internet des objets, de faire converger des familles technologiques qui étaient jusqu’alors séparées. » Soit. Mais si les lits, les infirmières, les soignants, ne constituent pas des technologies de rupture, on en aurait quand même bien besoin…
C’est une folie, pour moi, qui s’exprime ici, une folie sous couvert de science, mais une folie. Le président impose un obscurantisme high‑tech. Il nous condamne à un futurisme dépassé. Il prolonge Jules Verne au XXIe siècle.
Or cet avenir, nous n’en voulons plus, et ils le savent, et ils le sentent : nous préférerions, largement, majoritairement, « un changement dans nos modes de vie. » Alors, ils s’accrochent, avec toute la puissance de leurs médias, de leurs milliards, de leurs ministères, ils s’efforcent de refermer notre horizon, d’obtenir notre résignation.
Ce sont deux chemins.
C’est un choc entre ces deux visions, deux propositions, pour l’avenir. Les catastrophes en cours, le réchauffement, la banquise qui fond, le ciel qui se vide de ses oiseaux, la terre de ses animaux, la sécheresse qui gagne, tout cela, c’est la main de l’homme, c’est son emprise, c’est sa puissance. Comment s’en sortira‑t‑on ? Par plus d’emprise ? Par plus de puissance ? Ou, au contraire, en retrouvant une place plus modeste dans l’univers ? En cherchant davantage d’harmonie avec notre environnement ?
Avant la Cop26, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres déclarait : « C’est notre propre tombe que nous creusons. » Et dans le discours de Macron, un mot revient comme un refrain : « accélération » (à 36 reprises). Même pour creuser notre propre tombe, accélérons !

L’élite suicidaire

C’est un passage sur Inter de Thierry Breton, ancien patron d’Orange, commissaire européen au Marché intérieur, plein de « euh » et de « ah ». Par sa nullité, par sa vacuité, une évidence apparaît : la planète qui court à sa perte, ils s’en foutent.

Thomas Snegaroff : On a dans la nuit un accord, l’accord de Glasgow. Quelle est la position du commissaire européen que vous êtes aujourd’hui ? Est-ce que vous dites : c’est une très bonne chose pour le climat, sachant que les organisations, les gens qui travaillent sur le sujet, trouvent qu’on n’est pas allés assez loin ?

Thierry Breton : Vous savez, ça fait… euh… les COP… euh… font partie de cette nouvelle diplomatie… euh… dans ce monde… euh… si incertain… euh… au fond dont on parle depuis le début de cette émission… euh… Et c’est bien, d’avoir… euh… des moments où je dirais les principaux… euh… pays de la planète se réunissent sur un sujet commun. Et qu’est-ce qu’il y a de plus commun que la planète, puisqu’au fond c’est de ça dont on parle dans les COP. Donc cette nouvelle diplomatie, qui n’existait pas il y a vingt ans… euh… devient une diplomatie importante. On l’a vu du reste, on s’est félicité, on sait tous que la tension, les tensions, entre les états-Unis et la Chine vont marquer aussi… euh… la première moitié… euh… de ce siècle. On le sait, certains le craignent du reste, compte tenu… euh… des enjeux qui sont en cours notamment en mer de Chine autour de Taïwan. … euh… euh… Mais là voyez-vous, on s’est félicités…

Cet extrait me paraît si parlant, par sa vacuité même, par sa nullité. On interroge un dirigeant de notre continent sur le sujet vital, l’avenir de la planète, et qu’a-t-il à dire ? Rien. Le néant. Il fait des ronds, des phrases, des circonvolutions. Le journaliste le relance :

Thomas Snegaroff : Ça c’est sur la forme, mais sur le fond ?

Thierry Breton : Oui mais attendez, mais, la diplomatie c’est de la forme ! J’allais y revenir. Là encore une fois, le fait que la Chine… euh… et les états-Unis… euh… euh… euh… soient tombés d’accord… euh…, c’est quand même un point.

Françoise Fressoz : Oui mais il y a une urgence climatique qui s’impose à tous et on a l’impression qu’on est systématiquement en retard.

Thierry Breton : Madame Fressoz, vous avez raison, et… je pense que ce sera comme ça jusqu’en 2050.


C’est une réponse, au fond, criminelle, suicidaire. Et qui parvient à révolter une autre des journalistes :

Laurence Peuron : Ah oui mais là, ça va poser un problème parce que du coup on va dépasser les objectifs qui sont donnés, et que si on continue sur cette trajectoire, d’ici la fin du siècle, on est à +2,4°C de réchauffement climatique, et auquel cas l’humanité est en danger, est en péril.

Thierry Breton : Nous sommes tous d’accord et… euh… ce que je voulais vous dire, c’est qu’encore une fois, ce n’est pas parce que… euh… euh… euh… à un moment donné on tombe d’accord sur un objectif qu’on le fait. Et je suis bien placé pour le savoir puisque vous m’interrogez en ma qualité de commissaire au marché intérieur, c’est-à-dire au fond, des entreprises, que la transition, la transformation est absolument gigantesque. Que, effectivement, il va falloir doubler, songez !, la production d’électricité en Europe pour atteindre l’objectif jusqu’en 2050. Donc oui, je l’ai dit, et je le redis, on ne pourra pas, pour atteindre cet objectif sur le continent européen… euh… euh… euh… se dispenser de l’énergie nucléaire… – etc.

C’est le même qui, on s’en souvient, prônait : « Pour que l’Union européenne continue de faire la course en tête, j’ai lancé sans attendre une initiative afin d’accompagner et d’accélérer nos efforts de recherche en Europe sur la 6G. »

Ainsi, donc… Ils nous entraînent dans une impasse. Ils foncent dans le mur écologique. Avec, comme seule issue, le miracle-mirage technologique. Qui pourrait bien accélérer la catastrophe.

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