Souffler sur les braises

Yoann et Mehdi, syndicalistes d’élite, ont mené une lutte antiraciste dans leur entreprise, STEF, en Vendée… qui a fini par les licencier, jusqu’à organiser une manifestation hostile quand l’inspection du travail les a réintégrés. Depuis, ils font des tours de bus à La Roche-sur-Yon…

Publié le 3 décembre 2021

Jacques Grondin.
C’est un ouvrier vendéen, fils et petit‑fils d’ouvriers vendéens. Un géant de cinquante ans, qui fait près de deux mètres et pèse 120 kilos. Une force de la nature, qui trimballe des quartiers de viande huit heures par jour depuis trente ans dans l’entreprise STEF, leader européen du transport du froid, aux Essarts‑en‑Bocage, 200 salariés, en Vendée.
À la fin des années 2000, l’entreprise fourgue à Jacques un jeune à former entre les pattes.
Un ouvrier vendéen, fils et petit‑fils d’ouvriers vendéens. Il s’appelle Yoann Jadaud. C’est un petit merdeux pas costaud du tout, fin comme une allumette, fan du Puy‑du‑Fou, comme toute sa famille. Aux repas du dimanche, tirades enflammées pour Philippe de Villiers et blagues racistes du tonton se succèdent. Le nouveau président Nicolas Sarkozy fait rêver Yoann, aussi : séduit par son charisme, il a distribué des tracts pour lui.
Jacques Grondin en a vu d’autres, des rigolos qui parlent de politique, se prennent pour des artistes, font des selfies et ne valent rien au boulot. Ça ne rate pas : comme les autres, Yoann se plaint du matin au soir. « Putain mais c’est pas compliqué, bordel ! », gueule Jacques sur les quais, quand Yoann laisse tomber un quartier de bidoche de 100 kilos —trop lourd. Alors, Jacques prend le quartier d’une seule main, se le jette sur l’épaule, et fait le travail à la place du gamin.
Bon à rien. Les jeunes ne veulent plus bosser. Qu’ils aillent faire des selfies avec Sarkozy…

Tondeuse tractée

« Ça m’a fait un truc… »
Yoann Jadaud, 14 juillet 2021.
« Ça m’a fait un truc, quand j’ai vu Jacques chialer comme un gosse… Ce gros balèze, qui m’avait formé à la dure, une brute de taf mais un amour de mec, qui avait jamais ouvert sa gueule… Il me chialait dans les bras comme un bébé. Il était pété, Jacques, son épaule marchait plus. Trente piges à soulever des tonnes de viande tous les jours, il était cuit. »
Jacques pleurait.
Pas parce que son corps était brisé : ça, son père et son grand‑père l’avaient vécu avant lui. C’était la loi du genre ouvrier. Il le savait.
Jacques pleurait parce que la boîte le lourdait. Sèchement, pour inaptitude. Sans une thune. À 50 piges. La boîte à laquelle il avait tout donné, sans jamais l’ouvrir, pendant trente ans.
« Il était à deux doigts de se foutre en l’air.
Voir un colosse comme ça dans cet état, ça m’a fait un choc… »

Un tel choc que Yoann se décide à de l’inédit : monter dans les bureaux pour alerter la direction. Lui fait partie de la France qui se lève tôt, de la génération Sarko, celle du gagnant‑gagnant avec l’employeur. Sa direction et lui ont les mêmes intérêts : chaque jour, ils redressent le pays, travaillent plus pour gagner plus, et combattent le cancer de l’assistanat. Nul doute que son patron va mettre un terme au calvaire de l’ami Jacques.
Stupeur : l’employeur s’en tape.
L’employeur déclare à Yoann que l’épaule détruite de Jacques n’a strictement rien à voir avec son travail.
L’employeur s’est renseigné : chez lui, dans son jardin, Jacques passe la tondeuse.
Une tondeuse « tractée », précise la direction.
C’est lourd, une tondeuse tractée.
Ça casse l’épaule.
Le travail n’a rien à voir là‑dedans.
M. Grondin est inapte.
Au revoir, M. Jadaud.
Et ne traînez pas trop, c’est l’heure.

Pendant ce temps, Mehdi Khechirem conduit des poids lourds en intérim. Fils d’ouvrier et de femme de ménage, lui vient de « quitter la misère du Nord pour trouver un joli cadre de vie. En m’installant en Vendée, je voulais être peinard. Tout, sauf militer ». C’était sans compter sur un formateur syndical de choc : Loïc Le Jallé, directeur de STEF‑Vendée. « Ça faisait des années à mon arrivée que je bossais dans le transport. Donc je connaissais parfaitement la convention collective, et partout où j’avais bossé, elle avait été respectée. En Vendée, on me volait la majoration de mon taux horaire, mon treizième mois, on me faisait faire des tâches en dehors de ma fiche de poste… J’ai réclamé mes droits quatre fois, en 18 mois d’intérim : les yeux dans les yeux, le directeur me répondait « ici, on ne fait pas ça ». Syndicalement, c’est lui qui m’a formé. Il a fait de moi un militant… » Et de Yoann et Mehdi, des frères.

« Ne traînez pas trop, M. Jadaud, c’est l’heure. »
M. Jadaud n’a pas traîné, en effet.
M. Khechirem non plus.
C’est qu’il était tombé de haut, le bientôt camarade Yoann Jadaud : la direction avait persisté à ignorer tous ses appels du pied, pendant que Jacques Grondin persistait à pleurer comme un gamin. « L’histoire de Jacques, je ne l’ai jamais digérée », dit aujourd’hui sobrement l’ex‑fan de Nicolas Sarkozy. Pour faire justice à Jacques, pour faire justice à Mehdi, ces deux conducteurs de poids lourds, tous deux titulaires d’un BEP, mettent en place un syndicat CGT en 2013 dans la filiale vendéenne qui revendique alors comme une fierté locale de posséder le taux horaire le plus bas du groupe STEF… Ensemble, Yoann et Mehdi multiplient les conquêtes sociales, arrachent la première place aux élections professionnelles. Deux syndicalistes d’élite bâtis sur une tondeuse tractée et un treizième mois floué…


S’engager par amour

L’étincelle Loïc Le Jallé aura donc embrasé la plaine. Mais il y a plus : « Au fond, pourquoi on s’engage ? », rêve un peu Yoann, ses yeux ailleurs. Dans les routes de ses songes, ce chauffeur poids lourd aperçoit une lumière peu syndicale : « On s’engage par amour. Parce qu’on aime l’autre, les autres, et qu’on ne supporte pas qu’ils soient écrasés. On s’engage pour être heureux, pour pouvoir s’aimer, ensemble. Et pour être aimé, aussi, parce que ceux pour qui tu te ruines l’existence te le rendent. Aimer, et être aimé… » Pour avoir entendu nombre de Gilets jaunes reprendre ces mêmes aspirations ou à peu près, on est en mesure de certifier qu’il ne s’agit pas là, chez Yoann, de restes mal digérés d’un catholicisme sauce de Villiers. Seulement les Gilets jaunes qui ne demandaient qu’à aimer ont rapidement trouvé face à eux des chars de treize tonnes positionnés sous l’Arc de Triomphe. Et Yoann Jadaud, qui aimait tous les Jacques Grondin et voulait en être aimé, Mehdi Khechirem, qui voulait le respect des droits pour tous, se sont retrouvés avec, d’abord, leurs premiers collègues syndicalistes CGT achetés par la direction. Un syndicat CFTC maison, aussi, monté par la direction, qui leur ravit la première place aux élections professionnelles — la CGT demeurant majoritaire dans le collège ouvrier, son bastion. Puis avec les salariés qui se détournent d’eux, petit à petit : les rejoindre, c’est la garantie de ne pas faire carrière dans l’entreprise…

Yoann et Mehdi ne se découragent pas, pourtant.
Jusqu’en février dernier, où la totalité des salariés ultramarins ou possédant un prénom du sud de la Méditerranée viennent les voir : « bougnoule », « bamboula », imitation de singe, « retourne manger des bananes », « travail d’arabe », font partie des gentillesses quotidiennes que ces sept ouvriers essuient au boulot… Les syndicalistes enquêtent minutieusement : un travail d’orfèvre. Ils rédigent 25 pages de rapport d’un niveau scientifique, et lancent dans la foulée un « droit d’alerte pour atteinte aux droits des personnes ». En vain. La passivité de la direction est absolue, jusqu’à une réunion mouvementée en juin dernier : pour leur comportement jugé menaçant, Yoann et Mehdi sont licenciés. Entretemps, durement éprouvées par l’affaire, les victimes du racisme ont presque toutes quitté l’entreprise…
Par amour et pour l’amour, rêvait Yoann…Le 8 septembre, malgré tout, l’inspection du travail refuse leur licenciement, pointant un motif totalement injustifié, et reconnaissant au passage la qualité de leur travail.
Victoire !
Le 10 septembre, euphoriques, les deux syndicalistes sont de retour dans leur local. Une manifestation de chaleur humaine leur est alors prodiguée, sous les yeux passifs de la direction : une trentaine de salariés les encerclent, presque exclusivement des cadres, dont l’un entièrement cagoulé, cris et pancartes à la main — « cassez‑vous », « dégagez », « menteurs », « terreur ». Yoann et Mehdi désertent rapidement les lieux. En arrêt‑maladie, ils ne sont toujours pas revenus dans l’entreprise…

Chars soviétiques en Vendée

Résumons : chez STEF‑Vendée, le racisme n’est pas combattu. Le dénoncer vaut licenciement. Les décisions administratives, comme celle de l’inspection du travail, sont piétinées. Quant aux libertés syndicales, garanties par la Constitution, elles sont priées de « dégager ». Cela fait beaucoup : être raciste et licencier en paix, sans syndicats ni administration. C’est inédit, même : un seul précédent historique existe, dans l’actualité récente. En 2010, le local CGT de General Motors à Strasbourg est encerclé par une centaine de cadres menaçants, qui séquestrent longuement les syndicalistes. Mais quelques semaines après l’assaut antisyndical de General Motors, des millions de manifestants défilaient à plusieurs reprises dans les rues contre la réforme des retraites, annoncée alors par Nicolas Sarkozy. Idéologiquement, l’ambiance était à la reconquête. L’offensive antisyndicale de STEF‑Vendée, en 2021, a lieu dans des circonstances historiques différentes : de nos jours, des tribunes signées par des milliers de militaires proposant de prendre les choses en main sont publiées et applaudies. Des policiers manifestent avec leur ministre devant l’Assemblée nationale. Quant au racisme, il a droit de cité quotidien sur les chaînes d’information en continu, où être condamné pour incitation à la haine raciale semble garantir le maintien à l’antenne. Et l’ennemi est clairement identifié : le directeur du Point a pu tranquillement comparer, dans un éditorial, la CGT à… Daesh (1er juin 2016). Dans ce contexte, l’affaire vendéenne de la STEF prend toutes les dimensions, sauf celle d’un événement anecdotique…

La direction vendéenne de la STEF l’a bien compris. Ce dialogue, restitué au mot près, que Loïc Le Jallé, directeur de filiale, a eu avec Yoann montre qu’elle prend sa mission historique très au sérieux :
« Au fond, M. Jadaud, ce que vous voulez, c’est un monde inégalitaire.
—Ce n’est pas sérieux, M. Le Jallé. L’entreprise STEF‑Vendée, c’est 2,8 millions d’euros de résultat net en 2018, dont 1,4 million d’euros partagés entre les actionnaires, et 60 000 euros entre les deux cents salariés. De quelle inégalité parlez‑vous ?
—M. Jadaud, vous savez quel est le régime qui a fait le plus de morts dans le monde ?
—Non ?
—C’est le communisme. C’est ça, le monde que vous voulez ?
—Moi je n’ai pas trop réfléchi à tout ça, pour l’instant le sujet, c’est l’entreprise. Mais partout où je regarde, il y a des guerres, des famines, des bombardements, des migrants, le réchauffement climatique, des ouvriers qui crèvent la dalle, et j’ai plutôt l’impression que c’est le capitalisme qui domine le monde… »

Il faut remercier M. Loïc Le Jallé : lui défend le monde libre. L’entreprise STEF‑Vendée est le dernier rempart contre les chars soviétiques, qui ont depuis longtemps rentré les Essarts‑en‑Bocage (Vendée) dans leurs GPS. Et licencié par son directeur, Yoann Jadaud aura tout de même la fierté de savoir qu’il a derrière lui l’Armée rouge et les aciéries de Magnitogorsk…
On ironise.
On ironise, mais on ne devrait pas.
Loïc Le Jallé mène une bataille idéologique. Trente‑cinq ans après la chute du mur de Berlin, son ennemi demeure le rouge, le communiste —auquel il renvoie systématiquement toute opposition. Et depuis son poste de directeur, il mène également une bataille sociale : la liquidation de la classe ouvrière debout, du syndicat CGT de son entreprise. Ce camp mène une guerre de classe, avec un ennemi clairement identifié. Face à cette stratégie, assise sur des dizaines de millions d’euros, des milliers d’employés, des députés, des syndicats patronaux, des ministres, il y a les mots de Yoann : « Moi je n’ai pas trop réfléchi à tout ça, pour l’instant le sujet, c’est l’entreprise. » En d’autres termes, le camp d’en face est en guerre, a un projet, solidement bâti. Et nous, nous n’aurions « pas trop réfléchi » ?


Soyons indulgents avec Yoann et Mehdi : le projet, ce n’est pas forcément à eux de le bâtir. Syndicalistes de terrain, la tête dans le guidon des actions à mener, des dossiers à remplir, des copains à défendre, ils sont les fantassins d’une armée qui compte un état‑major, des généraux et des officiers. La guerre, la tactique, la stratégie, ce sont eux qui l’élaborent : quand le terrain est dans la merde, c’est vers eux qu’il convient de se tourner. Le terrain s’est tourné vers ses camarades de l’état‑major, en effet.
Syndicalistes d’élite, mecs pas compliqués, fidèles, pas dogmatiques, virés comme des merdes, ayant mené un combat incontestable contre le racisme et ramassé une manifestation antisyndicale en pleine gueule – fait historique inédit – Yoann et Mehdi sont partis en quête de soutien. Ils en avaient besoin : « Tous les matins, on se réveille en nage, avec le palpitant à bloc… On va mal. »

Mais Yoann et Mehdi se sont retrouvés seuls.
Sans soutiens.
Ils n’en ont obtenu aucun, ou si peu. On peut faire mille hypothèses : à ce désert autour d’eux, il existe en effet mille causes. Mais entre toutes, il faut sans doute retenir les mots du coordonnateur CGT du groupe STEF. Fabien Médard pilote en effet le syndicat, majoritaire dans cette multinationale de 14 000 salariés. Sa parole pèse lourd. Très lourd. Au lendemain de la manif antisyndicale dont ont été victimes Yoann et Mehdi, on l’interroge :
« Face à un tel événement historique, comment allez‑vous réagir ?
—Écoutez, c’est une affaire un petit peu folle… On va voir les dimensions que ça va prendre. »

Fabien Médard ne s’en cache même pas : il est littéralement dépassé par cette affaire. Échafauder une réponse, une tactique, une stratégie, donner des directives, organiser la riposte ? Pas du tout : cette affaire est « dingue. » On va se mettre au fond d’un canapé, et regarder ce que ça va donner…
Autant dire qu’avec un pareil sens des responsabilités, qui rappelle à la fois Charles Tillon, Henri Krasucki et Ambroise Croizat, on a bien regardé : ça n’a rien donné.
En d’autres temps, pas si lointains, des ouvriers de combat de la trempe de Yoann et Mehdi auraient été faits héros nationaux par notre camp. On aurait parlé d’eux dans des meetings, dans des tracts, dans des journaux. La CGT leur aurait donné des responsabilités, ils auraient eu une vie politique, aussi, sans doute, seraient devenus maires, conseillers généraux, députés. Un vent de fraîcheur ouvrière aurait soufflé sur la politique nationale, avec eux.
Au lieu de ça, voici actuellement leur journée‑type : « Le matin, on amène les gosses à l’école. Ensuite, on se retrouve à côté de la gare, à La Roche‑sur‑Yon. On boit des cafés. On bouge jusqu’au tabac, à cinq mètres, pour acheter des clopes. On reboit des cafés. À midi, on a faim : kebab, à dix mètres. Sauce algérienne. On retourne au café. Et vers 15 heures, y a le bus d’Élodie, la meuf de Mehdi, qui passe. On monte dedans, et on fait des tours de bus pendant deux heures. Puis on va chercher nos mômes à l’école. »
Tous deux sont le meilleur du syndicalisme de ce pays. Ils font des tours de bus. Ils passent leurs journées à tourner en bus…

« Faire l’inverse de ce qu’on prône »

Parlons d’Élodie, justement, et d’Audrey, la copine de Yoann. « En première ligne, c’est pas nous, c’est elles », dit Yoann. Il faut voir. Voir ces deux filles, éperdument amoureuses de leurs hommes, éperdument en soutien de leur combat, éperdument dévastées, aussi, par la place que celui‑ci prend dans leurs vies. Il a tout envahi, en effet : les gamins, les loisirs, la vie domestique, la vie de couple. « Même si des fois on n’en peut plus, on préfère être avec des mecs qui se battent comme ça, que des mecs qui ne feraient rien. On aurait honte. » Parlons de Mehdi, aussi. Parler de Mehdi, de ce bloc de silence qui se cache derrière un masque de pierre, pour mieux camoufler son coeur de gosse, est en soi un défi. Pourtant, petit à petit, le granit se fend. Il se fend pour Yoann, pour l’admiration de ce que fait cet antiraciste, ancien sarkozyste et « cul‑terreux de Vendéen ». C’est alors qu’on comprend. On comprend que des parents d’élèves, devant l’école de son fils, ont craché sur Mehdi, en plein visage, parce qu’il a un parfum d’ailleurs. Que le maire de son village condamne son fils à la marginalité, puisqu’il lui refuse, seul musulman de l’école, un repas de substitution à la cantine : le petit Fares mange seul, chez lui. Que sa belle‑mère refuse de le voir, pour les mêmes raisons. Que pour faire bonne mesure, il y a le paquet raciste ramassé en pleine face à la STEF : « Les frères Kouachi, c’est tes cousins ? », « c’est quoi ce travail d’Arabe ? », « t’es pas en Algérie ici »… À ces agressions, à cette assignation identitaire permanente, Mehdi répond par le syndicalisme. Rappelle que les frontières ne passent pas entre les peuples, mais entre le haut et le bas. Qu’il n’y a jamais eu de « travailleurs immigrés », mais des travailleurs, égaux devant la charge de travail, face à des capitalistes. Dans le moment historique actuel, sa réponse est plutôt singulière…

Parlons de l’incompréhension générale et totale que déclenche leur combat : « Dans notre entourage, tout le monde nous dit qu’on est cinglés, que ‘‘bougnoule’’ c’est pas grave, d’arrêter tout, de penser à nos gueules et de prendre un chèque… Tu finis par te demander si c’est pas toi qui as un problème. » Écoutons enfin ceux qui se sont engagés par amour et pour l’amour : « Le sport, on a arrêté. Les romans, on n’en lit plus : on bouquine le Code, la jurisprudence, le Dalloz… En gros, tout ce qu’on prône, on fait l’inverse : les loisirs (on n’en a plus), l’émancipation du travail (on taffe syndicalement du matin au soir), un monde plus fraternel (on se prend des seaux de merde sur la gueule)… » Ce sont ces gens que notre camp laisse tourner sur eux‑mêmes en bus.


Pour quel résultat ?
Mickaël Prince fut un syndicaliste d’élite à la STEF, lui aussi. Le plus grand de sa génération. Fakir en a longuement parlé du temps où il était en activité. En 2014, lassé par l’absence de soutien de son propre camp, il quitte l’entreprise et toute forme de vie syndicale. Il prend vingt kilos, un boulot à la con, et passe sa vie depuis à mater des séries débiles. À l’époque, il gagnait tous ses procès, avait arraché le taux horaire le plus haut du groupe, bloquait les zones industrielles à plusieurs centaines d’énervés. Il était la bête noire de la multinationale, au point où elle le cite encore aujourd’hui comme contre‑exemple à ses salariés : le patronat a la mémoire que nous n’avons pas…
« En termes d’action, ce que je faisais à l’époque ne serait plus possible aujourd’hui. Je tenais en respect des compagnies de CRS qui me vouvoyaient pour me demander quand je levais les barrages, en ligne avec le préfet. Aujourd’hui, ça serait lacrymos et Flash‑Balls dans la demi‑heure, et tous en garde à vue. Sans parler des soutiens que j’avais : c’étaient les boîtes en lutte de mon coin. Toutes ont fermé… »
L’éclairage historique est net : le recul organisé des droits syndicaux et le resserrement autoritaire font de Yoann et Mehdi des survivants —pour le dire plus péjorativement : des résidus d’une époque combative, celle d’une classe ouvrière organisée, qui s’est désagrégée. Yoann et Mehdi n’annoncent pas un monde nouveau : ils sont un monde qui meurt. C’est précisément ce qui devrait leur valoir notre soutien unanime et empressé. Ils ont hérité de l’inverse… On peut se rassurer en pensant que partout sur le territoire, il y aura toujours des Jacques Grondin et des treizièmes mois floués. Oui, mais les Yoann Jadaud et Mehdi Khechirem sont rares. Et les structures pour les accueillir périclitent…
Mehdi le dit en peu de mots.
« C’est simple : on s’est bien fait niquer. L’employeur nous a niqués. Il a fait appel de la décision de l’inspection, et quoi qu’il en soit à la fin le ministre nous licenciera, parce qu’il est main dans la main avec la STEF. En justice, on aura sans doute gain de cause, mais ce sera dans deux ans… Ensuite, on croyait avoir une grande famille : en fait, c’est la merde, presque personne ne nous a soutenus. Donc ma carte de la CGT, je vais la déchirer, et je vais devoir trouver un boulot de merde quoiqu’il arrive, parce qu’il faut faire croûter mes mômes. Finalement, ceux qui avaient raison, c’étaient les Gilets jaunes : des revendications du peuple, d’en bas, en étant radical… »

Si Yoann partage ce pessimisme, il essaye de le tempérer. Il en a discuté avec Léon Landini, chez lui, il y a quelques jours. Le vieil héros de la Résistance, ancien FTP‑MOI, au soir de sa vie, l’écoutait très attentivement :
« Léon, toi qui t’es battu toute ta vie, de voir aujourd’hui la catastrophe de tous les côtés, tu le vis comment ?
—Ce n’est pas grave, mon grand. Il faut continuer à se battre, toujours. La roue finit par tourner, tu sais.
—Oui mais nous, on se bat, on nous crache dessus, et tout le monde s’en fout…
—N’y attache aucune importance. Vous êtes les braises. À partir du moment où il y en a, on peut toujours jeter une brindille dessus, et ça s’enflamme. »

On aimerait qu’autour de nous, chacun attise la flamme du foyer de Yoann et Mehdi.

Fakir a sollicité M. Loïc Le Jallé à de nombreuses reprises : les analyses historiques du directeur de STEF-Vendée sur le communisme, les inégalités, ainsi que son soutien aux manifestations anti‑syndicales nous intéressaient grandement. M. Le Jallé a opposé un silence total à nos questions. Pourtant, nous sommes la presse du monde libre…

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