L’immortalité cryogénisée
Elle, décembre 2024

Dans les tentatives des ultra riches pour larguer les amarres avec le reste de l’humanité, on touche désormais au seul domaine où l’égalité pouvait encore triompher : la mort. Même le sommeil, aujourd’hui, ne remplit plus ce critère, entre les plus aisés qui peuvent dormir à leur convenance et ceux qui doivent se lever tôt chaque matin pour aller travailler. à une époque, on disait qu’il ne servait à rien d’être le plus riche du cimetière. Désormais, des gens comme Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook), Larry Page (Google), ou Peter Thiel (Paypal) et d’autres confient à des Géo Trouvetou la mission de prolonger leur vie vers l’éternité.
Le Cryonics Institute, en Californie, a déjà ainsi cryogénisé 500 personnes grâce à des injections d’azote, juste au moment de leur mort, pour les réveiller un jour, plus tard… Et 4000 autres personnes sont sur liste d’attente. Il existe d’autres sociétés de ce genre, une dizaine en tout dans le monde, en Chine, en Russie, pour les milliardaires locaux. Les tarifs : 200 000 euros le processus de cryogénisation, sans compter les frais d’entretien. On peut même faire congeler uniquement sa tête, cloner sa mémoire, quand d’autres travaillent sur des nano-robots pour réparer nos cellules.
Finalement, les ultra-riches, qui ne se sont jamais fixé aucune limite sur Terre, veulent aussi dépasser ces limites-là. Au Moyen-Âge, on achetait sa place pour l’éternité grâce aux Indulgences payées à l’église catholique. Là, les riches s’achètent l’immortalité. Cela évoque une nouvelle forme de momification, mais il n’y a guère de chances que cela se termine mieux. Finalement, cette illusion de transcendance, qui voit le corps comme un obstacle, ne dit-elle pas une haine de notre monde, et de l’Humanité ?
OFAST contre Go fast
Challenges, juin 2024.

On apprend ici que la France subit un raz-de-marée du trafic de drogue, face auquel l’état français est débordé. Stéphanie Charbonnier, chef de l’Ofast, l’office anti-stupéfiants, explique que les saisies de cannabis ont doublé en dix ans, sans même parler des drogues dures. On compte plus de 315 homicides ou tentatives d’homicides liés au trafic en 2023. Il touche même des gens insérés, comme la directrice d’un office de tourisme intercommunal dans la baie de Somme, qui a été attrapée fin août à l’aéroport avec 107 kilos de coke dans ses valises.
Quand l’économie normale sombre, une économie parallèle se développe : on estime à 200 000, en France, les personnes actives dans le trafic de drogue. Les trafiquants ciblent les gens les plus faibles économiquement, les femmes célibataires, les gens isolés. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que tout cela prospère quand l’état faillit, que tout va mal du côté de l’emploi, ou que des jeunes rêvent d’argent facile quand nos responsables politiques ou économiques ne valorisent que ça. D’après Olivier Leurent, président du tribunal judiciaire de Marseille, on assiste à un délitement à court terme de l’état de droit : « Chaque personne a un prix, et les moyens des trafiquants sont illimités », explique-t-il. La corruption gagne partout, dans les ports, les douanes, les prisons. Difficile de s’en sortir quand on émarge à 1500 euros par mois. Les trafiquants ont aussi placé leurs têtes de pont chez les élus, la police, et même les magistrats, depuis peu. Le phénomène prend de l’ampleur.
Il y a aussi, sans doute, pour l’état, la volonté d’éviter les désordres, comme en prison où existe une tolérance sur la circulation de drogue pour éviter les problèmes. C’est ainsi un achat à court terme de la paix sociale, une anesthésie du corps social. On se demande si on n’a pas une sorte d’état-Janus, ce dieu aux deux visages, qui laisse circuler la drogue et fait semblant de la combattre, parce qu’il ne le peut pas. Cela m’évoque cette citation de Sophocle : « Qu’il est dur de savoir, quand savoir est inutile »…
Les sacs à souffrance
Le Courrier Picard, mai 2024.

May Berthelot, une influenceuse, a fait fortune dans la seconde main du luxe, en investissant et en revendant par exemple des sacs à mains avec une grosse plus-value. De quoi rappeler les recettes de ce genre de business, qui jouent sur le prestige symbolique : c’est un moyen de distinction sociale. D’ailleurs, les marques ne répondent pas, volontairement, à toutes les demandes afin de créer de la rareté, et vendre ainsi leurs produits dix fois plus chers – comme un modèle de sac « Birkin » d’Hermès, acquis aux enchères pour un demi-million d’euros.
Un récent documentaire sur France TV (« Luxe – la guerre des sacs à mains ») nous raconte comment ces achats somptuaires financent une guerre entre deux milliardaires français, Bernard Arnault et François-Henri Pinault, pour devenir l’homme le plus riche du monde – il faut dire que le marché du luxe brasse chaque année 3000 milliards de dollars. La pression dans ces maisons est énorme pour les ouvriers, pour les créateurs, mais aussi pour les matières premières comme le cuir : plus celles-ci sont rares et plus les sacs sont chers. La souffrance animale, ici, rejoint la souffrance humaine, dans un commerce qui prospère sur une pression mortifère, une pulsion morbide. Comme si ces sacs portaient des clignotants : « avant-dernière station avant la fin du monde ».