Fragmentation de classe
Varzy (Nièvre), jeudi 3 octobre.
« Il faut protéger la société de l’immigration… ! Et les étrangers violeurs qui changent de sexe, ce n’est plus possible… ! Regardez ce squatteur sous OQTF dans un village… ! Et les conférences antisémites à Sciences-Po, quand est-ce qu’on dit stop ? »
J’en peux plus.
La télé est branchée, le son à fond, sur CNews (et ce sont de vrais thèmes de « débats », alignés en quinze minutes chrono, que je vous cite ci-dessus, je n’invente rien, et ça braille, même, avec je ne sais quel animateur et ses invités RN et macronistes), et j’en peux plus. Je déprime, même. J’étais venu au bistrot pour discuter, mais j’en ai marre, et de toute façon, on ne s’entendrait pas parler.
« Ouh là là, tout ça, la politique, je ne la suis pas, je suis neutre », lâche spontanément la toute jeune serveuse, qui semble deviner mon désarroi.
Au mur, une écharpe du centenaire de l’AS Varzy, le club de foot local.
Dans les fauteuils, l’ambiance est cosy, de vieilles dames essaient de discuter, par-dessus des commentaires télé en boucle. Maintenant c’est Retailleau qui explique qu’il y a trop d’impôts. à côté de moi, un gaillard à tatouages vient commander une bière. « Ouah, j’en peux plus, de ces infos », me sourit le gars qui l’a servi, un jeune qui est peut-être aussi le patron, l’air sympa.
— Ben faut éteindre ! je lui réponds.
— Oui, mais le matin, je laisse les infos, faut bien. Mais moi ça me saoule, ça tourne en boucle. C’était plus sympa pendant les J.O. ! »
Il sort discuter avec son pote.
Je m’éclipse à mon tour.
***
« Bien sûr que ça tourne en boucle, CNews ! Moi, quand j’entre dans le café, je demande systématiquement qu’on éteigne la télé. Ça fait un tel bruit de fond, ça entre dans l’esprit des gens. Et ils l’éteignent, hein. » C’est Gilles, Gilles Noël, le maire de Varzy, donc, qui me raconte ça, alors que je l’ai rejoint dans son bureau et lui raconte ma pause bistrot. J’avais rencontré Gilles, un grand gars costaud, le verbe haut, quelques semaines plus tôt à la fête de l’Huma, même si on s’était déjà parlé au téléphone, deux, trois fois. Son discours m’avait surpris, pendant un débat auquel je l’avais convié. J’avais découvert alors qu’il était aussi vice-président de l’Association des maires ruraux de France. échange de bons procédés : je lui avais promis, un peu comme ça, d’aller le voir à Varzy. Et m’y voici, donc : ici, sur une ancienne terre ancrée à gauche, le coin de Mitterrand, le RN l’a emporté, largement, au deuxième tour des Législatives. Or ce mystère du vote RN et ses tréfonds, on s’était promis de l’ausculter, après les élections.
La mairie est tout en hauteur – c’est l’ancienne maison d’un vendeur de bois, avec pierres de taille, grande cheminée, tables en bois, totalement atypique. « Tu sais, ici, c’est paradoxal, reprend Gilles. Mes arguments rationnels ne prennent plus. Ça a voté à 63 % pour le candidat RN, au second tour. Pourtant la même semaine les gens se sont tous rués au kebab quand le resto a rouvert, ils étaient super contents de voir les deux patrons tunisiens, « Et vous nous avez manqué », etc. Et les repas républicains qu’on organise font le plein. »
Christiane, la première adjointe soupire, en rangeant quelques feuilles. « Le vote RN, on ne s’y attendait pas, ou pas dans ces proportions-là, en tout cas. C’est une ancienne circonscription de gauche, celle de Christian Paul, l’ancien ministre PS. Le candidat, les gens ne le connaissaient pas, pas du tout. Il est venu au café, il est resté sur sa table, tout seul… »
Ce jour-là, les Restos du cœur emménagent dans leur nouveau local, dans le village. Le directeur départemental est venu pour l’occasion. On s’y rend, à pied. Une antenne pour un petit village de 1255 habitants, ça m’étonne. Pourtant, cinquante familles en bénéficient. Et vingt-quatre autres centres ont fleuri dans la Nièvre, qui accueillent plus de monde encore. Ça me semble énorme, rapporté à la population… « Et ça ne fait que grossir, me glisse le directeur des Restos. On a eu une énorme augmentation en 2022 et 2023. D’ailleurs, on n’a pas pu suivre, on a été obligés de limiter le nombre de bénéficiaires qu’on recevait. »
Bordel…
Gilles marche à côté de nous, et fait de l’exercice : il ramasse, spontanément, tous les papiers gras et les canettes écrasées qu’il repère, dans la rue. « Ben oui, qui va le faire, sinon ? » C’est un sacerdoce, quand même… Il poursuit, entre deux flexions : « On a aussi un centre d’action sociale, animé par des bénévoles. Quand les gens ne peuvent plus payer la facture de chauffage, on donne une bouteille de gaz, du bois… »
Je me dis, en descendant les ruelles biscornues, qu’on s’éloigne du sujet, mais pas tant que ça, non : comment on en vient à voter extrême-droite dans un village autrefois à gauche ? La pauvreté qui gagne, qui ronge, ça jouerait pas, un peu ?
« Comment tu l’expliques, le penchant pour le RN ?, je demande à Gilles.
— Les gens sont désespérés. Ils ont l’impression d’être oubliés. La catégorie de ceux qui bossent, qui se considèrent comme les « producteurs », des gens qui « font », se disent qu’ils sont dans les règles de la vie sociale et regardent les autres, qu’ils considèrent comme des cas sociaux : « Je ne les vois pas bosser, et ils ont des avantages que moi je n’ai pas. » En fait, une fragmentation s’est créée parmi ces classes populaires. » On passe devant un troquet. « Tiens, tu vois le gars, là, qui boit une bière en terrasse ? Il bossait au supermarché mais s’est pété le genou. Il ne peut plus travailler. Sauf que le premier rendez-vous qu’il a pu avoir pour une IRM, c’est dans quatre mois. Quatre mois sans rien faire, à part aller au bistrot. Un autre, une force de la nature, pareil, il ne bosse plus. Six mois en béquilles. Eux, qui étaient des « producteurs » sont devenus des cas soc’. Alors tu as la haine parce que tu ne peux pas te faire soigner, ou éduquer tes gamins, et par-dessus, t’as CNews. Une misère sociale s’installe, qui cristallise la colère. Et nous, les maires, on est l’interface de tout ça. J’ai mis trois ans pour trouver un nouveau médecin, en faisant tout un montage. Il s’installera fin 2025. Mes collègues me disent que j’ai du pot…
— Et les services publics, ça donne quoi, ici ?
— L’état s’est retiré de ces territoires. Nos dirigeants n’ont pas mesuré l’impact du retrait des services publics autrement qu’avec « ça va coûter moins cher », et non sur l’effet désastreux sur le vivre-ensemble. Le Trésor public, c’est le dernier service public à avoir fermé, ici. Je suis allé déposer mon écharpe noire de maire, tu sais, celle qu’on nous donne pour les enterrements, devant le bâtiment. Ici, les personnes âgées allaient encore payer par chèque, et puis les quatre employés du Trésor faisaient tourner les commerces. »

Nous voilà sur la place centrale, avec le petit marché au pied de l’église et son double clocher.
« Donc, le local du Trésor public, il est vide, maintenant ?
— Les communes sont souvent coincées dans ces cas-là, mais on a fait l’effort. On a récupéré le local, et on a installé une association en bas – maintenant, c’est devenu un cabinet d’huissiers. En haut, la famille arménienne a pu se loger.
— La famille arménienne ?
— Des réfugiés, oui, on les a accueillis ici avec leurs enfants, y a plus de dix ans.
— Et ils n’ont pas râlé, les habitants ?
— Ben non, pas du tout. Au contraire, on leur permet même de tenir un petit stand à la sauvette sur le marché pour gagner un peu de sous, et ça ne gêne personne. Tiens, ils sont là… »
Je me rapproche du stand (une table pliante en fait), avec son lot de pâtisseries et feuilletés maison. Anaït, la cinquantaine, me sourit, on commence à discuter (elle a un accent à couper au couteau) mais je lorgne les sandwiches – j’ai pas mangé depuis le matin. J’en choisis un, un peu au hasard : une sorte de nem poulet-carottes, « spécialité arménienne ».
« Et comment vous êtes arrivés là, alors, à Varzy ?
— Ça fait six ans, et onze ans dans la Nièvre. On est russes, d’origine arménienne.
— Pourquoi avoir quitté la Russie ?
— On a eu de gros problèmes, je veux pas trop en parler… »
Anaït a la gorge qui se serre, les larmes qui montent aux yeux. Je recroque dans mon nem, un peu embêté. « Et ça se passe bien, ici ? Les gens vous ont bien accueillis ? » Mger, son mari, répond, d’un même accent.
« Oui, bien, vraiment. Les gens sont gentils. On n’a jamais eu de problème, de discrimination. Eh, nous aussi, on est gentils avec tout le monde, parce qu’on connaît tout le monde !
Fakir : Et vos enfants, ils ne sont pas avec vous ?
Mger : Ils sont grands, maintenant. L’aîné, il vient de se marier, en Allemagne, il a déjà deux enfants, vous voulez voir les photos ? Et le plus petit, il travaille, à Strasbourg, à Dijon, à Lyon, là où il trouve quelque chose.
Fakir : Et vous, vous faites quoi, ici ?
Mger : N’importe quoi, n’importe quel boulot, tout ce qu’on me propose, des déménagements, mais rien de stable.
Anaït : On est bénévoles aussi, à la Croix-Rouge, parfois aux Restos du cœur.
Mger : On doit attendre nos papiers pour rester ici, on a fait une demande à la Préfecture, mais on attend, ça prend du temps. On ne sait pas pourquoi. On ne sait rien. On aimerait rester là, on aime ce pays, mais bon… En tout cas, j’espère qu’ils ne donneront pas les papiers à tout le monde non plus, sinon ce sera la cata, dans le pays. »
Je soupire, intérieurement : on regarde donc toujours ce qu’il y a plus bas que soi comme une menace. Une dame arrive, commande elle aussi du poulet-carotte, Anaït me glisse un feuilleté dans la main, « c’est cadeau ». Je les laisse à leur clientèle.

Il ne fait pas chaud, je cherche un coin pour me poser, et l’en-cas m’a ouvert l’appétit. Je me paume, comme toujours, jusqu’à croiser la route de Gilles, à nouveau – c’est bien, pour ça, les petits bleds. « Allons au café où tu étais ce matin, on pourra manger !
— T’es sûr ?
— Oui, et rencontrer Claude, il doit être par là… »
Gilles m’avait promis de me présenter le correspondant de presse local. Un phénomène : bon pied bon œil, à sillonner la région, à connaître tout et tout le monde, deux articles pondus chaque jour, tout ça à 94 ans ! Le voilà, devant le bar (qui fait aussi restaurant), l’œil fringant. Il est en forme, pour de bon : il est président du club de ping-pong « et joue toujours en compétition depuis 60 ans », pour lequel il trimballe les gamins, le week-end, de championnats en tournois. Il commande une tournée de Porto, et prend la suite de Gilles.
« Les gens ont voté par défaut, ici. Sachant qu’on a le plus faible revenu fiscal du canton, ça joue. Ici, la gauche, la droite, ça ne parle plus à personne : Hollande a foutu le PS en l’air, derrière Macron qui fait tout ce qu’il peut pour favoriser les plus riches, sans connaître le peuple… Y a un autre phénomène destructeur : les gens des classes moyennes ou intellectuelles ne vivent plus là. Les profs par exemple.
— Pourtant, j’ai vu plein d’établissements scolaires… » C’est un petit miracle, en effet : Varzy compte des écoles maternelle, primaire, un collège et deux lycées pro, horticole et métallurgie d’art. La tradition comme une bouée de sauvetage : c’est à Varzy qu’a été créée la première école normale, pour former les instituteurs. « On est sur une vieille terre de hussards de la République », m’avait dit Gilles.
« Cinquante profs travaillent ici, reprend Claude, sauf qu’ils ne vivent plus là mais dans d’autres villes, plus grandes. Et quand les gens ne participent plus à la vie locale, y a moins de débats, d’idées… [Il se tourne] Alors, ce Porto, il arrive ?
— Et les gens qui votent RN, ils en disent quoi ?
— Ben tiens, t’en as un, là, une des figures du RN de Varzy ! Je peux te prendre en photo avec lui ?
— Euh, peut-être pas, quand même… »
Il me montre du menton un gars râblé, cheveux courts, blancs, et moustaches du même ton, 70 ans je dirais, avec qui Gilles est en train de boire un coup : Michel. On s’approche. « Y en a qui m’engueulent quand ils me voient parler avec Michel, soupire Gilles. Mais il faut bien qu’on continue à discuter, à trouver comment faire ensemble, non ?
Michel : Et ça m’empêche pas d’aller voter avec mes savates bleu-blanc-rouge !
Gilles : Mais arrête, tu l’as même pas lu, le programme du RN, jamais.
Michel : Mais je m’en fous ! Macron, bon, t’as vu comment il l’a mise à tout le monde, avec son nouveau gouvernement. Et les socialos, ils ont peut-être fait un peu de trucs pour les ouvriers à l’époque, mais ça fait très longtemps qu’ils font rien de bien. »
Ça cause encore de chasse, de pêche, des gars du village « qui ne bossent pas et restent à la maison toute la journée et gagnent 700 euros », ou encore « des cités où c’est le bordel, on le voit bien à la télé ». Claude doit partir, sa femme l’attend à la maison, Michel est sur le départ, lui aussi. Je le rattrape par la manche, qu’on discute à deux, cette fois.
« Dis, Michel, je vais être direct : tu te considères comme raciste ?
— Bah non.
— Pourquoi tu votes RN, alors ? Et tes potes ? Parce que faut le dire, ils ont quand même un gros, gros fond raciste. T’as vu toutes leurs brebis galeuses, aux élections ?
— Oui, mais c’est pas pour ça, le vote. C’est surtout par ras-le-bol.
— Ras-le-bol de quoi ?
— On peut plus faire quoi que ce soit sans qu’on nous dise que c’est interdit. On voit les prix monter, monter, monter. On a toujours les mêmes gens au gouvernement, un à la Santé un jour, puis au Travail le lendemain : ils n’y connaissent rien, rien, rien, mais c’est pareil. On vit comment, avec le Smic ? Une fois que t’as payé le loyer et l’essence, tu fais quoi ? Moi j’étais chauffeur routier. Je bossais 240 heures par mois, pour 11 euros de l’heure, après 40 ans de carrière…
— OK, mais y a pas d’autres partis, à tes yeux, qui peuvent changer les choses ?
— à gauche ? Y a rien de concret. Rien !
— Et le RN ? Tu penses qu’ils vont changer les choses ?
— Marine Le Pen, elle fera ce qu’elle peut… Bon, c’est vrai, qu’ils ont pas de programme. Mais pourquoi pas eux ? Après, le RN ou autre chose, franchement… Le but, c’est surtout d’écarter ces gens qui sont au gouvernement depuis des années. Ventiler tout ça, tous ces gens qui ne pensent qu’à se mettre de l’argent dans les poches.
— Mais justement, ceux qui se gavent, les grandes fortunes, t’en penses quoi ?
— C’est pas possible. On peut pas se prendre un milliard du jour au lendemain, sans rien faire, comme on le voit, et ne rien payer dessus. Il faut un pourcentage, en fonction de ce que tu as, mais que les riches payent en pourcentage au moins autant que les pauvres.
— C’est un discours de gauche, ça, tu sais. Et dis-moi, la famille d’Arméniens…
— Ceux qui vendent sur le marché ?
— Voilà. Ça t’embête qu’ils soient là ?
— Bah non, pourquoi tu veux que ça me dérange ? Ils sont là, ils bossent, ils essaient de s’en sortir, c’est bien.
— Une dernière chose, après je t’embête plus : t’as toujours voté extrême droite ?
— Non… Non. J’ai bien plus souvent voté à gauche qu’à droite. Je votais Mitterrand, avant. »
***
« La gauche a déserté, déserté. Ils mènent juste une politique de salon, et nos gens ne les reconnaissent plus. » On repart, avec Gilles, le long de la rue principale de Varzy. « De l’autre bord, pour les prochaines municipales, le RN a ciblé les villes intermédiaires, et ce sera un thermomètre : ils veulent trouver une assise locale. »
On passe devant une boutique pleine de couleurs : Kebab O’ Delice. « Tiens, tu sais le kebab dont je te parlais tout-à-l’heure ? C’est là. » Là, donc, que les habitants ont accouru, bras ouverts, après un an de fermeture. Mohamed, le patron, en sourit. « Ah oui, c’est sûr qu’on a beaucoup travaillé, on se plaint pas.
— Et vous êtes Tunisiens, vous avez jamais eu de réflexion, de problème de racisme ? Parce que, ça vote pas mal RN, dans le coin…
— Non, jamais, jamais. Mes clients sont mes voisins, on va les uns chez les autres, ils viennent me dire bonjour. On parle pas vraiment politique, mais j’ai l’impression que le vote, c’est surtout un ras-le-bol de tout. Moi en tout cas, je suis bien ici. On est dans son village, tout le monde se connaît. Ça fait des années que je suis là, j’ai jamais eu le moindre geste contre moi. Je suis chez moi, quoi. »
Je repartais de Varzy avec les idées un peu plus claires.
Même si le problème du vote RN ne me semblait pas plus facile à résoudre…
La solution : la mixité, et les migrants !
On se demandait comment résister, dans un bled comme le sien, à la vague RN. On a posé la question à Gilles.
« Tu sais, Varzy est inscrit sur la liste des villages volontaires pour l’accueil pour migrants…
— Ah bon ? Et ça t’aide ? Et les habitants, ça ne les dérange pas ?
— Ben on n’a pas eu de retours négatifs en tout cas ! Moi, ça m’intéresse de faire venir des gens d’ailleurs, pour que les enfants voient autre chose à l’école, qu’ils parlent et jouent entre eux, qu’ils aillent les uns chez les autres. Qu’ils aient aussi un discours différent de celui de leurs parents, qui parfois n’ont jamais vu d’extra-européens. Les enfants de migrants vont apporter un plus. Les gamins, c’est eux qui vont nous permettre de remettre la société sur ses pattes. On a accueilli un chantier international de jeunes cet été, des gamins qui ont construit le mobilier du futur jardin d’enfants. La mixité, c’est mon but car c’est un outil. Je veux aussi que les fils de CSP+ soient inscrits à l’école et disent que leurs frères et sœurs sont à l’université. Que les autres gamins se disent que c’est possible, de faire des études en venant de Varzy. Le problème c’est que les profs, les directeurs de banque, etc., n’habitent plus ici. » Et aggravent la rupture des classes.
« C’est bien, ce que vous faites ! »
Donges (Loire-Atlantique), le 22 septembre.
« Les retraités comme moi, on fait les poubelles. Macron, il fait que des conneries. Marine Le Pen devrait passer. Je suis pas raciste, mais je préfère Le Pen. Faut une meilleure façon de dépenser l’argent, d’aider ceux qui bossent. Les infirmières, elles sont payées à coups de trique. Moi je leur tire mon chapeau. J’étais femme à tout faire chez le docteur. Faut voir le Secours Populaire à Donges, moi je suis à la limite… » Janine, une retraitée énergique, attend sa petite fille devant la grille de l’école Aimé-Césaire de Donges, sur les bords de la Loire, à l’ouest de Nantes. Le soleil cogne, les poussettes sont de sortie. Dans la commune, le vote RN a explosé, aux dernières Législatives : un bond de 18 points en deux ans seulement, à 45 % en 2024. Ici, le vote RN est même revendiqué. Une maman, Charlay, mère au foyer de quatre enfants qui lui tourbillonnent autour, insiste. « Je veux Jordan. J’adore Bardella. Et je suis pas raciste, hein, mais je le suis sur TikTok. » Une autre maman, juste à côté : « Ils donnent tout aux personnes qui ne travaillent pas. C’est comme dans mon pays, au Portugal.
— Et vous faites quoi, comme boulot ?
— Je travaille sur le chantier pour les bateaux, à Saint-Nazaire. Avant, j’étais coiffeuse. Mais le métier au chantier, c’est mieux, ça paye plus. Moi, ça fait 14 ans que je suis là en France, je travaille, mais ma famille ne travaille pas. Après c’est surtout mon mari et mon père qui parlent politique et qui votent Le Pen… »
C’est un camarade, Thomas, qui m’avait proposé de venir voir dans son coin, comment et pourquoi l’extrême-droite y perçait. Alors, en cette après-midi de fin septembre, nous voilà au portail de l’école, où on s’est arrêté un peu au hasard. Les enfants de Raquel viennent de sortir : ils corrigent le français de leur mère, rigolent de son accent portugais. C’est l’heure du goûter, d’autant que j’ai pas mangé : mon train a eu deux heures et demie de retard, paraît que c’est courant dans le coin. Je chope un sandwich à la boulangerie, et me pose en terrasse sur la place principale de Donges.
Juste à côté, la Poste.
J’avais bien vu, en arrivant, une banderole à l’entrée de la ville : « Non à la fermeture de la Poste », le « non » en majuscules rouges. Thomas me raconte : « Pendant la dernière mobilisation pour les retraites, une manif a eu lieu ici, avec 200 personnes, et la Poste a été sauvée. Mais la Poste de Trignac, la commune d’à-côté, un ancien bastion coco, 8000 habitants également, a fermé… » À Trignac, le RN a aussi gagné 18 points entre les deux Législatives. Et à Cambon, Malville et Saint-Nazaire, la Poste a annoncé les fermetures prochaines de ses bureaux. à Donges aussi, les lieux collectifs disparaissent, peu à peu. Françoise a la cinquantaine, les cheveux teints rouge feu, et mâche son chewing-gum avec tact : « Avant, c’était un vrai bourg. Je te parle de la fin des années 70. Il y avait plein de commerces. Une boucherie, une poissonnerie, des magasins de vêtements, d’électroménager, de bricolage, plusieurs restaurants. Il y avait des cafés familiaux, des fêtes le week-end, avec des cascadeurs, des funambules. Un marché de Noël et une patinoire. Des fêtes de quartier, des fêtes du village. Mais ça s’est arrêté dans les années 90, c’est devenu une ville dortoir. Avec l’apparition des grandes zones commerciales, les petits commerces n’ont pas tenu. Et les assos n’ont plus de moyens, désormais. Le soir, après 20 h, y a plus personne dans les rues. Il y a moins de lieux de sociabilité, de collectif. Maintenant la sociabilité, c’est chacun chez soi. On se dit bonjour par pare-brises interposés. » Françoise est à gauche, et milite même pour le NFP. « Mais y a du boulot… »
« Au boulot », alors, je me dis.
En mode militant, en porte-à-porte, comme en campagne : je file sur le quartier de l’Ariais, un des plus pauvres de Donges. Une bonne dizaine d’immeubles collés à la suite, un blanc, un noir, ça alterne. Que des logements sociaux.
Béatrice, la soixantaine, est la première à m’ouvrir la porte, dès le rez-de-chaussée, et avec le sourire, en plus. « Il fait le con, Macron. On préfère Le Pen. Faut que ça change. Bah non, je suis pas raciste, mon gendre est Guadeloupéen, ma belle-sœur est Marocaine, alors… Donges est pas raciste, non, je pense pas. Le monsieur au-dessus, par exemple, il est super gentil, il vient du Sénégal. Quand il a un problème de voiture, mon mari l’aide. On est humains, quoi.
— Bon, mais pourquoi voter RN, alors ?
— Le Pen ? C’est parce qu’elle veut aider plus les gens. Macron, c’est un banquier : il défend davantage les riches, et c’est toujours les petits qui payent, comme les agriculteurs. Il faut rendre service aux gens, mais pourquoi on aide ceux qui bossent pas ? Le Pen veut aider ceux qui veulent bosser. Par exemple : mon fils, il a 23 ans, lui ne veut pas aller bosser, eh bah c’est à nous de l’aider, de payer pour lui, pas à l’État. Je veux pas entendre parler du RSA pour nous ! » Elle était femme de ménage, Béatrice, 61 ans aujourd’hui. Puis un cancer est passé par là. Et elle est contente de nous voir ici, que j’en suis presque gêné. « Dites, c’est bien ce que vous faites, venir voir les gens, personne ne fait ça. Moi je préfère parler avec les gens en vrai. à Donges, on communique pas avec les gens. »
J’entends des pas dans le hall. Un grand moustachu, cheveux blancs, se pointe : c’est Jean-Pierre, le mari de Béatrice, qui rentre du boulot. Il entre dans la discussion, direct, comme s’il avait besoin de parler. Et il est raccord avec sa femme, sauf que je sens vite sa colère remonter à la surface. « Macron, c’est un banquier, faut surtout pas toucher les riches.
— Et qu’est-ce que tu fais, toi, comme boulot ?
— J’ai tout fait… Mécanicien, carrossier, 25 ans dans les raffineries, là je suis sous-traitant dans le pétrole, 15 ans chez Pitard, mécanicien pour engins agricoles. Mais ils ont tout démoli ». À 67 ans, Jean-Pierre bosse encore. La retraite, c’est le premier sujet dont il me cause. « Mais nan, c’est pas pour du racisme que les gens votent RN. C’est pour aider les gens. Marine elle admet pas qu’il y ait encore des SDF, elle est pour aider les plus pauvres et ceux qui bossent. » Jean-Pierre et Béatrice ont soutenu les Gilets jaunes. « Ils avaient raison ! Les petits salaires, on n’arrive pas à vivre.
— Vous vivez avec combien, vous ?
— 1500 euros à deux. Et bosser deux ans de plus avant la retraite, c’est dur. Certains boulots, comme dans le pétrole, c’est même très, très dur. à la raffinerie, quand tu nettoies un bac entier rempli de merde, personne veut le faire. J’en ai vu des intérimaires, hein : ils sont jamais revenus. Aujourd’hui, les jeunes veulent plus bosser. Notre fils, il n’a pas la niaque, c’est un gros problème, nous on défend le travail… » Un travail méprisé, écrasé : comment vouloir bosser dans ces conditions ? je me dis. C’est là que débarquent Fatoumata et ses deux marmots, hauts comme trois pommes. Tout le monde se salue, et prend des nouvelles, et la voiture elle roule ou pas ?
Je les laisse, du coup, un peu déconfit. Parce ce sont des aspirations de gauche, qu’ils m’égrènent là, Béatrice et Jean-Pierre. De quoi voter pour le NFP, normalement, pas pour le RN… Qu’est-ce qui cloche, bordel ?
Inconnus au bataillon !
Dans un immeuble, au rez-de-chaussée, Marie-Claire m’ouvre, et zut, je la dérange, elle est en pleine teinture de cheveux, teinture violette, serviette de bain nouée autour du coup et claquettes. Mais elle veut bien parler, oui, plutôt deux fois qu’une. « Moi, ça fait des années que je vote Le Pen, dès mes 18 ans, ça date pas d’hier ! Mais là, Macron il a triché. à Donges, c’est Bardella en premier, j’ai fait la dépouille. » Le racisme, Marie-Claire ne s’en exonère pas. « La politique, je peux pas en parler avec toutes mes collègues tunisiennes, c’est sûr ». Elle est agent d’entretien à la raffinerie, le premier employeur de la ville, et encartée au RN. Mais étonnamment, le candidat RN du coin, Gauthier Bouchet, lui est inconnu. Complètement : elle n’a même jamais entendu parler de lui. On en a rencontré des dizaines et des dizaines, des électeurs RN, au cours des quelques jours passés à Donges : pas un seul ne le connaît.
« J’aide les migrants, oui. Mais je vote RN. »
Bar le Sulky, 20h30.
Allez, direction le Sulky : le bar-PMU du coin, et l’étape que j’attendais le plus, vu que je suis mort de soif, à force de discuter. Du monde au comptoir, deux écrans pour les courses hippiques et le loto. « Bienvenue chez Nini, dit la pancarte. Ici, le bonheur est fait maison. » Mes deux voisins accoudés au comptoir parlent d’un PSE. Je tends l’oreille, mais Thomas me décrypte. « C’est Yara, un géant norvégien, la plus grosse multinationale d’engrais. 139 emplois supprimés, sur les 171 de l’usine du coin. L’année dernière, un ouvrier sous-traitant est tombé dans une cuve d’acide. Il est mort. Y a aussi les bacs d’ammoniaque et de cyanure : ils fuient dans les sols, puis dans la Loire. Ici, dans le bassin ligérien, y a 36 % de cancers en plus que la moyenne nationale. » Le journal local, Presse Océan, est posé sur le comptoir. La Une ? L’arrêt de la centrale au charbon de Cordemais, la commune voisine, 700 emplois supprimés. Sans compter General Electrics et Airbus, qui ont supprimé 1000 postes chacun dans le coin. Oui, ça fait beaucoup…
Mes deux voisins parlent donc « PSE », plan de licenciements, pour les intimes. J’entre dans la discussion, avec gourmandise. « Tu sais pas sur qui t’es tombé, toi ! » L’homme qui me tournait le dos au comptoir se retourne : la quarantaine, veste en cuir. « Ici, tout le monde vote RN. Mais avec moi, tu sais pas sur qui t’es tombé ! » Christophe se marre, et je le remets, aidé par les autres clients : c’est l’ancien leader de la CGT du coin, qui en 2010 avait bloqué la raffinerie, « et même toute la ville, avec barricades enflammées et tout », contre la casse des retraites, déjà. Comme Christophe se marre toujours, je me tourne vers « Jean-Phi ». 1,95 m, casquette, lunettes de soleil, piercing. « Moi, je vais pas te cacher : je vote Le Pen. Parce qu’une femme au pouvoir, ça peut changer. Et Le Pen, elle défendait les Gilets jaunes.
— T’en étais, toi, des Gilets jaunes ?
— Ouais, et pas qu’un peu. Il y avait même ma gueule au commissariat. J’étais sur le rond-point, j’ai fait les blocages des camions, ça rigolait pas, ça aurait pu basculer. Mais ça m’a dégoûté : avec les interventions policières violentes, ils nous ont fracassés. Macron, il nous a envoyé les CRS, il nous a fracassés pendant les Gilets jaunes, pendant les retraites…
— Et le racisme ?
— Le vote Le Pen, c’est pas du racisme, ça c’est des conneries ! Regarde, là, t’as Ali, c’est mon meilleur ami, ben il est Tunisien. Allez, mon fils est au foot, je dois le récupérer, je file. » Jean-Phi fait la bise à Ali, son meilleur pote donc, la quarantaine, en survêt’ du club de foot de Donges, chauve, rond, rire tonitruant. « Moi ça fait 44 ans que je suis à Donges, et le vote RN, je te le dis, c’est pas du racisme, c’est le ras-le-bol.
— Mais quand même, le discours de Le Pen, sur les immigrés, et puis y a pas qu’elle au RN à dire des choses racistes, vois leurs candidats…
— Oui mais ce que je peux te dire c’est que nous, au club de foot, c’est mélangé. Il y a des blacks, des arabes, des blancs. Le racisme, c’est une minorité.
— Tu l’as pas vécu, toi, le racisme ?
— Quand mon père est arrivé en 1976, là oui, on était des « ratons », c’est vrai. Mais ça a évolué, les gens ont changé. Le coach de l’équipe de foot, c’est un black, ça évolue.
— Et donc, t’as jamais subi le racisme ?
— Écoute, je vais te raconter un truc : en 1996, j’étais serveur. Oui, ici même, au Sulky. Un soir, un client m’interpelle : « Sers-moi, le raton ! » Je l’ai servi, mais j’ai dit au patron : « Laisse-le moi pour demain… » Le lendemain, je bossais pas, mais je reviens : il est là. Et là, je l’ai insulté, à mon tour. Je lui ai expliqué qu’il était raciste. Eh ben il a rien dit, il s’est tu, et il est parti. Eh bah je peux te dire que le racisme à Donges, depuis ce jour-là, je l’ai pas revécu.
— Et du coup, le vote RN…
— C’est un gros ras-le-bol. Bardella pour eux, c’est une star… »

On ne va pas le nier, l’écarter complètement, le racisme, il est sans doute là encore dans l’esprit de certains, sous-jacent, mais enfin, à discuter, c’est autre chose, d’autres causes qui se dessinent, quand même, largement…
Je recommande une bière. Entre la mascotte des JO et le flipper à l’ancienne, l’atmosphère est chaleureuse, familiale, presque. Mais la patronne me ramène sur terre, d’un coup. « Eh, on ne parle pas politique ici ! Sinon, ça fait des embrouilles… » Elle a la petite trentaine, les cheveux tirés en arrière, un peu stricte, et en profite pour annoncer la fermeture, commencer à empiler les chaises rouges les unes sur les autres. Christophe (celui qui se marrait) intercède en ma faveur. « Attends, c’est historique ! Demain, je vais pouvoir dire : « On a parlé politique au PMU de Donges ! » C’est bien les jeunes, vous parlez aux gens ! » Ali sourit à son tour, lui qui fut compagnon de route de Christophe, pendant la lutte de 2010. Et c’est maintenant Virginie, la patronne, deux heures qu’elle nous tourne autour et nous interdit de parler politique, qui entre dans la danse. « Bon, tu le veux, mon ressenti ? Moi je votais à gauche, et ben je vote RN maintenant. Il y a une licence IV qui a ouvert à cinquante mètres de chez moi. La patronne fait importer la bière du Portugal, par camions. Elle les vend 1,50 €, et moi 3 €. Forcément, c’est dégueulasse. Ça me bouffe, et je suis en colère. Ce bar est là depuis la guerre ! Avant, j’étais dans une liste de gauche. Anna a été mairesse, puis on a perdu. La gauche, j’ai rien contre. Je fais partie de « Mama Africa », une asso qui aide les migrants. On a parrainé une filleule, on va aller au Sénégal avec elle. On peut pas s’arrêter aux origines, sinon tu t’en sors pas. » Je suis content, soulagé, et dépité à la fois. Ex-militante de gauche, bénévole dans une asso d’aide aux migrants, et qui vote RN : on a raté tellement de choses… Christophe semble sentir mon désarroi : « Eh, Fakir, continuez à faire ce que vous faites, à écouter les gens, vraiment. Le terrain, c’est différent des bureaux à Paris. Bravo les jeunes ! » On lui paye une tournée, du coup. Le Sulky, qui devait fermer à 20 h, a joué les prolongations, largement. Mais il est temps de fermer. Virginie, en bonne patronne, veille à ce que personne ne prenne le volant. « Et la prochaine fois, tu nous ramèneras le soleil, hein ! »
Un gouffre sociologique
On voulait pas vous abreuver de chiffres, laisser la place aux gens. Alors, on vous a tout mis là, sur le gouffre sociologique, qui se creuse entre le vote RN et celui pour la gauche.
• Selon la profession, d’abord :
57 % des ouvriers ont voté pour le RN, contre 21 % pour le NFP.
21 % des cadres votent pour le RN, contre 34 % votent pour le NFP.
• Selon le niveau de satisfaction à l’égard de la vie :
61 % des électeurs « pas du tout satisfaits » votent pour le RN, 23 % pour le NFP.
32 % des électeurs « très satisfaits » votent pour le NFP, 15 % pour le RN.
• Selon le milieu social auto-déclaré :
54 % des électeurs se déclarant « défavorisés » votent pour le RN, 29 % pour le NFP.
28 % des électeurs se déclarant « aisés » ou « privilégiés » votent pour le NFP, 21 % pour le RN.
• Selon le dernier diplôme obtenu :
49 % des électeurs avec un diplôme « inférieur au bac » votent pour le RN, 17 % pour le NFP.
37 % des électeurs avec « un bac +3 ou plus » votent pour le NFP (22 % pour le RN).
Source : enquête post-électorale IPSOS du 30 juin 2024.
« Quand la fierté disparaît… »
Dieppe (Seine-Maritime), le 26 septembre.
On a suivi la côte atlantique, avec quelques crochets par les terres, pour atterrir à Dieppe : on avait rendez-vous avec le camarade Sébastien Jumel. Sébastien, il était depuis 2017 député (PC) dans la 6e circo de Seine-Maritime, un coin qu’il avait arraché à la droite, d’un rien, en 2017. Mais cette fois, la vague RN l’a emporté, même s’il a plus que résisté : 49-51, au second tour des Législatives. Voilà un moment que je voulais qu’il me raconte tout ça. Mais il lui a fallu digérer, d’abord, lui qui est si attaché à sa circo, présent partout et pour tous sur le terrain.
« Un café les gars ?, il nous demande, de sa voix de stentor qui a si souvent résonné, tonné, à l’Assemblée – j’adore sa voix.
— Non, ça ira, merci.
— Bon, je m’en fais un quand même, hein… »
À la mairie, on s’installe dans le bureau d’un des adjoints, qu’il squatte le temps de prendre la direction de l’agglomération, dans quelques jours. C’est un peu le bazar, sur la table : Sébastien a sorti plein de papiers pour nous, et il est en plein déménagement.
Dehors, au loin, les mouettes gueulent, sous le soleil.
Fakir : Avec un peu de recul, comment tu la vois, cette élection ? Tu perds d’un rien…
Sébastien Jumel : (Il soupire) D’un rien, oui, 51-49. Je fais 35 000 voix sur la circo, c’est plus de deux fois mon total de 2017 (17 000), et beaucoup plus de voix encore qu’en 2022 (26 000)… Mais le RN, lui, augmente énormément.
F. : Attends… ça veut dire que les abstentionnistes se sont mobilisés, et voté RN ?
S. J. : Tout à fait. Une grosse partie des nouveaux électeurs, ceux qui n’avaient pas voté depuis très longtemps, y sont allés cette fois, et ont voté RN. Dans les campagnes, on dévisse complètement.
F. : Comment tu l’expliques ?
S. J. : Trois semaines pour faire campagne après les Européennes, c’est pas une campagne. Dès qu’il y a eu la dissolution, j’étais très inquiet. En trois semaines le vote n’allait pas changer, or 32 000 communes en France sur 35 000, soit 92 %, ont placé le RN en tête aux Européennes.
F. : Pourtant, t’es connu pour être un député de terrain…
S. J. : Mais les Législatives, cette fois, étaient une élection nationale. Les gens voulaient du changement, Bardella incarnait le changement, ils ont voté pour lui. « Bardella Premier ministre » : c’était ça, le ressort du vote. Les abstentionnistes se mobilisent quand ils sentent que leur vote peut être utile pour l’emporter et là, c’était le cas.
F. : Le fait que pendant sept ans, tu aies pris en main des dossiers locaux, j’ai la question de la pêche en mémoire, ça n’a pas compté ?
S. J. : Bien sûr que ça compte, la façon dont on s’occupe des gens, comment on les respecte. C’est pour ça qu’on a résisté, et perdu à un cheveu, quand d’autres ont été balayés, parfois au premier tour. J’ai défendu les pêcheurs, les verriers aussi, mais les gens ont voté RN comme un seul homme. Les mamans solos, les trieuses de la vallée de la Bresle, tous ont voté RN. Même si après-coup ils regrettaient d’avoir voté pour ce candidat, qu’ils n’avaient jamais vu d’ailleurs. On me l’a dit : « On sait que t’es sympa, tu bosses bien et t’es sur le terrain, mais bon, on a voté Bardella… » De toute façon, même quand tu défends les salariés des grosses boîtes, ça ne t’assure pas forcément des sympathies.
F. : Pourquoi ? Ça devrait…
S. J. : Parce que les gars de ces grosses boîtes, avec des syndicats forts, sont vus comme des privilégiés par ceux qui sont dans de petites entreprises et pas organisés. C’est fou, hein ? Ils voient l’assiette du voisin, et le RN surfe là-dessus, sur ces jalousies.
F. : Puisque tu parlais des campagnes, tu fais un lien entre le vote RN et la fermeture des services publics ?
S. J. : Je le vois partout où les services publics reculent, en milieu rural. On ferme des écoles, les gamins passent deux heures par jour dans les bus pour aller en classe, et c’est moins de loisirs, moins de devoirs faits, plus de fatigue. Six millions de Français n’ont pas de médecin, et sont montrés du doigt quand ils prennent leur voiture. La numérisation des services publics aussi a des effets terribles : 27 % des gens renoncent à leurs droits quand ils sont numérisés, qu’il faut « taper 1, taper 2, taper 3 », et on voit arriver dans nos permanences plein de gens qui n’arrivent pas à remplir leurs dossiers… Dans le Pays de Bray, on a supprimé le tribunal, la CAF : les gens ont l’impression que leur vie ne vaut rien pour ceux qui décident. Ça fragilise le contrat social, et le RN en profite parce que la gauche ne parle plus à cette France-là.
F. : Et les propositions du NFP, le Smic à 1600 euros…
S. J. : Elles n’apparaissent pas crédibles. Quand on parle de Smic à 1600 balles à des salariés en sous-traitance, à des aides à domicile, ils sont déjà tellement en-dessous de ça qu’ils n’y croient pas. Ils ont intégré le discours des libéraux : « On ne peut pas, ce n’est pas possible. » C’est aussi parce que la gauche n’incarne plus, sociologiquement, les gens qu’elle est censée représenter.
F. : C’est-à-dire ?
S. J. : C’est vrai pour les communistes, les écolos, la FI, le PS : les partis politiques sont très parisiens, et je ne suis pas certain qu’on leur remonte les problèmes jusqu’en haut. Or quand le RN gagne, il s’enkyste.
F. : Et le vote raciste ?
S. J. : Il y a aussi un vote raciste, oui, mais ce n’est pas l’unique, et en tout cas pas le principal ressort. Dans les coins où ça a tapé fort sur l’industrie, que des familles sont au chômage depuis trois générations, quelle fierté peut avoir un père face à ses mômes ? Quand un soudeur gagne 1300 balles, fait 80 bornes par jour pour aller à l’usine, mais ne peut pas payer d’études à ses enfants, ni de vacances à sa famille ? Quand la fierté disparaît, elle se transforme en honte. On regarde l’autre, celui qui n’est pas comme soi, et ça peut devenir l’immigré, oui. Mais t’as aussi les parents d’un gamin handicapé qui vont voter RN parce qu’ils en ont marre que leur enfant n’ait accès à rien.
F. : Comment on fait, pour que le RN ne surfe plus sur les jalousies, comment tu disais ?
S. J. : Le plus important, c’est de recréer des lieux collectifs en ville. Un terrain de pétanque dans un quartier, par exemple, c’est un lieu de rencontres, un outil intergénérationnel. Dans certains villages, ici, les maires essaient déjà de corriger ça, de créer des lieux communs. Mais pour l’heure les gens restent encore, à 80 %, devant BFM et CNews. Et puis, il y a le travail. La socialisation par le travail est déterminante, c’est là qu’on bâtit des solidarités concrètes, des revendications collectives. Mais aujourd’hui, on fait croire aux gens qu’on peut être intérimaire permanent ou auto-entrepreneur…
F. : T’es optimiste ?
S. J. : Je suis optimiste quand je me dis que l’histoire n’est pas linéaire, pas écrite à l’avance, mais je mesure les obstacles. Nous allons devoir montrer que l’extrême droite est au chevet du libéralisme, et donc contre les classes qu’elle prétend défendre. Faudra montrer que des petites victoires sont possibles, être aussi à côté des gens qui luttent, à l’hôpital, à l’école, dans les boîtes qui ferment. Et pour ça, la gauche devra s’adresser à tout le pays, parler à tout le monde, si on veut être majoritaire.
F. : La gauche doit faire son autocritique, donc.
S. J. : Attention, faut le rappeler, quand même : c’est la faute, en premier lieu, des libéraux et de leurs politiques. De Macron qui, pendant sept ans, a installé un duel entre lui et Marine Le Pen. Les responsabilités, elles sont dans ce camp. Donc, d’abord, portons un regard lucide sur les politiques libérales qui ont tout égratigné, la santé, le travail, la démocratie… Et en parallèle, aussi se dire qu’il y a aussi des gamins dont les yeux brillent devant un instit’, des AVS qui vivent des moments extraordinaires avec leurs patients, la fierté du travail d’un verrier dont les objets finissent dans une grande bijouterie… Il faut qu’on arrive à mettre en avant et à valoriser l’intelligence des mains et du travail. Pour faire gagner la gauche dans des coins comme le mien, il faut un ressort : une espérance retrouvée. Parce que si on ne transforme pas l’humiliation en dignité, on va vers un vote sombre.
F. : Et toi, personnellement : tu vas retourner au feu ?
S. J. : J’ai été dans le doute, et même dans le doute existentiel, hein, parce que ma vie c’est l’engagement, et pour les proches c’est un sacrifice. Alors, tu te demandes si tout ça en vaut bien la peine. Et puis, on me l’a dit : « Le gars qu’on a élu, on le voit pas. Tu vas continuer à nous aider ? » Sur le coup, j’ai eu envie de répondre « écoutez, bon… » Et puis, on relève la tête, parce que les gens te disent qu’ils ont besoin de toi. Ça n’a même fait que renforcer mon besoin de me battre pour eux. En fait, j’ai une conviction : si on ne juge pas ceux qui ont voté RN, on peut aller vers une fraternité retrouvée.

Suicide et renaissance ?
Amiens, quartier du Val-d’Avre, le 16 juin.
En rentrant vers Amiens, tout cela me rappelait un épisode de la campagne électorale. J’en m’en souvenais avec plaisir, mais colère, aussi – je vous dirai pourquoi plus tard.
Là, pour l’heure, je vous raconte…
***
« Non non non non non !! Je ne vote plus, plus question. C’est fini ! J’ai toujours voté, jusqu’à la Présidentielle, et vous avez vu le résultat ? C’est fini. Et je vous préviens, n’insistez pas, ou je risque de m’énerver ! »
On la sentait effectivement en colère, ce matin-là, Catherine (ce n’est pas son vrai prénom), la bonne quarantaine, alors qu’elle emmenait son grand à l’école élémentaire, dans le quartier du Val-d’Avre, pendant que le petit me jetait un œil interrogatif depuis sa poussette. Quand elle m’est repassée devant moi après avoir déposé son gamin, on a retenté le coup, quand même, « et votez, au moins ça pourra changer les choses à l’Assemblée ». Je ne sais plus trop pourquoi, mais le contact s’est noué autour des chaussures. De son gosse qui ne pouvait pas avoir les mêmes fringues que les autres, pas de Nike ou d’Adidas, c’est pas qu’elle avait envie de lui acheter de la marque mais elle n’avait pas les sous, et les autres qui se foutaient de sa gueule, à son fils, ça lui foutait presque les larmes aux yeux.
« Et les autres familles, comment elles font ? », me demandait-elle, comme si j’avais la réponse. « Comment elles font pour payer des chaussures à ce prix-là ? C’est les allocations, et voilà, ils ne font rien, ils sont plein dans la famille, et ils peuvent s’acheter des trucs qu’on n’aura jamais. » On a discuté, essayé de démontrer que l’immigré ou celui qui touche le RSA, c’était pas forcément eux l’ennemi, qu’il fallait plutôt regarder du côté des actionnaires. Alors, elle l’a avoué du bout des lèvres, Catherine, qu’elle avait voté Marine au premier tour de la Présidentielle. à demi-mot, comme si ça mettait une claque à ses convictions de toujours.
« Nous, on vient de la campagne. On s’était dit qu’à la ville, à Amiens, ce serait bien, qu’on aurait tout sur place, que les gens devaient s’aider entre voisins, et tout. Mais rien du tout. Avant-hier encore, ça a encore été le bordel toute la nuit, la police passait pour attraper les gamins qui vendent. Mes gosses sont réveillés souvent. Et puis, à l’école, ça passe pas, le grand est toujours à l’écart. C’est plus possible. Alors, on va repartir à la campagne.
— Mais ça va pas vous faire trop loin, pour le boulot ?
— Un peu plus, mais à peine, et puis, je préfère. Et de toute façon, je travaille aussi de chez moi, maintenant. J’ai mon activité. Je fais des montres, vous voyez, comme celle-là. J’avais regardé sur les marchés ce qui se vendait. Je les vends sur les réderies, à 3 ou 4 euros. C’est pas mal quand même, quatre euros, hein, je m’en sors bien ? Bon, c’est dur, faut se lever dans la nuit pour aller bosser le week-end, mais au moins comme ça, si je suis virée de ma boîte, je cherche même pas, j’ai déjà un truc. J’ai monté ma micro-entreprise.
— Ah donc, c’est pas votre principal boulot, les montres. Vous faites quoi ?
— Je bosse à l’usine, mais c’est compliqué. On fait les 2×8, je me lève à 4 h 00 du matin pour ça, payée 1200 euros. Et encore, 1200 si j’ajoute les primes. Surtout, dans la boîte, y a plus aucune solidarité comme avant. La direction nous met une pression incroyable. Moi, j’ai été convoquée pour faire virer une collègue, juste parce qu’elle avait raconté une blague sur la chef. Mais même pas méchante, la blague, hein ! Eh ben j’ai pas voulu parler, j’ai rien dit. Mais ils m’ont mis une de ces pressions… C’est comme ça qu’ils font, pour finir par nous faire craquer. Alors les gens se mettent en arrêt maladie, puis ils ne reviennent pas, puis ils finissent par demander une rupture conventionnelle. Ça les arrange bien, à la direction : on était 130, on n’est plus que 90.
— Et vous arrivez à vous organiser ? Vous m’aviez dit que vous étiez dans un syndicat, tout à l’heure…
— Oui, mais quand j’ai eu un problème, la déléguée syndicale, elle m’a dit : « Je peux pas te défendre. Si je te défends, mon mec, il perd son emploi. » Son copain, il bossait dans la boîte, mais pas syndiqué. Elle avait peur, quoi. Vous trouvez ça normal ? Résultat : son mec, il s’est barré avec la nièce du patron. Bilan, elle a pas défendu ses collègues, son mec est parti, et les copines au boulot ne l’aiment plus. Eh ben, elle a fait une tentative de suicide. »
On a parlé comme ça, pendant une demi-heure, peut-être plus, devant l’école, des heures sup’, de l’entraide, d’autres choses encore. Quand elle a dû partir, elle a fait quelques mètres vers l’arrêt du bus, puis demi-tour, et est revenue sur ses pas.
« Et, je voulais vous dire… Enfin… merci, quoi. Ça fait du bien de parler, ça faisait longtemps que je voulais, mais personne ne vous écoute. Alors, merci. Et puis, dimanche, je peux pas voter, je pars à 6h00 pour travailler et je reviens à 19h00, mais je vais parler à mon mari, et il va aller voter, oui, et voter à gauche, vous pouvez me faire confiance. »
Rien que pour ça, ce genre de moments, ça valait déjà le coup, cette campagne…
***
Mais pourquoi je me souvenais de ça avec colère, vous me direz ?
Parce que cette scène, elle ne date pas de la campagne de 2024, ni même de celle de 2022.
Mais de 2017.
Alors, qu’avons-nous fait, depuis sept ans, pour parler aux gens, entendre leurs vies et leurs problèmes, le travail écrasé, méprisé, les services publics ravagés ? Pour trouver des solutions avec eux, et les faire basculer vers nous ?
Et qu’allons-nous faire, dans le peu de temps qu’il nous reste, pour endiguer la vague ?
Continuer à les ignorer, ou retisser le lien ?