«Tristaaaaan !! Quelqu’un pour toi à l’entrée !!! »
C’était en novembre 2023. J’étais tranquille, dans mon bureau, à faire semblant de bosser, quand Magalie me hurle ça à travers les deux étages.
Arrivé en bas, je tombe nez à nez avec un gars trapu, grisonnant sur les côtés. Tout sourire, il me serre énergiquement la main, se présente : « Fabrice Rizzoli, je suis enseignant chercheur en géopolitique des criminalités et président de Crim’Halt, une association qui informe les citoyens sur le crime organisé et accompagne les familles de victimes… » Il parle vite, avec fougue. Dans son sac, plein de produits Libera Terra, issus des terres italiennes libérées de la mafia : mozza, pinard, pâte à tartiner… Déjà qu’à Fakir, c’est pas très compliqué de nous corrompre (des chips et un morceau de pizza de la veille, ça fait l’affaire), quand quelqu’un débarque avec des pâtes italiennes, c’est carrément la fiesta ! J’ai attrapé un stylo et commencé à noter des bribes de ce qu’il me racontait : « Avec le trafic de cocaïne qui explose, le crime organisé a de plus en plus de moyens. Alors, on a monté Crim’Halt, en 2014. On tente de sensibiliser les gens et les pouvoirs publics à des solutions qui ont fait leurs preuves en Italie. En France, on fait que du répressif, du « place nette » à tout-va, mais ça ne fonctionne pas…
— C’est pas un peu extrême, d’appliquer les mesures anti-mafia italiennes à la criminalité en France ?
— Ah mais pas du tout ! D’abord parce qu’il n’y a pas que des mesures coercitives en Italie, ensuite parce qu’il s’agit d’avoir une action efficace, et partout en Europe. »
Pendant que Fabrice parle, je repense au meurtre à la machette commis en pleine rue dans le quartier d’Étouvie, à Amiens, quelques mois plus tôt, sur fond de trafic de drogue. Ça coupe un peu l’appétit, d’un coup…
« Tu sais… est-ce qu’on est vraiment les mieux placés ? à Fakir, on n’a jamais vraiment traité ce genre de sujets…
— Mais il faut, absolument ! Tout est lié, c’est du social aussi, parce qu’il y a la question de ce qu’on fait des biens saisis…
— C’est quoi, ça ?
— Les biens fonciers qu’on saisit aux gangsters, quand on les arrête. En Italie, les biens sont automatiquement confisqués. Pas de longue procédure : ils sont mis à disposition des associations de l’économie sociale et solidaire. Nous on fait de la formation citoyenne, on fait dialoguer des experts, des familles de victimes, des journalistes, parce que c’est en partant de la base qu’on peut faire bouger les pouvoirs publics. En France seuls 2 % environ des biens mal acquis sont réattribués à des fins sociales.
— Je savais même pas que ce genre de stats existait…
— Et puis il y a le statut des victimes : en Italie elles bénéficient d’un statut particulier…
— Ah oui, c’est intéressant.
— C’est vrai ? Ben si ça te tente, tu peux venir avec nous à Naples, pour voir tout ça de tes propres yeux. »
Sur le coup, j’ai pas trop su quoi répondre, juste promis en rigolant que j’y réfléchirais…

12 janvier 2024.
« C’est bon, j’ai pris tes billets : tu pars avec nous, en mars. »
Le message de Fabrice était laconique, mais il ne m’avait pas lâché, relancé sans cesse, pendant deux mois. J’avais dû me sacrifier, du coup…
C’est comme ça, alors que le reste de l’équipe prenait la pluie en Picardie, que je regardais par le hublot l’avion descendre sur Naples. Quelques heures plus tard, nous voilà dans un petit hôtel d’Aversa, une ville au nord de la cité de Campanie. Notre camp de base pour la semaine, dans un dédale de rues pavées et sinueuses. Je ne suis pas seul, à défaire mes valises : on est plein, tout un groupe, et une ambiance de colonie de vacances s’installe. Le séjour s’annonce plutôt sympa : j’ai l’impression d’être de retour au lycée.
« Tu fais quoi toi ici ? me demande Fatna, petite dame aux cheveux blonds frisés en chignon, avec son accent marseillais.
— Oh bah je bosse pour un journal, je viens voir un peu ce que fait l’association. Et toi ?
— Je suis là parce que j’ai mon petit qui s’est fait tuer, à Marseille. Liam, il avait 22 ans. Un jour, il était avec des amis, il a reçu un appel lui demandant de sortir. Il est sorti, mais il n’est jamais revenu. Sur les réseaux sociaux, une vidéo de son meurtre a fuité. »
Rectificatif : finalement, non, ça ne sera pas une colonie de vacances.
Revenu dans ma chambre, je jette un œil au programme que Fabrice et son équipe ont préparé : ateliers entre collectifs de victimes françaises et italiennes, rencontres avec des experts. Et visite d’une « villa » de Casal di Principe.
Casal di Principe ? Petite ville qu’on rejoint le lendemain, à 30 km au nord de Naples. Ici, le soleil écrase, il étouffe. Les ruelles poussiéreuses serpentent entre des bâtiments aux façades délavées et des constructions inachevées, sacs poubelles entassés à chaque coin de rue, rues dépourvues de trottoirs, d’ailleurs.
« Et voici la villa Don Peppe Diana… » Fabrice me sort de ma contemplation.
« Elle a appartenu aux mafieux, qui la surnommaient « le Tribunal » : c’était là qu’ils décidaient de qui allait vivre ou mourir. C’est ici que le meurtre du prêtre Giuseppe Diana a été orchestré. Don Peppe, on l’appelait. Une figure de courage dans cette terre gangrénée par la mafia. Pour les camorristes, c’était un affront. Ils avaient tenté de lui imposer le silence, de le faire taire, mais lui continuait à encourager la population à briser l’omerta. Le 19 mars 1994, au milieu de l’église, sous les yeux de ses fidèles, Don Peppe a été abattu de plusieurs balles en pleine tête. Son assassinat a véritablement secoué l’Italie, et ça a permis aux choses de bouger… »
Dans la grande cour pavée, Mauro, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, montre les colonnades du menton. « La maison a été confisquée, et depuis 2015 c’est un lieu de mémoire. Ici 4000 élèves viennent tous les ans pour voir que sur un territoire de la mafia, on peut changer les choses. Avec la mort de Don Peppe, l’opinion publique italienne a été bouleversée. Deux ans avant, les juges Falcone et Borsellino avaient été assassinés, déjà. Après ça, les condamnations ont été de plus en plus nombreuses.
— Mais comment ? Parce que, ça reste la mafia…
— On a peu à peu gagné du terrain, grâce à la loi d’association mafieuse, qui cible les organisations criminelles qui exercent un pouvoir d’intimidation et de domination sur un territoire grâce à la violence, la menace… Ces organisations influencent des contrats publics, gèrent des activités illégales, drogue, extorsion, fraude. La réelle portée de cette loi, c’est que chaque personne en lien avec l’association mafieuse, même si elle n’en fait pas officiellement partie, même pour le moindre petit motif, pourra être condamnée au même titre que les autres, à la prison, à la confiscation des biens… Ça a tout changé. On a repris des terres, qu’on cultive. On a même envoyé au Parlement européen un colis d’aliments qui en sont issus !
— Et le mafieux qui vivait là, avant, c’était qui ?
— Aucune importance. Dans les films c’est toujours les mafieux, les personnages principaux. Les victimes ne font que passer, anonymisées. Ici on fait l’inverse : les personnages principaux, ce sont les victimes. »
À l’intérieur, une galerie de portraits en noir et blanc (voir ci-dessus). Gennaro De Angelis, 37 ans, impeccable uniforme, cheveux soigneusement coiffés, raie nette sur le côté gauche, regard fier. Antonio Landieri, 25 ans, capturé en plein éclat de rire, la joie illumine son visage. Au-dessus, Silvia Ruotolo, 39 ans, sourit elle aussi, radieuse. Et à côté encore, des centaines et des centaines de portraits alignés, avec chacun un nom, un âge, une date. Toutes des victimes de la mafia, femmes, hommes, enfants. « Et encore, on n’a pas pu accrocher le portrait de tout le monde, les Casalesi ont fait beaucoup trop de victimes innocentes. Mais leurs portraits sont présents dans les archives de la maison. Les oublier, ce serait les tuer une deuxième fois. » Projets sociaux, culturels, collaboration avec des associations anti-mafia, expos, activités éducatives : la villa est un lieu de travail, autant que de mémoire.
« Ah mais c’est super… Génial ça… Faut vraiment qu’on prenne exemple sur eux… » Depuis le début de la visite, j’entends Élisabeth s’extasier. Élisabeth, c’est une des premières personnes que j’avais rencontrées, à l’aéroport. Elle souriait timidement en proposant, dès qu’on croisait son regard, un tupperware plein de pâtisseries, « j’adore pâtisser, ça me vide la tête ». Élisabeth est juge à la retraite. « Lorsque j’étais encore magistrate, j’ai été prise en otage par un détenu avec un couteau. J’ai passé un bon moment avec la lame devant les yeux… » Elle me raconte ça calmement, sourire au coin des lèvres, alors qu’on quitte la villa à pied pour rejoindre un resto. Elle est grande, mince, cheveux blancs et courts, on pourrait la croire frêle et fragile, mais elle a traversé bien des épreuves, toujours debout. Son mari était le juge Borrel, Bernard Borrel, assassiné à Djibouti, où il était en poste, le 19 octobre 1995. D’emblée, les policiers ont conclu au suicide. « Quand ils m’ont annoncé ça, que Bernard s’était immolé, je n’étais pas capable de penser à autre chose qu’aux enfants. Comment j’allais leur annoncer ça ? Quand j’y pense, d’ailleurs, si j’ai tenu, c’est grâce aux enfants… Mais quelques jours plus tard, j’ai commencé à me poser des questions. » Élisabeth a fait rouvrir l’enquête, demandé des contre-autopsies, remué ciel et terre. En 2020, l’État Français a été condamné pour faute lourde : les scellés qui auraient pu apporter des réponses avaient été détruits… « Tout ça prouve quelque chose : si on a pris la peine de tout effacer, ça signifie que quelqu’un connaît la vérité. On n’abandonne pas. Avec l’un de mes fils, on écrit un livre pour raconter notre version de l’histoire. Peut-être qu’un jour quelqu’un pris de remords racontera…
— Pendant la visite, je t’entendais « génial », « super », pourquoi ?
— Non mais attends, tu te rends pas compte à quel point pour Bernard ils ont été en dessous de tout ? Chaque matin il faut se lever pour aller au combat… Ici les familles ont un lieu pour se retrouver. Ça les sort de l’isolement face à la machine judiciaire. »
À force de parler, nous voilà au restaurant, la Nuova Cusina Organizzata. Et lui aussi lutte contre la mafia ! Le patron nous explique tout ça, la serviette sur l’épaule : le collectif qui anime le resto utilise des biens confisqués aux mafieux pour développer des activités sociales et économiques, au profit de la collectivité. C’est toute une chaîne qui s’est ainsi mise en place, dans l’agriculture et la production alimentaire : restos, donc, fermes bio, entreprises sociales, en faisant bosser des personnes souffrant de troubles psychiques. Autant dire qu’il était illusoire sans cela d’accéder à tout ce patrimoine foncier, pour les porteurs de ce genre de projets.
à table, une grande brune aux lunettes fumées s’assoit à côté de moi. Hassna aussi a perdu une proche. Sa cousine, Socayna, 24 ans, tuée d’une balle en plein torse alors qu’elle révisait tranquillement dans le salon de son appartement marseillais. Le drame avait fait la Une de tous les journaux. Loin du battage médiatique, Hassna y pense encore, sans cesse. « La façon dont ils gèrent l’accompagnement des familles de victimes, ici en Italie, par rapport à nous, pfff… C’est le jour et la nuit.
— C’est-à-dire ?
— En France, une fois que les visites, les procédures sont terminées, tu sais ce qu’ils font ? Ils te donnent un kit de nettoyage. Pour laver chez toi. »
Un kit de nettoyage, donc, pour effacer les traces de la mort de son enfant, en plein salon. Et puis circulez, après ça ? Chez nous, les familles doivent se battre seules, parfois, comme Élisabeth, contre l’État français lui-même. Pas de statut particulier pour les familles de victimes du crime organisé, pas d’accompagnement spécifique, contrairement à ce qui se fait en Italie. Le deuil, pour les familles, est un parcours du combattant : pas de structure spécifique (contrairement à ce qui se fait pour les victimes d’attentat), des associations différentes d’un département à l’autre, un labyrinthe administratif. Et puis, à cette solitude, s’ajoute le doute. La suspicion… Demandez à Laëtitia. Son neveu Rayane a été tué, à 14 ans, par une rafale de balles alors qu’il jouait devant chez lui, cité des Marronniers, à Marseille, encore. « Dans mon cas on était tellement seuls que quand Macron il a parlé de Rayane, ça a été pour dire qu’il faisait le guetteur quand il s’est fait tuer. Alors que tout montrait que c’était pas le cas. Alors que par la suite l’enquête a prouvé que c’était faux. Mais lui, j’te promets… Il est tellement déconnecté. Je l’ai forcé à faire une vidéo pour s’excuser d’avoir dit ça, j’te promets, je pensais pas qu’il la ferait la vidéo, mais si tu veux je te montre… » Dans la foulée, Laëtitia montait avec d’autres le Collectif des Familles de Victimes. « Des mamans, des tantes, des sœurs… On s’est rendu compte que beaucoup de dossiers n’étaient plus instruits. Il fallait que les familles sortent de l’isolement, parce qu’elles éclatent après la mort d’un proche. Alors on fait du soutien psychologique, du suivi scolaire, du relogement… Dis-toi qu’aujourd’hui à Marseille il y a encore des familles qui vivent dans le même quartier que le présumé assassin ! Même pour des meurtres qui datent de 2016 ! Les familles tapent à toutes les portes, des élus etc., elles ont été vues par le président Macron, par des ministres… Elles ont été abandonnées depuis si longtemps. On part de si loin… »
Une longue histoire
C’est un drôle de tourisme, quand même, qu’on mène là, je me dis… Francesca, une journaliste italienne installée en France (et qu’on la remercie, ici, pour ses traductions !), devine mes pensées. Elle rembobine le fil, du coup. « Tu sais, la mafia, c’est une histoire longue. Quand l’Italie est unifiée en 1861, c’est au détriment de certains territoires, notamment dans le Sud. Il faut comprendre que ses membres se voient comme les vrais défenseurs des libertés, alors que l’État italien est vu comme un oppresseur. Les mafieux se voient comme des résistants face à un pouvoir illégitime. Ce qu’on appelle racket, ils l’appellent impôt, ce qu’on appelle meurtre, ils l’appellent justice, ce qu’on appelle trafic, ils l’appellent business. »
Davide, le trésorier de Crim’Halt, rebondit : « Ils ont un code d’honneur très important pour eux. Un imaginaire presque chevaleresque, si on peut dire… Ils se voient comme les protecteurs de la population. D’ailleurs au départ le trafic de drogue était interdit et mal vu au sein même du territoire que les mafieux géraient. Mais très vite, les gangs qui se refusaient à toucher à cet argent facile se sont fait dépasser par les autres. Ils ont dû s’adapter ou disparaître. » Je préférais les chevaliers de mes rêves d’enfant, malgré tout…
Jeudi 21 mars, Casal di Principe.
À Casal di Principe, Fabrice tenait à nous montrer d’autres biens saisis par la justice, qu’on prenne la mesure du phénomène. On s’arrête devant une villa au style ostentatoire : « Voici la villa Scarface. Son propriétaire, Walter Schiavone, parrain de la Camorra était fan de Tony Montana : il s’était fait construire une villa identique à celle qu’on voit dans le film. Aujourd’hui, la maison est devenue un lieu de réhabilitation pour personnes souffrant de troubles psychiques. »
On passe encore devant un immeuble réhabilité et transformé en commissariat – « Ici, les fonctionnaires changent régulièrement de poste, pour éviter d’être tentés par la corruption », nous glisse l’un des policiers… En arpentant les rues, Davide, le trésorier de Crim’Halt, me raconte sa vie, à son tour. Il y a quelques mois, la trentaine à peine atteinte, il a quitté son job, un truc dans la finance auquel j’ai rien compris, et auquel il ne trouvait pas beaucoup de sens. Il est bien plus passionné par sa mission actuelle : « La mafia, c’est un nom générique, mais aucun groupe mafieux ne s’appelle comme ça. Tu as la Cosa Nostra en Sicile – c’est le groupe qui a le plus imprégné l’imaginaire collectif, avec le Parrain, et tout. Ensuite, ici à Naples et dans toute la Campanie, tu as la Camorra. En Calabre, tout au sud de l’Italie, la ‘Ndrangheta, spécialisée dans le trafic de cocaïne. Et dans les Pouilles, tu vois, le talon de la botte de l’Italie ?, là c’est la Sacra Corona Unita. Mafia, ça veut tout dire et rien dire, en gros. »
J’en peux plus, de toutes ces infos, tous ces drames malgré les espoirs, aussi.
Dans le bus qui nous ramène, j’essaie de profiter du calme pour dormir.
« Ce qui est important de comprendre, c’est que la mafia ça n’est pas juste une organisation criminelle… » J’y crois pas ! Fabrice s’est installé à côté de moi, déjà lancé dans une tirade ! « Dans la Camorra napolitaine, le racket et le commerce illégal ce n’est qu’une partie des revenus. Ce qui compte dans le racket, c’est de créer une complicité entre le commerçant et le réseau mafieux. Une allégeance, si tu préfères. Mais le reste de leurs revenus ce sont des entreprises parfaitement légales, comme la gestion de déchets, ou plus spécifiquement ici, à Casal di Principe, le ciment. Et en utilisant la corruption, ils arrivent à obtenir des marchés juteux, quitte à polluer leur propre région avec des produits dangereux laissés à l’abandon, des immenses décharges à ciel ouvert.
— Mais c’est quoi le rapport entre une mafia italienne et un clan de dealers en France ? », je demande.
« C’est vrai qu’en France, on parle plutôt de crime organisé, tel que défini par la convention de Palerme de 2000, mais on se cache derrière notre petit doigt pour dire que ce n’est pas de la mafia…
— On est gêné de prononcer le mot mafia ! Ça fait mauvais genre, hé ! »
C’est Jean-Toussaint, depuis le siège d’à-côté, qui lâche ça.
Jean-Toussaint vient de Corse. Il a perdu son neveu, Massimu Susini, en 2019. Massimu a été assassiné sur la plage, devant sa paillote, un matin, pour s’être élevé contre le trafic de drogue grandissant sur son île. « J’étais encore prof à l’époque et ma fille était enceinte. J’avais laissé mon téléphone allumé parce que j’attendais une bonne nouvelle d’une minute à l’autre. Mon téléphone a sonné en plein cours, mais ça n’était pas pour une bonne nouvelle… » Depuis le collectif Massimu-Susini se bat contre la montée de l’influence mafieuse en Corse. Il pointe, aussi, les autorités locales et l’État français pour leur inaction.
Fabrice reprend : « Oui, ça fait mauvais genre. Et puis le frein, c’est que si on veut montrer que la mafia existe en France, il faudrait réussir à prouver que les clans ont un lien avec le politique. Ça c’est un travail à très long terme. Alors que si on décidait de faire une loi d’association mafieuse comme en Italie, on mettrait des mots sur les faits, et sur le plan juridique tout serait plus facile, y compris pour lutter contre les affaires mafieuses légales qui permettent le blanchiment d’argent. »
Feux d’artifice pour derniers feux ?
On nous l’a dit, répété, souligné : la loi d’association mafieuse, c’est tout un arsenal anti-mafia : poursuites renforcées contre les auteurs d’activités criminelles, directement ou par association, témoins protégés… Selon l’ISTAT, l’institut italien de statistiques, 10 % des homicides étaient liés à la mafia, en Italie, dans les années 90. Un chiffre tombé à 1 % en 2010 ! Quant à la réaffectation des biens, c’est un symbole, visible et concret, que la peur a changé de camp. C’est affirmer que la société civile reprend ses droits. Sans compter l’attractivité du pays, et le tourisme : les vestiges romains d’Herculanum, adossés à la ville d’Ercolano, près du Vésuve, faisaient grise mine : la ville était une plaque tournante du trafic d’héroïne et du racket. Jusqu’à l’action des autorités contre la mafia. En trois ans seulement, le site a été réhabilité. Et est passé de 5000 à… 800 000 visiteurs par an !
Gabriele, notre guide ce jour-là, mesure bien le chemin accompli, mais aussi ce qu’il reste à faire. « Clairement on n’a pas détruit la mafia, elle existe encore. Tiens, tu entends ? Des feux d’artifice en pleine journée ! En général, en plein jour comme ça, c’est un message codé, pour annoncer l’arrivée d’une cargaison de drogue… Mais bref : la loi et les associations ont forcé la mafia à évoluer. Elle ne recourt plus à la violence comme avant. Les mafieux continuent de se faire la guerre entre eux mais ne tuent plus les civils en pleine rue à visage découvert. L’impunité n’existe plus. »
Samedi 18 mai, Marseille.
Quelques jours après mon retour en France, je suis allé voir Laëtitia, la tante de Rayane, à Marseille. On avait rendez-vous à 21h : elle débarque avec une heure de retard, le téléphone à l’oreille.
« C’est une mère qui a perdu son petit, désolé, j’étais obligée de parler avec elle… »
En quoi ? trois, quatre heures de discussion, les histoires qu’elle me raconte, leur litanie interminable, me glacent le sang. L’association des familles de victimes a recensé 41 victimes liées au trafic de drogue à Marseille depuis le début de l’année, dont plusieurs collatérales. « Le minot que j’ai vu la semaine dernière, son cousin vient de se faire tuer, il est venu me voir et m’a dit « Tata (ils nous appellent tous « Tata »), j’te promets, j’veux arrêter la chouffe, mais j’ai pas le choix, je fais comment si j’arrête ? Ma mère elle a besoin du billet. » Tu te rends compte où on en est arrivés ? On va essayer de lui trouver un stage, ou quelque chose, à ce petit, c’est pas possible, oh ! Ils sont où, les Darmanin et autres, pour les aider, ces gamins-là ? Ils ont que la BAC à leur envoyer, alors que c’est le bac qui leur faudrait ? »
En 2005, Sarkozy, en pointant (à tort d’ailleurs), le trafic de drogue, promettait de « nettoyer au Kärcher la cité. Ceux qui ne respecteront pas la loi, on les tapera dur ». Qui se souvient qu’à l’époque, déjà, Sarkozy et ses caméras étaient là parce que le petit Sidi-Ahmed Hammache, onze ans, avait été fauché d’une balle alors qu’il jouait devant son immeuble de la cité des 4000, à la Courneuve ? Depuis, les victimes se succèdent, et on distribue des kits de nettoyage. Depuis, nos politiques, leurs coups de menton et leurs coups de com’, se succèdent, jusqu’à Bruno Retailleau, digne héritier, à nous promettre l’ordre, l’ordre, l’ordre, sans plan, sans logiciel, sans perspective politique. Et sans succès. Depuis, les groupes mafieux étendent leurs réseaux, dans le sang et les larmes.
En 2023, en France et selon le ministère de l’Intérieur, le nombre d’homicides ou de tentatives d’homicides sur fond de trafic de drogue a augmenté de 53 % en un an. En 2022 il avait déjà grimpé de 20 %. Les homicides et tentatives d’homicide entre malfaiteurs suivent la même courbe. Une hausse des violences directement liée à l’augmentation du trafic de drogue : selon le dernier rapport de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, les saisies de cocaïne ont approché 27 tonnes en 2021 : le double des quantités saisies en 2020. Quant aux consommateurs, ils ont triplé en vingt ans en France, selon l’ONU. « La mafia italienne, contrainte par le durcissement de la lutte en Italie, a en fait étendu ses activités illégales hors de ses frontières, se désole Fabrice. C’est pas nouveau, hein, mais aujourd’hui en France, une grande partie du trafic de cocaïne est organisé par la ‘Ndrangheta. Et ils ne se contentent pas du trafic : ils blanchissent l’argent en investissant massivement dans l’immobilier dans le sud de la France. Des clans locaux, bien français eux, imposent une loi du silence à plein de territoires, à travers le meurtre ou la corruption. »
En France, donc, même si l’État refuse de le voir, la mafia tue. En ce mois d’octobre 2024, à Marseille, c’est un gamin de 14 ans qui abattait un autre jeune homme. Lui a été arrêté, pas les commanditaires. Dans les quartiers, les familles s’organisent, solidaires. Mais en attendant que l’état bouge, et puisque les victimes sont au cœur de notre histoire, il faudra se rappeler d’elles, comme en Italie : Bernard, Socayna, Rayane, Sarah, Massimu, Liam, Brahim, Kawtar, et toutes les autres…