Les petites mains : il faut manger (ensemble) pour vivre

Quand un patron veut briser la solidarité entre salariés, il attaque à l’estomac…

Publié le 15 octobre 2024

« Nan, nan, ça va. Bon, y a juste un point qu’il va falloir changer dans nos habitudes, mais on en parlera plus tard… »
Ça nous inquiétait, les circonvolutions du dirlo, entre le fromage et les crèmes dessert à la vanille. C’est que les contrôleurs de l’Urssaf étaient passés, avaient squatté nos bureaux, même, en ce début d’été, à tout éplucher, tout disséquer, la moindre ligne comptable, la moindre facture.
C’était normal, on le savait, contrôle de routine, comme tous les cinq ans. Mais enfin, on aime bien savoir s’il n’y a pas un cadavre dans les placards.
« Ouh là, non, pas d’inquiétude ! » a repris Tristan. « Non non, tout est nickel, impeccable, on en était même surpris de ne pas avoir fait de bêtises, presque… Non, c’est juste le coup des repas du midi, qu’il va falloir revoir. »

Les repas du midi ? Parce que oui, c’est une tradition quart-de-centenaire, à Fakir : on mange toujours tous ensemble, le midi, aux frais de la boîte.
« Ben justement, voilà : c’est pas légal, de payer à manger à ses employés. C’est considéré comme un avantage en nature…
— Eh ouais faut bien compenser ce qu’on ne nous donne pas suffisamment en salaires !
, a rigolé Magalie, approuvée par tout le monde.
— Non mais c’est pas légal, je vous dis. Du coup, on a pensé à une participation financière des gens qui mangent ici le midi, même symbolique… » a poursuivi notre cher directeur, comme s’il n’avait pas perçu la fronde.
« Nan mais tu rêves ? Pour manger des pâtes, du riz et du pain ?
— Et faire la bouffe nous-mêmes ?
— Et la vaisselle derrière ?

Tristan : Oui, je comprends, je comprends… Ou alors, j’ai pensé à autre chose : on saute le repas du midi. C’est bon pour la santé, moins de cholestérol et tout, et je pense qu’on sera plus productifs dans l’après-midi. Vous en dites quoi ? »
Y a eu un silence, un grand blanc.

Chacun, instinctivement, s’est crispé sur sa fourchette, son couteau, ou son morceau de pain pour Cyril, qui était en train de saucer la poêle, comme d’habitude.
« Bon, c’est juste une suggestion, pas plus, a repris Tristan, tout transpirant. On peut aussi imaginer que Fakir vous paie quelques tickets-resto…
— Et comme ça, on ira tous bouffer dans notre coin le midi ? Et on pourra plus se parler au moment du café ? Discuter entre nous de ce qui ne va pas, nouer des solidarités entre salariés pour lutter contre les abus des patrons ? C’est ça, ton objectif caché ? »

Même les bonnes idées sont balayées, parfois, quand la foule, le peuple en colère, se sentent humiliés. Tristan a cherché à sauver les meubles : « Nan mais attendez, ah ah !, vous savez bien, on va trouver une solution tous ensemble, de manière démocratique, on n’est pas à l’Assemblée nationale, ici ! Ce qu’on va faire, oui, c’est déclarer à l’Urssaf les sommes qu’on dépense pour le repas du midi. Bon, en même temps, ça fera beaucoup de cotisations à payer dessus, ça va coûter cher, et…
— Eh ben voilà une idée qu’elle est bonne ! Tu déclares, tu remplis le formulaire. Et on continue à manger ensemble, tous les midis. Et à Fakir l’addition ! »

Tristan a pris son air songeur, est monté dans son bureau, à coups de « ça doit être possible, faut que je vérifie », avant de nous lancer, une fois bien planqué au dernier étage : « Mais ne venez pas me reparler d’un jacuzzi d’ici un bon moment ! »
Faut toujours que les patrons aient le dernier mot…

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