Dans la misère des plateformes

« Ahmed, Mohamed, Toufik, Mamadou et moi-même sommes alors exposés au public dans un genre de marché aux esclaves modernes. » Quand Franck Courtès quitte son métier de photographe pour devenir écrivain, il se retrouve, pour survivre, à brader ses maigres forces sur une plateforme de travail. Ou la déchéance précipitée par les algorithmes…

Publié le 15 octobre 2024

« J’ai tenu mon rang d’artiste-auteur-photographe durant vingt-six ans. Depuis que la photographie s’est invitée partout, dans le moindre recoin de nos vies, son goût m’est passé. Un peu comme celui du saumon depuis qu’on le trouve en supermarché. Incapable de renouveler mon inspiration, je m’appliquais à reproduire des images que j’avais déjà produites, comme on reproduit de vieilles recettes de cuisine. J’étais devenu ce magicien fatigué qui épuise jusqu’à la corde ses meilleurs tours de magie. » L’histoire de Franck Courtès, c’est celle d’un changement de vie comme on en voit tant à la télé : le cliché du citadin aisé qui, à mi-parcours, se reconvertit en pâtissier, maraîcher ou gérant de chambres d’hôte. Mais sa reconversion à lui est vraiment mal barrée, loin des success-stories en pente douce de TF1 et M6. « Photographe, je gagnais environ trois mille euros par mois. Je ne gagne plus depuis des mois que deux cent cinquante euros de droits d’auteur. C’est au moment où j’ai épuisé mes économies sans espoir immédiat de les renouveler que j’ai pris conscience que je devenais pauvre… »

J’avais entendu son histoire, qu’il raconte dans son bouquin, À pied d’œuvre, à la radio. Ça m’avait captivé, parce que moi aussi, un temps, j’ai cherché une autre voie, exploré mille pistes de reconversion, multiplié les jobs alimentaires en attendant de trouver le boulot de mes rêves. Comme beaucoup d’autres, au final. Et pendant cette période, j’ai expérimenté presque toutes les formes de travail précaire : agent démoustiqueur en auto-entrepreneuriat forcé, prof d’anglais payé en chèques emploi-service, archiviste en intérim, employé municipal en contrat d’insertion, préparateur physique (au black), saisonnier dans le tourisme et la cueillette de cerises… Sans oublier les innombrables stages, alternances et piges dans le journalisme (jusqu’à mon premier CDI à Fakir, enfin !). Les plateformes de travail entre particulier – Frizbiz, NeedHelp, Jemepropose, Allovoisins, Jobijoba, le « jobbing », ça s’appelle –, je n’ai même pas voulu essayer. La paye était tellement dérisoire que même le RSA y était supérieur ! Courtès, lui, croit cette aide réservée aux invalides. Ils sont nombreux comme lui, jusqu’à 36 % des bénéficiaires, à ne pas avoir recours au RSA alors qu’ils y ont droit. Et cette ignorance le précipite dans un univers qui lui est inconnu : la pauvreté. Ce gamin du quartier latin, élève au collège Henri IV puis en lycée privé, doit quitter son immense appartement parisien pour loger dans le studio familial réservé aux amis de passage. Il vend aussi presque toutes ses affaires, réduit au minimum ses dépenses en chauffage, nourriture, matériel, et proscrit tout loisir :

« Il m’apparaît que devenir pauvre ne consiste pas à vivre plus simplement. Au contraire, la pauvreté complique singulièrement ma vie. Celle-ci se voit soumise à mille économies, mille mesquineries. Du papier de toilette duquel je n’ôte plus qu’une feuille à la fois, à la température de mon logement que j’essaie d’abaisser au minimum, moyennant une courte séance de gymnastique toutes les deux heures afin de me réchauffer. On trouve toujours quelque chose à sacrifier quand on doit vivre avec peu. »

Ces sacrifices, il les ressent d’abord dans sa chair, à cause de la privation de nourriture, et avec elle la perte de poids, « les jambes cotonneuses », la « fatigue et des vertiges [qui l’]obligent à des pauses régulières dans la rue. […] La faim est lancinante, installée à demeure, sans rapport avec la fringale du goûter. Elle engourdit. Elle réveille aussi l’instinct maternel de ma mère qui m’achète de la viande de temps en temps. » Les angoisses, aussi. « La nuit, la vision des dessous d’un pont de Paris avec l’air humide pour toute maison me vient à l’esprit. À trois heures du matin, je dramatise, je dévale des pentes, les freins ne répondent plus. Je dors moins. » Pour être moins tenté de dépenser, il sort beaucoup moins, s’isole de ses proches, coupe court aux conversations sur l’argent. Le piège se referme sur lui.

« Pauvre, on ne choisit plus les événements, on ne dirige plus tout à fait sa vie, le volant est raide. On fait les courses au même endroit, le moins cher, on s’habille de la même manière, on raconte les mêmes histoires, c’est-à-dire pas grand-chose. Je redoute autant le mépris des gens que leur pitié. […] Certains se fâchent avec moi, pensent que j’ai changé depuis que je prétends écrire, que je ne m’intéresse plus à eux. Je masque la situation le mieux que je peux, dans l’espoir que l’on s’habitue à ma pauvreté comme on s’habitue à l’odeur d’un vieux chien. »

Rien de bien extraordinaire, malheureusement, mais la suite vaut le détour. Avec juste le bac et aucune autre expérience que la photographie, Franck Cortès fait chou blanc sur le marché de l’emploi. Même pour un simple job alimentaire, il ne coche pas les cases :

« Las de me heurter aux refus du monde classique du travail, je me tourne vers celui plus méconnu et sulfureux des applications de plateformes de travail. […] Le principe en est simple : un client manifeste, via l’application, le besoin d’un service que la Plateforme propose aussitôt à une dizaine de prestataires. Le moins cher emporte la mise, misérable forcément, puisque la concurrence est sans limite de prix. Le client fait son choix entre les six premiers prestataires. Sur une estrade virtuelle, tout sourire sur nos photos, Ahmed, Mohamed, Toufik, Mamadou et moi-même sommes alors exposés au public dans un genre de marché aux esclaves modernes. Nous sommes présentés comme des retraités, des étudiants, alors que nous sommes pour la plupart des sans-papiers, des artisans à la recherche d’argent au noir, des personnes ayant perdu leur emploi et, je le découvrirai par la suite, quelques filous. »

« Je suis celui qu’on appelle non parce qu’on ne sait pas faire quelque chose de difficile, mais parce qu’on ne veut pas le faire. Laver les vitres, descendre les meubles aux encombrants, nettoyer des terrasses, vider des caves, désherber les jardinets. Je ne suis même pas ouvrier, je suis manœuvre. Je gagne environ quinze euros pour une matinée de travail, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif. Je n’obtiens du travail que deux ou trois fois par semaine. Certaines semaines, je postule en vain à des dizaines de travaux. Il faut jouer des coudes. Un euro de différence dans votre tarif suffit à vous faire perdre l’enchère. Quand je suis choisi, je redouble de zèle chez les clients, allant jusqu’à passer l’aspirateur après mon travail, sourire et attendre dans l’entrée qu’on m’invite à entrer dans le salon, dans l’espoir d’augmenter mon pourboire. Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherai la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus. »

Au début, « cela marche immédiatement. Quelques commandes tombent et en l’espace d’un mois je réussis à empocher cent quatre-vingt-dix euros. Je peinerai à gagner davantage. » Sa première mission, évacuer des tonnes de gravats et de mobiliers d’un appartement du sixième étage sans ascenseur, le laisse sur le flanc. « Je n’ai plus assez de souffle pour parler. Ça se vide en moi petit à petit, sac après sac ; parler ajoute de la fatigue. » Il empoche trente-cinq euros. Un de ses compagnons d’infortune, habitué des plans casse-pipe, lui confie qu’après ce genre de chantiers, « parfois, je n’arrive même pas à manger avant de m’endormir. » Mais ces missions ont le mérite de ne pas exiger de qualification particulière. Alors, pendant plusieurs mois, il les multiplie autant qu’il peut, tout en poursuivant l’écriture de son prochain roman – quand l’énergie, ses tendons ou son dos ne l’obligent pas à rester couché. Bien que traumatisante, l’expérience permet de mieux comprendre les mécanismes utilisés pour maximiser le profit sur le dos des exclus du travail classique. Il y a l’anonymat, valable pour les « jobbers », les clients et les cadres de la Plateforme. « Sous le couvert sympathique de l’emploi du prénom emprunté à l’usage amical, il s’agit en réalité d’expurger toute empathie véritable des relations. […] On utilise en somme la méthode des bordels, où les filles, ramenées strictement à leur corps, n’ont pas de nom mais un simple prénom. Appeler les prostituées Léa, Camille, Sarah a l’avantage de ne pas distraire le client de l’objet de son intérêt. » Autre outil retors : les avis laissés par les clients après une mission. « Ces commentaires font peser sur les ouvriers-prestataires et sur leur avenir une pression plus efficace que les remontrances d’un contremaître ou d’un patron. Le client manie directement le bâton et la carotte. Un ouvrier mal luné un jour ou malade peut voir sa note baisser avec une conséquence directe sur ses futurs revenus. […] Ce vote ludique des clients rappelle celui des jeux télévisés et du cirque romain. Le pouce sur l’écran a remplacé celui levé ou baissé vers l’arène. »

Devenu au fil des mois un véritable homme-à-tout-faire, Franck s’essaie à tout ce qui peut rapporter quelques euros vite gagnés, Uber compris. Mais sans formation ni équipement adéquat, il s’use littéralement à la tâche. « Je descends sur mon dos et du troisième étage des canapés pour quinze euros mais reste allongé le lendemain la journée entière. […] Je ne peux plus attraper un verre sur l’étagère du placard sans grimacer. Les courbatures et les tendinites sont incessantes. Au repos, le corps refroidi, je subis dans chacun de mes membres le souvenir cuisant d’une de mes missions. La nécessité de dormir prend des allures animales. » Un soir, en revenant d’une course aux confins de l’Île-de-France, il percute violemment un chevreuil. « Une idée vient de germer dans mon cerveau que la solitude des lieux autorise. Le brocard blessé ne se débat plus et semble à présent se reposer. Debout devant lui, je le toise un instant. Cette souffrance, cette beauté condamnée, ce drame, c’est aussi beaucoup de viande. » S’ensuit une scène surréaliste où l’auteur met à mort l’animal à mains nues, le charge dans son véhicule, puis son studio, et, aidé par des gorgées de Grand Marnier, dépèce l’animal pendant toute la nuit pour remplir son congélateur. Tout ça, le sang, les poils, les tiques énormes partout dans le salon, pour cinq ou six kilos de viande fraiche. « Pour me redonner le moral, je calcule qu’à environ vingt euros le kilo, je viens de gagner une bonne centaine d’euros »

Reste que ce système qui exploite la misère humaine en toute impunité, c’est du « génie patronal », se désole Franck. Précaires et isolés, les jobbers ne peuvent protester ni s’unir pour faire grève.

« Avec l’explosion des statuts de travailleurs indépendants, on se dirige moins vers une société idéale d’ouvriers libres et indépendants que vers une société de serviteurs précarisés. Personne n’est à l’abri d’un revers de fortune, d’un licenciement, d’un burn-out, d’un échec. Il ne s’agit pas pour la Plateforme d’offrir à des étudiants ou des petits retraités l’occasion de mettre du beurre dans les épinards, ainsi qu’ils le prétendent, mais bien de révolutionner le modèle du travail en le faisant sortir des protections du salariat traditionnel.[…] Les cadres anonymes de la Plateforme n’ont plus recours à l’autorité ou à la répression pour tenir leurs troupes. L’algorithme organise le travail à leur place. Ils peuvent dès lors se montrer joviaux dans leurs échanges, user du « Cher Franck », signer de leur seul prénom, cultiver leur culture du cool. Ce cool dans leur attitude démontre qu’ils n’ont plus rien à craindre de leurs employés. À l’abri derrière un système numérique implacable, aussi inattaquable qu’un répondeur téléphonique, on peut se relâcher.[…] Le système carcéral des usines d’antan s’est vu remplacé par le bracelet électronique des applications. Les murs ont disparu, pas le joug. »

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