« En gros, on est des chasseurs de primes. C’est ça, oui : maintenant quand tu travailles dans l’insertion sociale, t’es un chasseur de primes… »
Philippe en a gros sur la patate. Tu m’étonnes : trente ans qu’il se tait, pour ne pas mettre en danger sa boîte de 30 salariés, à Tourcoing. Mais le voilà parti en retraite. Alors, il peut parler, et ne s’en prive pas. C’est pour ça qu’il nous avait écrit, comme une bouteille à la mer. Et qu’on l’a contacté, du coup.
Et sa révolte, son indignation, c’est la chasse aux allocataires du RSA (le revenu de solidarité active), lui qui a bossé une grande partie de sa vie en tant qu’animateur puis gérant d’une structure dans l’insertion sociale et professionnelle. Il attaque, d’emblée, dans le désordre, comme si le bouchon de la cocotte sautait d’un coup.
« Tu sais ce qui lui est arrivé, à ma voisine ?
— Euh… non…
— On lui a sucré le RSA, pendant trois mois. Elle n’avait que ça, pour vivre. Et pourquoi ?
— …
— Parce qu’elle n’a pas été à une convocation. Sauf que la lettre pour cette convocation, elle ne l’a jamais reçue ! Et bien sûr c’était à elle de le prouver. Sauf que c’est impossible de prouver qu’on n’a pas reçu quelque chose qu’on n’a pas reçu ! Pendant trois mois, elle a été à la Banque alimentaire, aux Restos du cœur. Tout ça, c’est un temps où elle n’était pas disponible pour chercher un emploi : elle était occupée à survivre. Et puis, faute de pouvoir payer le loyer, elle a été expulsée de son logement… C’est comme ça pour beaucoup de monde, on leur enlève le RSA, juste parce qu’ils ont pas répondu à un mail…
— Attends, tu me disais que tu étais devenu un chasseur de primes… C’est quoi, le rapport ? T’es pas censé les aider, les gens comme ta voisine ?
— J’y viens, c’est là tout le problème. Le RSA, ça dépend des départements, l’état leur délègue : remplir l’obligation de fournir un revenu minimum aux gens qui n’ont rien, et qui ne pourraient pas vivre sans ça. C’est calculé et attribué selon un plancher de revenus, ça représente environ 590 euros pour une personne seule. Et l’état vote chaque année le budget alloué aux départements. Le problème, c’est que depuis des années le montant accordé aux départements est à euro constant, il ne varie pas… alors que le nombre de bénéficiaires augmente. En gros, c’est toujours le même gâteau à partager sauf que plus de monde est dans le besoin. Des départements comme celui du Nord n’arrivent plus à boucler leurs budgets, et ils ne peuvent pas s’endetter ni être en déficit, contrairement à l’état. Alors, et c’est ce qui me révolte, pour rééquilibrer le budget, certains départements mènent une chasse aux allocataires.
— Je comprends : comme ta voisine !
— Voilà. Comme on n’arrive pas à juguler la masse des gens au RSA, dans le besoin, on les flingue. Ils montent des commissions chargées de statuer sur la suspension ou l’arrêt du RSA. Les personnes visées, elles ne peuvent pas s’y exprimer, ni se défendre. Et bien sûr, pour être bien notés par le département, il faut envoyer devant la commission un maximum d’allocataires. En gros, ceux qui sont à la direction le sont parce qu’ils ont radié des gens : c’est ce qui est valorisé. Parce que moins il y a d’allocataires, plus les budgets sont équilibrés. »
Philippe y a pris part, à ces commissions. Il y était invité, en tant que travailleur social. Il s’est vite fait virer… « J’y ai participé pas mal de fois, mais on a fini par ne plus m’en proposer, puisqu’à chaque fois je votais contre la suspension du RSA… » Alors, on continue à radier, dans le confort feutré des salles closes. « Sauf que derrière, y a des gens qui souffrent. Mais quand j’en ai parlé à la vice-présidente du département, elle m’a dit « Y a que ça pour les motiver » ». C’est bien connu : si les gens sont pauvres, ou à la rue, c’est qu’ils le veulent bien, non ? « Alors que c’est totalement contre-productif d’enlever les aides : on culpabilise les gens, on leur dit que s’ils sont dans la merde c’est de leur faute, du coup on leur coupe les vivres. Et le temps passé à essayer à survivre ne les aide pas à trouver un travail. Pour moi, ce sont des gens hors la loi qui refont la loi. »
Problème : on ne résout pas un problème en mettant la poussière sous le tapis. Ou là, en l’occurrence, en balançant des gens par la fenêtre, simples lignes à effacer sur un tableur Excel… D’autant que l’augmentation du nombre d’allocataires est directement liée aux récentes « réformes » de l’assurance chômage. « Avec l’augmentation de la durée de travail pour toucher le chômage et la baisse de la durée d’indemnisation, ça rajoute des bénéficiaires du RSA… [ndlr : car non, la baisse des droits des chômeurs ne favorise pas un retour vers l’emploi, au contraire : on vous racontait tout ça dans le Fakir n°112.] En plus de ça le RSA a fusionné avec l’allocation pour les parents isolés, donc c’est vraiment une aide qui englobe plein de cas différents : une mère célibataire avec trois enfants, des étudiants qui ne trouvent pas de travail… »
C’est cette population-là qu’il s’agit donc de chasser, traquer, de moins aider. Parce que l’état ne veut pas payer.
« On se demande pourquoi y a beaucoup de non recours au RSA… » On estime à 30 % les bénéficiaires qui ne le réclament pas, alors qu’ils y auraient droit. « Une partie c’est parce que les gens ne connaissent pas leurs droits, mais beaucoup renoncent parce qu’ils sont harcelés, fliqués. » Philippe souffle. « Et quand on leur propose un travail il est horrible, avec des conditions dégradantes, des horaires de nuit, un salaire minable… J’en ai vu plein. Ça crée un sous sous-prolétariat. Pour une mère célibataire, c’est même pas possible d’accepter un travail à l’usine de nuit, mal payé, avec en plus le coût du transport. Donc elles sont obligées de rester au RSA, même sachant qu’on peut leur retirer à tout moment. Alors, on le leur coupe un mois, six mois… Et elles en ressortent encore plus cassées. Supprimer les aides, ça fait reculer de vingt cases, et certains sont cassés à vie. En plus c’est impossible de contester la décision, c’est dur d’attaquer le département et ça coûte des frais. Bref, c’est même pas rentable économiquement, sans parler de la morale… » D’ailleurs, tant pis si les chiffres de la pauvreté montrent l’impasse d’une telle politique : près de 10 millions de personnes sous le seuil de pauvreté (1216 euros par mois pour une personne seule). Dans le Nord, quelque 100 000 personnes bénéficient du RSA.
« Et les employés du département, qui vivent ça au plus près, qui appliquent ces mesures, ils en pensent quoi, de tout ça ?
— Ça commence à bouger, de ce côté-là. Ça fait des années que les réseaux d’insertion sont malmenés. Les agents dénoncent une chasse aux pauvres. Y a même eu une grève devant le siège du Conseil départemental, mais le président est simplement passé à côté, sans rien dire. De mon côté j’ai écrit au moins quatre courriers au département : pas de réponse. C’est un mépris total des gens dont ils ont la charge.
— Et chez les travailleurs sociaux ?
— Ils sont surtout écœurés, dépités. Dans le Nord, y a un taux de burn out phénoménal chez les travailleurs sociaux. Une copine travailleuse sociale en est à son troisième burn out en dix-huit mois, elle a perdu dix kilos. Y a aussi plein de départs, parce que les gens se rendent compte que c’est pas conforme à leurs valeurs. Le social c’est un métier de vocation, t’y atterris pas par hasard : donc quand t’es déçu, tu te barres. Des gens qui ont plus de vingt ans de métier et qui changent de poste, j’en vois beaucoup. On nous demande de travailler sur des statistiques comme si ce n’était pas des personnes. On n’a pas signé pour ça. »
C’est un gâchis, énorme, terrible, qui est décrit ici : des vies, bien sûr, chez les plus fragiles, mais des vocations, aussi, chez des gens qui ont placé la solidarité et les liens en valeurs cardinales, dans une société où ne compte que l’argent. à la place ? Le vide, comme un gouffre vers lequel on glisse. « En fait, ils cassent l’insertion sociale et ne la remplacent par rien, soupire Philippe. C’est comme la politique d’insertion par l’activité culturelle, pour ramener les gens les plus éloignés de tout, ceux qui ne sortent pas : on leur proposait des visites de musées, des activités, les ramener à la vie sociale, puis à la vie professionnelle, et la sortie du RSA. Ben ça vient d’être supprimé… »
Tant que les lignes de tableurs Excel arrivent à « zéro », tout va bien…
Le radié bouge toujours
« Ça fait deux ans que je mène ce combat pour le RSA, pour retrouver mes droits pour aujourd’hui et hier. Mais je suis seul. Et je n’ai jamais de réponse, c’est ça qui me marque le plus. Si : quand j’ai appelé le directeur, il m’a dit qu’il n’avait « pas que ça à faire ». »
La même semaine où Philippe nous criait sa colère, Louis Mangin nous envoyait une bouteille à la mer, qui illustrait la même situation, la même chasse aux pauvres. Louis vit en Dordogne, et n’a plus touché son RSA depuis octobre 2021. Et il ne sait toujours pas pourquoi. « Au début, on me le réduit de moitié. Bon, je me suis dit que j’allais recevoir l’autre partie un peu plus tard… Mais non. Alors j’ai appelé la CAF pour comprendre : on m’a dit d’appeler ma référente. Première nouvelle ! Je ne n’avais jamais entendu parler d’elle… Dès le début, elle a cru que je mentais sur ma situation, mes problèmes de logement. Elle était plus qu’indifférente à mon cas, en fait : elle était très méfiante. Finalement, elle me dit de contacter le conseil départemental. » En février 2022, alors qu’on lui serre la vis depuis quatre mois déjà, il se rend dans une antenne du Conseil départemental près de chez lui. « Et là, sur place je découvre tout un tas de courrier que je n’avais pas reçu.
— Pourquoi tu l’avais pas eu ?
— C’était une période compliquée, je n’avais plus de logement, et j’avais trouvé une personne pour me loger. Je payais le loyer au black, c’était un petit cabanon sans chauffage, mais pas cher.
— Tu m’étonnes… Et du coup, ils disaient quoi, les courriers ?
— Dans une des lettres, il était écrit qu’une décision de réduction de mon RSA avait été prise, juste comme ça. Je ne comprenais pas. Pour récupérer mes droits, du coup, j’ai essayé d’expliquer ma situation compliquée. Mais il a fallu que j’entame une procédure, tout seul, sans avocat bien sûr, c’était beaucoup trop de frais.
— Et ça a eu un effet ?
— Oui : on m’a radié complètement, en juillet !
— C’est pas possible ?
— Ben si. J’ai appelé, j’ai envoyé des courriers, j’ai même enregistré des conversations. Je voulais comprendre, j’appelais tous les jours, ils me disaient que je devais déclarer mes ressources, alors que je le faisais déjà. Ils me faisaient sans cesse des contrôles, ils me demandaient plein de documents pas possibles, du style des photocopies des pages vierges de mon passeport. C’est quoi l’intérêt ? »
Louis est dépité, fatigué. Et en attendant, doit se débrouiller seul. Jusque-là il surnageait, la tête à peine hors de l’eau, attendant que la chance tourne. Là, il coule, et ne peut plus compter que sur la solidarité individuelle pour survivre. Une solidarité de la misère. « Une épicerie solidaire s’est montée pas loin de chez moi, j’y fais du bénévolat et en échange je peux me nourrir pour moins cher. J’ai une formation de potier aussi, alors j’essaie d’en faire un peu, quand je peux, pour les vendre… » Invisible pour la CAF et le Conseil départemental, désormais. Les statistiques vont mieux. Mais Louis est toujours là, lui.