« Dune 2 ? Non mais t’abuses, il est tout pété ce film…
— Tu sais pas reconnaître les bons films ! Tiens, hier soir, j’ai maté Sister Act. Je parie que tu connais même pas… »
Je suis vanné, ce jour-là, pendant ma pause de guide touristique au Mont-Saint-Michel, mon job estival. Assis au bar d’un resto du coin, avant de retourner bosser, j’écoute vaguement, entre deux cafés, les jeunes de la table d’à côté, qui s’apprêtent à prendre leur service. La fille bosse en salle, et le gars en cuisine, a priori. Vingt ans chacun, pas plus, je dirais. Ils poursuivent.
« Sister Act ? Tu rigoles ou quoi ? C’est l’histoire de ma vie, ça, les problèmes d’identité ! Tu sais que j’ai des papiers que depuis deux ans seulement ?
— Quoi ? C’est un délire ! Mais pourquoi ?
— Je suis arrivée ici toute petite, du Cameroun, avec mes parents. Et me demande pas pourquoi, mais j’ai jamais eu de papiers jusqu’à mes 17 ans.
— Mais comment t’as fait, pendant tout ce temps ?
— Bah je sais pas. J’étais mineure, alors je ne me suis jamais posé la question. Jusqu’à ce que j’accouche.
— Quoi ? T’as un enfant, toi ?
— Oui, un fils. J’étais en seconde, son papa en première. Quand j’ai appris que j’étais enceinte, on était déjà séparés.
— T’as fait comment, du coup ?
— J’en ai parlé à ma daronne, elle m’a dit de le garder. Mes copines, elles, me disaient d’avorter. Mais c’est mal vu, chez nous.
— Mais t’étais au lycée… T’avais de l’argent ?
— J’avais rien, tu le sais bien, pas plus que maintenant, d’ailleurs (rires) ! Le premier trimestre, je suis restée chez moi à dormir. Je ne savais pas quoi faire, mais quand j’ai passé l’écho, j’ai su : « J’le garde. Y a pas moyen ! »
— Et le père, il en disait quoi ?
— Je lui ai pas demandé son avis… C’était fini avec lui. Je voulais pas qu’il se sente responsable de quoi que ce soit. Je lui ai quand même dit, pour le bébé. Mais il s’en foutait, en vrai…
— Le salaud. »
Un silence. Puis la jeune maman pose la question à son copain, comme si elle s’interrogeait encore.
« T’aurais réagi comment, toi ?
— Moi, j’aurais voulu le garder, mais si la fille ne veut pas, on ne peut pas la forcer, tu vois. Pareil pour l’avortement : c’est son corps, c’est elle qui a le dernier mot.
— J’avoue.
— Et sinon, c’était pas trop dur, l’accouchement et tout ?
— Franchement, toute la grossesse, c’était compliqué. Y a que ma grande sœur qui m’a vraiment soutenue. Mes frères, eux, s’en foutaient. Et l’accouchement, je me souviens juste que c’était long : je suis arrivée l’après-midi, et il est né le lendemain midi. Je voulais pas de césarienne, pour ne pas être abimée, mais quand j’ai demandé la péridurale, c’était trop tard, le bébé était là. J’ai serré les dents.
— Chaud ! Franchement, vous êtes courageuses, les meufs ! Mais ça coûte cher, non, d’accoucher, la prise en charge… Tu as fait comment ?
— C’est un truc de fou. Parce que ça coûte cher, oui, très cher, toutes les dépenses d’avant l’accouchement, les rendez-vous chez le médecin, les échos, les médocs… Mais comme je n’avais pas la nationalité, même si je vivais en France depuis toujours, depuis toute petite, j’ai dû tout payer moi-même. Pendant des mois j’ai fait la demande pour la CMU [la Couverture maladie universelle], mais la CAF me réclamait toujours plus de papiers. à ce moment-là, je croyais que c’était mort. Et puis, le jour de mon accouchement, je vois que j’ai un appel. J’étais encore à moitié endormie, mais je réponds. C’était la CAF. La dame me dit qu’ils avaient débloqué ma situation, que c’était réglé. Et là, elle me dit qu’ils m’ont fait un virement sur mon compte. J’y croyais pas : ils m’avaient remboursé tous les frais.
— Naaaaan…
— Quand je suis sortie de la maternité, j’ai pu acheter des habits pour le bébé, et même une poussette avec des roues de VTT pour que ça roule bien. Sinon, j’aurais jamais pu… Je me sentais comme dans Pretty Woman !
— Pretty quoi ?
— Quoi ? Tu connais pas le film ? Vas-y, me parle même plus, là… »
Je me marrais, en mon for intérieur. L’histoire finissait bien, ou pas trop mal, au moins. Et le soir, je racontais ça à ma compagne et à Sophie, son ancienne collègue de travail, passée nous dire bonjour. Elle s’est renfrognée, la mine sombre, en m’écoutant. à 33 ans, elle était déjà maman, de deux beaux jumeaux, un garçon et une fille. Du coup, je pensais pas que ce genre d’histoires pouvait la troubler à ce point…
« C’est que… Pour d’autres, comme moi, c’est aussi sacrément compliqué, d’avoir un enfant. Pour des raisons totalement différentes…
— C’est-à-dire ?, je demandais, pendant que ma compagne me mettait des coups de coude discrets.
— Tu sais… Ne pas avoir d’enfants, pour moi, c’était pas une vie accomplie. Depuis toute petite, j’avais ce schéma dans la tête : maison, mariage, enfants. Même si j’avais été toute seule, j’aurais eu des enfants, je crois… Mais on s’est rendu compte très rapidement que ça marchait pas : mon mari était pratiquement stérile. Sur le coup, j’étais triste de pas pouvoir avoir d’enfant naturellement, mais je me suis dit que ça allait marcher, qu’on allait tout faire pour ça… Les premiers rendez-vous pour une PMA, on m’a dit qu’avec la fécondation in-vitro, ça allait marcher du premier coup.
— Et c’était vrai ?
— Ben non… J’avais plein de piqûres à faire tous les jours pour faire grossir mes ovules, et en avoir beaucoup. J’allais tous les deux-trois jours au CHU pour des échographies. On était toutes les nanas dans une salle d’attente, certaines avec leur gros ventre, et on attendait de passer dans une salle d’écho minuscule. Des fois, le conjoint ne pouvait même pas rentrer parce qu’il n’y avait pas assez de place. On a croisé des gens qu’on connaissait, à qui on n’a pas envie de parler de ces choses-là… Il n’y avait aucune intimité, pas de respect de la vie privée.
— Ah oui, je vois… Mais techniquement, sur le plan médical, ça s’est bien passé ?
— À Besançon, c’est universitaire, donc on était six ou sept dans la petite salle d’examen, avec les étudiants. Ils t’examinent par échographie vaginale, et déjà c’est pas marrant… T’es assise, les jambes en l’air, et y a 10 000 personnes qui te regardent le vagin ! T’as vraiment pas envie de ça, dans cette situation. La première fois, je me souviens, je m’étais fait pourrir par la gynéco : « Mais ça va pas du tout, Madame, ça grossit pas. Vous en avez pas assez ! » Pourtant, j’avais fait tout ce qu’il fallait, pour mes ovules… Après le traitement, on te fait une ponction. La gynéco prend une grande aiguille, elle te la rentre à travers la paroi du vagin et te l’enfonce pour prélever les ovules mûrs. Tout ça sans anesthésie – on te donne juste un cachet pour être un peu shootée. Ça fait extrêmement mal. Et là, c’est pareil : ils sont 10 000 dans la salle, et puis ça rigole, ça discute. Toi, t’as les jambes grandes écartées, on te fait un lavement avant la ponction, et t’attends… »
Je découvre un monde caché pour les hommes, rarement évoqué. Et malheureusement, la première FIV de Sophie rate : l’assemblage de son ovule et du spermatozoïde de son mari ne fonctionne pas. Sophie se raidit un peu plus encore.
« C’est là qu’ils ont suspecté que moi aussi, j’avais un problème. Là, ça a été le coup de massue. Dans ces moments-là, tu te sens trop mal, en tant que femme, de pas pouvoir tomber enceinte. En plus, j’avais plein de grossesses autour de moi. C’était l’enfer : je pleurais, je pleurais, je pleurais. Je me sentais seule, je le vivais trop mal. Tu trouves ça injuste de pas pouvoir avoir d’enfants naturellement. En plus, il y a aucun suivi psychologique. Le psychologique, ils s’en foutaient à Besançon ! C’est le néant. J’ai dû aller voir une psy de mon côté, à mes frais. Maintenant, j’en parle plus qu’avant et je me rends compte qu’il y a plein de couples qui n’y arrivent pas. Mais quand t’es dedans, t’en parles à personne. »

Cette mécanisation, ce côté industriel de la prise en charge médicale, ce n’est pas la première fois qu’on nous le raconte, et qu’on le raconte, dans le canard. Que ce soit par défaut, faute de moyens, un hôpital saturé, débordé. Ou, plus spécifiquement aussi, quand il s’agit des femmes, de leur intimité, de ces problèmes de santé qui ne touchent qu’elles – mais pas les hommes. L’accouchement, les implants contraceptifs, le scandale du Levothyrox pour traiter la thyroïde, celui de la Dépakine… La liste est longue.
« Quand la deuxième FIV a échoué elle aussi, on a été convoqués par la gynéco : « On vous sort du processus, ça ne marchera pas. » Elle nous a balancé ça de but-en-blanc. En gros, oubliez ! J’avais l’impression d’être rien, que dalle. Un utérus à la chaîne qui se fait virer dès que ça ne marche pas. Quand t’entends ça, t’es presque en état de choc. Il n’y avait plus d’issue de secours, dans ma tête. Je me suis retrouvée face au mur. La seule chose qu’ils nous ont proposée, c’est un don d’embryon congelé de personnes qui n’en voulaient plus. Notre bébé aurait donc eu des frères et sœurs, quelque part, on ne sait pas où. C’est la seule chose possible en France. Mais pour ça, il faut passer au tribunal, la procédure prend j’sais-pas-combien-de-temps… Et finalement, on croise une biologiste qui nous dit : « Je ne devrais pas vous le dire, mais allez voir à l’étranger, c’est votre meilleure chance. » »
Sophie se renseigne : en Espagne, les dons d’ovules, « super douloureux », sont rémunérés. Et sont, du coup, bien plus nombreux qu’en France. Un vrai business, en somme… Idem : le double don de spermatozoïdes et d’ovules y est autorisé, contrairement à la France à l’époque (la loi bioéthique de 2021 l’autorise, désormais). Résultat, un marché s’est développé.
Si Sophie a commencé des démarches pour adopter, celles-ci s’avèrent très longues : cinq, six ans minimum. Et on lui demande de recommencer d’interminables procédures, encore et encore. Alors, elle cherche, sur Internet. « J’avais rien à perdre : j’ai tapé sur internet et j’ai appelé la première clinique en Espagne. Au téléphone, j’ai eu une personne hyper gentille, qui parlait français. Elle m’a tout expliqué, les examens à rapporter pour le premier rendez-vous, et quinze jours après, on partait là-bas. C’était super rapide. Ils vont à la banque du sperme et prennent selon les critères physiques de l’homme. Pour la femme, c’est pareil : ils vont chercher une nana qui a un peu tes critères physiques, ils la rémunèrent et prennent en charge tous ses frais médicaux. Ils font même en sorte que le gamin ait un groupe sanguin compatible avec toi, comme si t’avais eu un enfant naturel. Là-bas, t’es reçue dans des salles d’attente individuelles. Tu ne croises jamais d’autres patients. C’est hyper important. On se sentait considérés : on nous sert un truc à boire, on nous parle… Par contre, c’est payant. Tu payes, certes, mais tant pis, ça fait du bien de ne pas se sentir comme une grosse vache.
Un mois plus tard, ils ont appelé pour nous dire : « Ça y est, on a les donneurs. Rendez-vous à la clinique dans trois jours pour l’implantation. » Y avait trois embryons : on en voulait deux, et ils ont congelé le dernier, mais qui ne pourra pas être proposé à une autre femme que moi. Ensuite, le docteur me les a injectés. On a une photo des petits sous forme d’ovules ! On a payé, on est partis, et voilà. 8000 euros, pour une tentative. Ça m’a rien fait de payer, parce que j’ai vécu tellement l’horreur en France… »
Au bout de sa grossesse et de traitements médicaux « assez lourds », Sophie a donc accouché de ses deux jumeaux. Je m’interroge, intérieurement, et sans réponses toute faites, sur le marché qui rogne sur tout, sur le fait de donner la vie, parce que tout ça, tout ce système, est mal pris en compte, mal organisé, laissé en jachère, réservé à ceux qui en ont les moyens, aussi, finalement. Sophie, comme si elle devinait mes pensées, reprend. « Si c’était à refaire, je le referais. J’ai pas eu de réflexions négatives autour de moi, mais les critiques, « Tu payes pour avoir des enfants », « Oh là là, c’est pas beau ! », je m’en fous. J’ai juste payé pour avoir le droit d’avoir un enfant… »
Ce soir-là, j’ai regardé Sister Act, pour me changer les idées.