Je voudrais rendre hommage à Lafesse. Oui, Jean‑Yves Lafesse, le mec de Rires et chansons.
Je devine votre moue, derrière le papier.
Je la connais, cette moue.
Dès qu’un copain, une copine, rentrait dans mon (défunt) Berlingo, avec les CD de Lafesse étalés à leurs pieds, mal rangés, traînant sur la boîte à gants, ils la faisaient, cette moue, « Lafesse… », genre bouh, pas forcément du dégoût, mais du mépris un peu. « Attends, attends, je vais te faire écouter… »
Et c’était parti pour un canular, un peu au hasard, Madame Ledoux qui appelle l’office de tourisme de Concarneau, et la dame, très gentille, au téléphone, qui lui assure que non, il n’y a pas la plage à Concarneau, et que d’ailleurs Concarneau ne se trouve pas en Bretagne mais en Lorraine… Ou alors, la même Madame Ledoux, coincée au 49 e étage d’une tour vidée de la Défense, et qui appelle un dépanneur pour son évier, mais y a pas d’ascenseur, les escaliers sont dans le noir, il faut les remonter, les descendre, et le patron sympa, au bout du fil, qui tente d’arranger le coup, « il faut venir en hélicoptère ! Je vais vous appeler Jean-Paul Belmondo… » Ou l’adjudant Delaplace, de la Direction de Surveillance du Territoire, qui fait passer un message codé, au micro, en gare de Monaco : « La mienne est plus grosse que la vôtre. Je répète, la mienne est plus grosse que la vôtre… », et les éclats de rire de l’agente SNCF, derrière, avant que le chef de gare n’arrive, plus sérieux, sermonneur : « On ne fait pas des bêtises comme ça en gare de Monaco, oh. » Et les éclats de rire, dans la voiture, de mon voisin, ma voisine, qui se retenait jusque là, qui souriait mais un peu froid, un reste de snob, la moue désormais évaporée, conquis, conquise, qui en redemande, qui ausculte les CD, qui s’enchaîne les gags. J’en ai converti un paquet. Et mieux encore, mieux que tout : les éclats de rires de mes enfants, Lafesse qui rythme les longs trajets, « Ah non, celle-là, elle est trop vulgaire, je ne peux pas vous la faire écouter… — Si papa ! Vas-y papa ! », et moi qui cède, bien sûr, et ma gamine, à cinq ans, devant les gens, avec son sourire d’ange, qui lance en plein milieu du repas : « La mienne est plus grosse que la vôtre ! »
Qu’est-ce que j’aime chez Lafesse ? Parce que je vais le traiter comme un art, le canular.
D’abord, c’est un héritier des surréalistes. Les situations qu’il invente, ou qu’il co‑invente – j’y reviendrai – on dirait du dada, de l’onirisme rigolard. C’est une dame qu’il appelle, par exemple, en lui disant : « Voilà, je suis le commandant Cousteau, je me trouve dans mon navire Calypso, dans les mers du Sud, nous sommes perdus, et j’ai besoin que vous nous aidiez… Mais là, oh là, qu’est ce qui m’arrive ? Une moule géante qui vient de nous avaler ! » Et en liaison avec un expert en moules géantes, la dame est supposée guider, à distance, le Commandant Cousteau, qui justement, coup de pot, aperçoit à l’intérieur de la moule un panneau « sortie » ! « Merci ! Nous sommes sauvés ! » Mais mieux : après le sous‑marin, le sous‑terrain. L’armée française vient d’inventer ça, une embarcation qui creuse des galeries, et justement, on est sous votre maison, mais on a un souci, on n’a pas pris assez d’eau, est‑ce que vous pourriez en verser dans votre lavabo et pomper avec une ventouse ? Ah merci, on fait le plein. Mais dites donc, vous avez des taupes ? Ah oui, plein le jardin ? Vous voulez qu’on vous en débarrasse avec notre nouvelle arme laser ?
Durant mes années Mermet, à France Inter, j’ai procédé à quelques canulars, du « Lafesse politique », j’appelais ça. Je me faisais passer pour le commissaire européen Frits Bolkestein, ou pour le patron de chez Flodor… Je me trouvais dans une toute petite cabine, capitonnée de partout. Et une chose que j’admire, chez Lafesse, qui m’apparaît formidable, c’est l’espace qu’il ouvre. Il est dans son réduit d’un mètre sur un, et pourtant, par la magie de son imaginaire, et du nôtre qu’il sollicite, qu’il suscite, on se voit transportés dans les océans. Ou dans les airs. Voilà que Madame Ledoux est partie en forêt, pour observer la faune, notamment cette espèce d’aigle, très rares, dont elle ignore les mœurs, allô la SPA, vous pouvez me renseigner ? Elle s’approche du nid, aperçoit des œufs, ouh la, les parents n’ont pas l’air contents… Mais qu’est‑ce qui me saisit dans le dos ? Qui est‑ce qui m’emporte tout là‑haut ? Au secours ! Je suis kidnappée par la Maman aigle ! Est‑ce que vous pouvez crier, très fort, pour l’effrayer ? Mais est‑ce que vous pouvez crier dans la langue des aigles ? Aaaaaaaaaaaaaaaaaaah, boum, merci, vous m’avez sauvée. « Oh bah de rien, quand on peut rendre service. »
On se baladait parmi les arbres, et voilà qu’il nous a emmenés pour un voyage dans les nuages, et tout cela, en quatre minutes de téléphone… C’est un prodige.
Mais le plus magnifique, sans doute, dans ses canulars, dans ses œuvres téléphoniques : ce ne sont pas des pièges. Dans un piège, la personne en face est coincée. Elle ne peut pas bouger. C’est sans issue pour elle. Chez Lafesse, chez le Lafesse de la radio, chez le meilleur de Lafesse (y a évidemment du déchet), il y a du jeu. Du « jeu », comme on dit en bricolage, entre deux pièces qui s’emboîtent mal, qui permettent une liberté, une marge. Du jeu à deux, bien sûr, dans un dialogue, avec la personnalité en face qui ressort, qui s’exprime, et l’on voit sous nos yeux, on entend dans nos oreilles plutôt, le scénario qui se co‑construit, des portes narratives qui s’ouvrent, l’auteur qui s’y aventure, et ça marche, ou pas, et ça déclenche de l’inattendu en face, ou pas. Qu’est‑ce qui surgit, justement, en face? Déjà, de la naïveté, ou de la candeur, celles de la personne qui au bout du fil y croit, accepte d’y croire, de croire que le merveilleux, le fantastique, l’incroyable arrive dans sa vie – et un merveilleux, un fantastique, un incroyable, qu’elle accueille souvent avec calme, presque comme une banalité. C’est l’enfant qui croit au père Noël, qui accepte d’y croire, même lorsqu’il n’y croit plus – parce qu’il faut des instants comme ça, non, pour sublimer le monde ? Et il est évident, pour moi, que Lafesse renvoie à l’enfance, à l’enfant en nous, et en lui, pas seulement le sale gosse farceur, mais aussi le Petit Prince aux yeux qui brillent, qui rallume les étoiles, qui s’invente un monde, ré‑invente notre monde. Dans un portrait, que j’ai parcouru, Lafesse le disait : ses canulars, c’est l’enfance qui remonte, et on le sent qui, bizarrement, dans ce jeu à deux, laisse venir son inconscient, comme les dadaïstes s’allongeaient sur le divan pour leur écriture automatique.
J’ai dit naïveté, j’ai dit candeur, mais c’est peut‑être une candeur disparue, aussi, des années 1980, on respire une époque, dans la gentillesse des gens, dans leur désir d’aider, dans la liberté de leur ton – parfois même sur leur lieu de travail : est‑ce que le cynisme, aujourd’hui, ne l’aurait pas remplacé ? Est‑ce que les échanges, avec l’agent EDF, avec la secrétaire de mairie, avec le bureau de poste, ne sont pas encadrés par des procédures, par des normes, par des centres d’appels aux interactions stéréotypées ? Est‑ce qu’on pourrait ressentir la même spontanéité ? Et c’est une langue aussi qui, en face, surgit, une langue savoureuse, un vocabulaire populaire. Un exemple ? Lafesse appelle un boucher : « Voilà, je suis pêcheur, j’ai besoin de vers, et on m’a dit que je trouverais les meilleurs vers chez vous. D’ailleurs, j’ai déjà passé l’information dans notre journal : “A la boucherie S., vous trouverez les meilleurs vers de la région”. » Le commerçant s’énerve, comme quoi y pas de vers dans sa viande, qu’il respecte l’hygiène, mais qui vous a dit ça, au fait ? Eh bien, répond Lafesse, un peu gêné, c’est l’autre boucher. Et là, son interlocuteur de réplique : « Ah lui, eh bien, ça ne m’étonne pas : c’est une rude barrique ! » « Barrique », dans ce sens, jamais je n’avais entendu ça. En littérature, ça s’appelle une métonymie : prendre la partie pour le tout, le contenu pour le contenant, la voile qui désigne le navire. Et ici, donc, pour affirmer que l’autre picole et qu’il est plein d’alcool : « barrique ».
Lors d’un de ses canulars, je pense par hasard, Lafesse tombe sur un musicien de jazz, plus ou moins à la retraite. Et le voilà qui, aussitôt, se fait passer pour un de ses anciens collègues, l’autre le reconnaît à demi, « Ah mais c’est toi Bernard ! ». Et à deux, ils entament un bœuf, à base de bruits de bouche, « tchipatchipatchipboubababa… », et ils se répondent, et ça dure, et on croit que ça se termine, mais non, l’autre reprend, « toupoutoupoutoup »… Et il me semble que ce sketch, cette improvisation buccale, c’est une métaphore de son art : oui, il pratiquait un jazz téléphonique, une partition qui s’écrivait à deux. (Comme j’adorais ses prestations, pour Noël, on m’a offert l’intégrale de Lafesse en télé. Je croyais me régaler, mais non : justement, parce que là, avec la caméra, les interactions durent quinze, vingt, trente secondes. Parce que là, l’interlocuteur livre peu de lui‑même, ne joue pas, est davantage coincé.)
J’en reviens aux moues des camarades, donc, en entrant dans ma bagnole, et je m’interroge sur le rire et la gauche : est‑ce que pour être de gauche, maintenant, il faut être triste et sinistre ? Quand j’ai sorti Merci Patron !, qui est une farce, oui, une farce sociale, façon Molière et Marivaux, y compris avec le grimage, j’ai d’abord montré mon film, en projection privée, à des camarades de haut rang, des presque dirigeants. Ils se pinçaient le nez. Les visionnages étaient froids, vraiment, presque dans un congélo. Et on me donnait des leçons, après : « On ne peut pas rire des licenciements. » « Tu te moques des gens. » « Il faut montrer des victoires collectives, pas des victoires individuelles. » Bref, c’était Karl Marx qui devait écrire le scénario, Lénine le relire, Brejnev le corriger… D’ailleurs, lors de l’avant‑première, à Paris, dans une salle ultra‑remplie, un gars qui vendait le journal bolchevique La Vérité (rien de moins…) est monté sur la scène pour expliquer tout ça, combien avec notre comédie on était des pourris, que le peuple avait besoin de renverser le capitalisme et de faire la Révolution, et que mes divertissements servaient de diversions. Rigoler relevait de la trahison. Après le grand soir, on va se marrer… Et puis, finalement, avec notre documentaire, on a secoué la France militante d’un grand éclat de rire, et j’ai l’impression que ça a libéré les culs coincés.
Ça me rappelle Le Nom de la rose, le roman d’Umberto Eco, que je n’ai pas lu, le film avec Sean Connery, que j’ai vu. Dans ce polar médiéval, un moine empoisonne ses collègues. Pourquoi ? Parce qu’ils ont découvert le second tome de la Poétique d’Aristote, qui évoque la comédie, le théâtre comique, qu’ils vont le traduire, révéler l’œuvre au monde. Or, selon lui, le rire est un instrument du Diable – et règne, de fait, dans l’abbaye une pesante atmosphère, triste et sinistre. Les nouveaux moines sont‑ils de gauche ? Et sans interdire le rire, on reste tolérant, est‑ce que l’humour ne doit pas remplir un tas de critères, un cahier des charges, aux normes Iso‑9001 ? Et surtout, ne pas être populaire, c’est‑à‑dire vulgaire… Moi qui ne suis pas né de gauche, pas dans une famille de gauche, j’ai grandi en écoutant, l’été, les Grosses Têtes de Philippe Bouvard. En regardant La Classe tous les soirs sur France 3, avec Anne Roumanoff, Lagaf, Bézu, Pierre Palmade, le meilleur et le moins bon. En ne ratant pas le Patrick Sébastien de Carnaval. Puis, plus tard, Laurent Ruquier et sa bande dans Rien à cirer. Ça fait partie de ma culture. Puis je suis devenu de gauche, politiquement, intellectuellement, universitairement, et je perçois bien comment, dans mon parcours, je me suis éloigné de ce rire, une méfiance qui, je crains, fait partie d’une panoplie, d’un racisme social – à l’égard du camping, du beauf, du bob Ricard, de la pétanque, de l’accordéon, etc. Avant que la lecture de Bourdieu, de Questions de Sociologie, ne me réconcilie avec moi‑même, avec mes origines, avec ce legs de l’enfance. Pour en faire autre chose. Eh oui, Pierre Bourdieu peut conduire à la rigolade !
***
Mon regret ?
De ne faire cet éloge de Lafesse que post mortem. Je devais le voir à la Fête de l’Huma où il passait, il y a des années, mais finalement, j’ai gardé mes gosses ce jour‑là. Je ne lui ai pas confié mon affection et mon admiration, je ne l’ai pas remercié pour les poilades avec mes gamins, je n’ai pas réalisé un entretien sur son art, oui, le traitant en artiste : comment lui viennent ses idées abracadabrantesques, est‑ce qu’il fume, d’où vient Madame Ledoux, est‑ce qu’il stresse, comment il maintient malgré tout son esprit ouvert, etc. Il m’aurait enseigné des choses. Et la tendresse, c’est quand même mieux de la donner aux vivants. Donc, je me suis dit : je veux rencontrer Raphaël Mezrahi, qui m’a fait rire aussi avec son petit cahier. Je veux faire un entretien avec Rémi Gaillard qui, avec ses mascottes, son jeu silencieux, me paraît un héritier de Buster Keaton. Je veux un échange avec la Yolande Moreau de Quand la mer monte. Je veux, si je retourne aux États‑Unis, croiser Michael Moore, et qu’il me raconte le tournage de Roger and Me. Bref, j’espère que là‑haut, au paradis ou en enfer, Lafesse a le téléphone, pour faire des canulars à Mahomet, à Jésus et Moïse. S’ils rigolaient ensemble, ça pourrait détendre l’ambiance ici‑bas…
Les canulars de Lafesse sont disponibles en podcast sur le site de Rires et chansons.