La Rentrée des claques

Une directrice d’école maternelle qui harcèle et maltraite les élèves en toute impunité : j’étais bon pour la rubrique fait divers. Puis de rencontres en coups de téléphone, de lectures en confrontations, c’est un fait social qui a émergé. Massif, mais surtout silencieux. Il faut dire qu’il frappe exclusivement les classes populaires…

Publié le 24 septembre 2021

[sommaire]
« Merci de nous recevoir en urgence. »
Face à moi, parent d’élève tout juste élu, dans la bibliothèque, l’équipe enseignante au complet de l’école maternelle Louis Aragon (1), dans une banlieue parisienne populaire. Je me lance :
« Le problème qui nous amène est très simple : c’est la petite Intissar, élève de grande section. Vous la connaissez tous sous ce prénom : pourtant, ce n’est pas le sien. Il y a un an, au moment de son arrivée dans l’école, elle a été scolarisée dans votre classe, madame la directrice. Ses parents vous ont signalé d’emblée que “Monia” était son prénom d’usage, même s’il s’agit du second prénom inscrit sur son état civil, le premier étant “Intissar”. Vous avez refusé net de l’appeler “Monia”, expliquant qu’en France, l’ordre des prénoms inscrit dans l’état civil devait être respecté… Et que par conséquent vous l’appelleriez “Intissar”. Ce que vous avez fait, malgré les nombreuses interventions des parents. Pendant un an, vous avez appelé une de vos élèves par un autre prénom que le sien. Cette élève venait d’arriver sur le territoire. Elle ne parlait alors pas le français. »
Les enseignants s’échangent des coups d’œil. Sidérés.
« Monia a développé rapidement des troubles graves : cauchemars récurrents, crises d’angoisse, violences… À la demande du père, la mairie de la ville a interverti les prénoms de l’enfant dans un document officiel pour vous donner satisfaction, et qu’enfin vous l’appeliez par son prénom d’usage. Vous avez rejeté catégoriquement ce document, expliquant que vous vous y conformeriez uniquement s’il émanait du lieu de naissance de l’enfant, en Tunisie, enjoignant au père de s’y rendre.
– Non mais… C’est vrai ?
, demande une enseignante.
– Tout est rigoureusement vrai. C’est d’autant plus grave qu’à la garderie, que Monia fréquente chaque jour, les animateurs n’ont fait aucune difficulté pour l’appeler par son prénom d’usage. Cette petite fille avait donc des prénoms différents selon les lieux qu’elle fréquentait dans la journée. »
Long silence.
« Notre revendication de parents d’élèves nouvellement élus est très simple : dès demain matin, Monia doit être appelée par son prénom d’usage, plus jamais autrement, et ce, par la totalité de l’équipe enseignante. Par conséquent, nous aimerions connaître votre position à tous. »

Chacun s’exprime à tour de rôle. Les enseignants exposent leur stupéfaction : ils ignoraient que le prénom attribué à l’enfant par la directrice n’était pas le sien. Tous regrettent de lui avoir donné une mauvaise identité. Et chacun s’engage à rectifier l’erreur dès le lendemain matin, y compris en modifiant les étiquettes collées sur les cahiers de l’enfant.
Tous.
Sauf la directrice.
Assise sur un bureau, mise en minorité immédiate par la totalité de son équipe, elle balance les jambes.
Elle sourit.
« Je suis désolée, mais en France, ça ne se passe pas comme ça. On respecte l’ordre de l’état civil, un point c’est tout. »
Ses collègues protestent. Vivement.
« Tu te rends compte de ce que ça produit sur un gamin, de ne pas l’appeler par son prénom ?
– En quoi ça te dérange, de nommer correctement les gens ?
– Le prénom, tu es au courant que c’est ce qui fonde notre personnalité ?
– Tu aimerais qu’on t’appelle n’importe comment ? Gilberte ? Jacqueline ? »

La directrice sourit imperturbablement.
Elle répond aux uns, aux autres, argumente. Elle balance les jambes. Elle a l’air ravi.
« Mais attends, s’énerve une enseignante… Le petit Thomas, en grande section, ça me revient d’un coup… “Thomas”, c’est son troisième prénom. Son premier, c’est “Abdoulaye”… Pourquoi tu ne l’appelles pas “Abdoulaye” ?
– C’est différent. C’est souvent comme ça chez les Africains, ils ont plein de prénoms, on s’y perd à moitié là-dedans, donc je fais pas trop attention. »
Elle sourit.

Pendant plus d’une heure, soumise à un feu roulant de reproches éberlués, la directrice maintient sa ligne. Entre la loi française qu’il convient de respecter, les Arabes à qui il convient de la rappeler, et les Africains qui font n’importe quoi – on ne peut pas leur en vouloir, c’est leur côté sauvage –, j’assiste stupéfait à un moment ébouriffant du service public d’éducation, qu’il m’est arrivé de défendre avec la directrice.
Dans la rue.
Côte à côte.
Car la directrice est syndiquée. Militante. Souvent gréviste. Il faut dire que le communisme italien, celui des temps ardents, irrigue sa famille et sa mémoire. On a défilé ensemble, elle et moi, sur les boulevards et les avenues, ces dernières années, fraternellement enroulés dans les mêmes drapeaux de l’opposition au gouvernement du moment.
La directrice est ma camarade.
Elle sourit.
« Bien, je vous remercie, je reprends. Ça fait plus d’une heure qu’on échange, j’ai bien saisi la position de l’équipe enseignante, mais toujours pas la vôtre, madame la directrice. Du coup, pour terminer rapidement : demain matin, cette petite fille va arriver à l’école. Qu’est-ce que vous lui direz, lorsque vous la croiserez ?
– Bonjour.
– Pardon ?
– Je lui dirai
“bonjour”.
– Vous lui direz…
– “Bonjour”. Je dis toujours “bonjour”. »

Subitement, la conversation me plaît : on dirait deux débiles.
À ce jeu-là, je connais mes immenses capacités.
« Je comprends. Mais bonjour qui ?
– Bonjour.
– Bonjour qui ?
– Bien le bonjour. Bonjour.
– Bonjour qui ?
– Bonjour.
– Elle n’a pas de prénom ?
– Bonjour. »

Les enseignants sont médusés.
« Très bien. Madame la directrice, je vous propose un jeu.
– Avec plaisir ! »

Elle balance les jambes en riant. À ce niveau stratosphérique de l’échange intellectuel, qui tutoie Kant et Spinoza, je souhaite poursuivre sur un chemin si prometteur. Je sors de la bibliothèque, ferme la porte derrière moi, patiente une minute dans le couloir désert. Puis je frappe :
« Entrez !, m’ordonne la directrice, très enjouée.
– Bonjour madame, je rentre. Je suis la petite Monia.
– Bonjour.
– Vous ne m’appelez pas par mon prénom ?
– Mais si, euh… ma chérie !
– Ma chérie ? Mais je ne m’appelle pas comme ça…
– C’est pas grave, ma… ma poulette.
– Ce n’est pas mon prénom… Vous l’avez oublié ?
– Mais non, mon… mon trésor ! »

Je regarde la pendule au mur : la réunion dure depuis une heure et quart, et la directrice vient de m’appeler « mon trésor ». J’enfile ma veste rapidement, je m’approche d’elle :
« Écoute-moi bien. Maintenant j’enlève toutes mes casquettes : je ne suis plus parent d’élève, je ne suis plus élu, je ne suis plus journaliste, je suis ton camarade, et je te parle en camarade, entre toi et moi. Tu viens de te foutre de ma gueule pendant une heure, en tenant des propos de facho. J’irai jusqu’au bout. Tu m’entends ?
– Oui. »

Elle sourit.
Je claque la porte.

#MeToo à l’école

Je fais quelques mètres mal assurés dans les rues.
Sidéré, j’essaye de rassembler mes idées… On me saute dessus, deux mains accrochées à mes épaules.
« Merci, merci pour ce que… Je te dis “tu”, d’accord ? »
Je reconnais une enseignante de l’école, restée presque muette tout au long de la réunion.
« D’accord.
– Merci pour ce que t’as fait, vraiment, c’était super. Je peux te parler ? On va boire un verre ? »

En terrasse, on commande un demi.
« Faut que je te raconte. »
Lola ne s’arrête plus.
Elle déborde, débite des tornades de mots longtemps rentrés.
Voilà des années que la directrice la harcèle. Marginalisation, moqueries, entraves quotidiennes à l’exercice de son métier, coups de fil incessants, intrusions dans sa vie privée… Elle cauchemarde, n’en dort plus, parfois. Et il y a le gardien, aussi.
« Le gardien ? Issa ?
– Ça fait des lustres qu’elle le maltraite, c’est quotidien. Elle lui hurle dessus, le traite de tout devant tout le monde, d’incompétent, d’analphabète, elle réclame sans cesse sa mutation à la mairie… Il est à bout, c’est pas rare de le voir en larmes. Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Je suis un peu perdu, moi.
Lola est ravie de me rencontrer. Moi aussi. On trinque.
Je rentre chez moi.

D’un seul coup, la parole explose. En quelques jours fulgurants. Le coup d’épaule mis par hasard dans l’affaire du prénom de Monia enfonce la porte d’un système de harcèlement et de maltraitance, solidement installé depuis de longues années : voilà plus de vingt-cinq ans que la directrice occupe ce poste… Les témoignages affluent, souvent réunis par les enseignants, dont les souvenirs de familles maltraitées sont remontés à la surface. Les brimades ont été quotidiennes ou ponctuelles, physiques (pots de peinture vidés sur la tête d’un enfant quand un autre est suspendu au porte-manteau, tandis qu’un autre encore est placé en équilibre en haut d’une armoire) ou psychologiques (états civils changés arbitrairement – Monia n’étant que la dernière victime en date –, surnoms dégradants, enfants systématiquement marginalisés ou punis). Chacun de ces récits insiste sur la lourdeur des séquelles chez les petits, qui traînent ensuite durant de longues années les conséquences des traitements subis. Par une sorte de hasard bien ordonné, une écrasante majorité d’entre eux sont issus de l’immigration – d’Afrique noire ou du Maghreb. Et pour faire bonne mesure, l’équipe enseignante réalise qu’il manque plusieurs milliers d’euros dans la caisse de l’école abondée par les parents d’élèves… Dont la directrice s’occupe de la gestion.

Nous sommes douze parents d’élèves élus depuis quinze jours. Des parents d’élèves de maternelle, qui s’étaient engagés pour accompagner les sorties au parc, distribuer des goûters, peut-être organiser avec audace une tombola, et dénoncer s’il le fallait les intolérables carottes râpées de la cantine. Nous sommes douze parents d’élèves élus depuis quinze jours, qui nous retrouvons face à des agissements nombreux, documentés et délictueux – face à un fait divers. Appliqués, gentils et disciplinés, nous recueillons minutieusement près d’une dizaine de témoignages, relevant tous du code pénal. Nous les vérifions, les recoupons, les sourçons, les retranscrivons. Puis nous les présentons, à l’écrit et à l’oral, à l’inspectrice locale de l’Éducation nationale. Elle écoute attentivement, prend studieusement des notes. Notre revendication est simple : « Cette enseignante ne doit plus être au contact des enfants. » L’inspectrice promet de mener une enquête interne, à l’issue de laquelle elle reviendra rapidement vers nous. Nous quittons le rendez-vous, avec l’assurance d’avoir été entendus. Nous sommes douze parents d’élèves élus depuis un mois. Nous avons fait notre travail, et l’Éducation nationale saura prendre les mesures appropriées. Nous sommes heureux.


Histoire extravagante

Deux mois plus tard, nous n’avons pas reçu de nouvelles de l’inspectrice.
Nous nous en inquiétons.
Elle nous répond par écrit :
« J’ai rencontré la directrice afin de lui faire part de vos remarques, tout en lui spécifiant que j’aurais une attention vigilante. Bien cordialement. Jannick Caillabet. »
En deux lignes, l’administration de l’Éducation nationale nous informe qu’un membre de ses personnels peut harceler ou maltraiter des élèves mineurs, sans que cela ne nécessite aucune espèce de réaction. Ce brevet d’impunité hiérarchiquement décerné à la directrice se fout notamment de l’article 40 du code pénal, qui oblige un fonctionnaire dans l’exercice de son métier à transmettre au procureur de la République toute infraction dont il a connaissance. Dans l’affaire, donc, tous les agents de l’État s’assoient sur la loi. Et nous aussi, par la même occasion : l’article 434-3 du code pénal punit quiconque s’abstient de signaler aux autorités administratives ou judiciaires des mauvais traitements infligés à un mineur dont il serait informé. La peine est alourdie à cinq ans d’emprisonnement lorsque le défaut d’information concerne un mineur de moins de quinze ans…

Je signale ces éléments à mes colistiers.
C’est la déferlante soudaine, un torrent.
On me soupçonne de vouloir la peau de la directrice. Je voudrais la pousser au suicide. Je m’acharnerais, par goût de la vengeance et du sang. Je voudrais la voir pendue. Je serais une sorte de terroriste, manipulateur, sans scrupules et cynique, avec un agenda politique caché – celui de la guillotine, du goulag et de choses dans ce genre soviétique qu’on me soupçonne d’affectionner.
Timidement, je réponds que je me conforme à notre revendication commune initiale : « Que la directrice cesse d’être en contact avec les enfants. »
Une réussite absolue : les serments de fidélité s’enchaînent… envers la directrice. Les mêmes qui deux mois auparavant n’avaient pas de mots assez durs à son encontre, jusqu’à évoquer leur détermination martiale dans des discours publics en plein conseil d’école, leur passé militaire garant de leur inflexibilité, ou encore les films vengeurs qu’ils réaliseraient sans tarder sur cette affaire, deviennent ses avocats les plus zélés. Avec un sens inégalé de la psychologie : « Cette femme vit seule », « elle est plus à plaindre qu’autre chose », « il faudrait parler avec elle de son enfance, ça doit remonter là », « elle est quand même gentille, elle a besoin d’être aidée », « elle n’a pas d’enfants, c’est une souffrance »…
Pour l’inspectrice, c’est carton plein : l’équipe de parents d’élèves se scinde, puis finit par exploser. Le collectif uni des débuts voit les démissions s’enchaîner, et s’empiler sur son bureau. De fait, la moitié démissionnaire choisit de protéger la directrice, qui se trouverait en butte aux emportements d’un fou furieux. Restent quelques élus, dont je fais partie, ébranlés par ces violents déchirements internes, et guère enclins à poursuivre la bataille.
En deux lignes de courriel, l’inspectrice a retourné la situation.
Intérieurement, je salue sa performance – son sens tactique.

Puis je pense à elle.
Je pense à Jannick Caillabet.
Et je donne raison à mes colistiers démissionnaires : la directrice a ses raisons. Elle est abîmée, tourmentée, brisée quelque part dans sa trajectoire. Sa biographie doit cacher de lourds traumatismes, des fêlures. C’est sans doute juste.
Mais Jannick Caillabet ?
Elle a des problèmes, elle aussi ? Avec sa maman ? Sentimentaux ? Ses racines familiales ? Son village natal ? Son adolescence mal digérée ?
Elle est fonctionnaire. Elle travaille, assise derrière son bureau. Elle a des droits, et des devoirs, dont celui de traiter des dossiers. Elle en traite beaucoup. Celui-ci parmi d’autres. Et sciemment, tranquillement, sans perturbations psychologiques d’aucune sorte, assise à sa table, cette agent du service public décide de l’enterrer, avec sous ses yeux une liste d’enfants brisés.
Si la directrice dysfonctionne, Jannick Caillabet, elle, fonctionne – et avec elle l’institution.
J’avais affaire à un fonctionnement.

« Tu plaisantes ? »
« Tu déconnes ? »
« Attends, c’est pour la caméra cachée ? »
« Non mais arrête, tu te fous de moi, là ? »
« T’es sûr que ça va, en ce moment ? T’as fait un test antigénique ? »

J’avais appelé une cavalerie de potes en renfort.
Mes potes profs. Mes potes inspecteurs retraités. Mes potes directeurs d’académie. Mes potes instits. Mes potes proviseurs. Mes potes conseillers d’orientation. Mes potes syndicalistes enseignants. Et même une pote haute fonctionnaire en retraite du ministère de l’Éducation nationale. Je leur racontais à chacun mon affaire, dans le détail. Tous tombaient des nues, autant à propos des agissements stupéfiants de la directrice que de la réaction de l’inspectrice. Je leur demandais conseil, et surtout leur analyse de l’affaire. J’avais besoin de leur expertise.
Eux étaient stupéfaits.
Ils n’avaient jamais entendu une histoire aussi extravagante.
Il fallait me rendre à l’évidence : j’avais au bout du compte affaire à quelque chose d’inédit, qui m’était tombé dessus par extraordinaire. Ils me le certifiaient : j’avais face à moi une directrice folle à lier, et une inspectrice au mieux incompétente, au pire complètement ahurie. Unanimes, les copains de l’Éducation nationale me conseillaient de rendre ce scandale public. Avec une demande réitérée et insistante : « Explique-nous comment de tels actes et une telle impunité durant des années ont été possibles. »
C’étaient bien des profs : ils me donnaient des devoirs (2)…


Le temps béni des luttes de classes

Que j’avoue, ici.
Un aspect retenait mon attention plus que les autres, et avait immédiatement tourné à l’obsession : la prédilection de la directrice pour les Arabes et les Noirs. C’était ma limite, je le savais. Une décennie d’engagement dans le Maghreb révolutionnaire m’avait transformé. J’avais perdu dans les banlieues de Tunis toute froideur, toute lucidité, toute capacité de recul et d’analyse dès que le moindre soupçon de racisme ou de colonialisme me parvenait.
Alors, j’appelais Djerba.
Mon dernier recours de toujours.
On ne consultait pas Djerba comme ça.
Djerba, c’était uniquement lorsque les recherches étaient bouclées. Affinées, exhaustives et complètes. On présentait les résultats en tremblant, au mieux pour validation – en un mot sec –, au pire pour remarques – en deux phrases assassines. Une préparation minutieuse était indispensable : les vieux lions sont fatigués. Ils ne sortent pas de leur tanière pour rien.
Au bout du fil, maintenant, Djerba écoutait. Sans un mot.
Une seule phrase tomba, au terme de mon long récit :
« Combien de temps auraient duré les mêmes agissements de la même directrice dans une école de Neuilly ? »
Djerba raccrocha.

C’était bien la peine.
C’était bien la peine de parler de lutte de classes à longueur de temps, pour l’oublier lorsqu’elle se présentait de manière flagrante. Il faut croire que les catéchismes militants appauvrissent autant que ceux des églises…
J’appelle Carole. Une amie historique.
« Tu es toujours prof d’histoire dans ton collège bourge de centre ville ?
– Oui, c’est ma quatrième année. Vingt-et-un ans d’éducation prioritaire, ça m’avait rincée. »

Je lui raconte mon affaire, une habitude, maintenant, et termine par une question originale et personnelle :
« À ton avis, combien de temps auraient duré les mêmes agissements de la même directrice dans une école de Neuilly ?
– Deux jours, pas plus.
– Là, ça fait plus de vingt ans…
– Et ça te surprend ? »

Djerba a toujours raison.
« C’est très simple, poursuit Carole. Dans mon ancien collège de REP+, établissement qui ressemble au tien, avec une majorité d’élèves issus de l’immigration, j’organisais des réunions parents-profs à 17h30. Les parents de la classe venaient… À 18h30, j’avais terminé. Aujourd’hui, dans mon nouveau collège, j’organise les mêmes réunions pour le même effectif de gamins, à la même heure. Je finis à 22h30. Tu vois ?
– Ça veut dire…
– Ça veut dire que dans les classes sociales aisées, il y a un engagement phénoménal des parents d’élèves. Dans les classes populaires, en gros, tu as affaire à l’inverse. C’est une sorte de délégation absolue, presque terrifiante en termes de pouvoirs qu’elle confie à l’enseignant :
“Faites ce que vous voulez avec mon gamin, vous avez raison, et tout ce que vous pourrez lui dire, j’en remettrai une couche à la maison.” Dans ces milieux-là, ce qu’on te renvoie, en gros, c’est confiance et gratitude… Et les réunions parents-profs durent une heure.
– Tandis que dans ton collège de centre-ville…
– C’est l’enfer. Le prof est sous la surveillance permanente des parents d’élèves. Je reçois un nombre dingue de mails chaque semaine, qui m’interrogent sur le suivi du programme, remettent en question un auteur que j’ai conseillé, contestent une appréciation, une note ou un choix pédagogique… Tu es suivi pas à pas, de manière très suspicieuse, et on n’hésite pas à te dire que tu fais n’importe quoi. Parce que socialement, en tant que prof, si ton statut en impose aux classes populaires, pour les classes dominantes, tu es à peu près rien. J’ai une copine instit dans une école très bourge à Paris qui me dit qu’elle a l’impression d’être du personnel de maison pour les parents d’élèves. Et tes réunions parents-profs durent cinq heures…
– Mais les médias qui parlent sans arrêt des parents agressifs, délinquants des quartiers populaires, menaçants ou bourrés, qui s’attaquent aux profs ?
– C’est des faits isolés, la plupart du temps. La réalité du métier, tout le monde te le dira, c’est que les parents d’élèves qui pourrissent la vie des profs, c’est les bourges. Jamais les autres.
– Dans ce contexte, ma directrice…
– Ta directrice prospère sur les classes populaires. Des parents à la fois désinvestis et très confiants. Si d’aventure ils se rendent compte qu’on fait du mal à leur gamin, ils n’auront de toute façon pas les moyens de se confronter à l’institution. Toi, tu es journaliste, parent élu au sein d’une équipe. Tu sais lire, écrire, rédiger un courrier, t’adresser à l’inspection, au rectorat ou au ministère s’il le faut. Ça suppose d’avoir un certain nombre de ressources culturelles et sociales, que la plupart des classes populaires n’ont pas. Elles ne peuvent pas riposter, peut-être au mieux en changeant leur gamin d’école. C’est comme ça qu’un système s’installe.
– Si la directrice avait eu affaire à des élèves issus d’un autre milieu social…
– Tu penses sérieusement que les parents se fatigueraient à monter un dossier pendant un mois comme vous l’avez fait, et à le présenter gentiment au tout premier échelon hiérarchique du coin ? T’es naïf ou tu le fais exprès ? Un soir, une gamine rentre à la maison, et raconte que la maîtresse l’a suspendue au porte-manteau. Le lendemain, papa appelle le recteur ou le cabinet du ministre, et la maîtresse est mutée dans la foulée… »


Faire parler le silence

Carole me parlait lutte de classes, sociologie.
Elle m’éclairait.
Pourtant, comme ses collègues, elle n’avait jamais entendu une histoire pareille. Elle aussi m’incitait à la rendre publique, et à incriminer moins l’attitude de la directrice – une malade, sans aucun doute – que celle de l’administration, inadmissible et incompréhensible.
J’avais donc affaire à un cas isolé. Sociologiquement explicable, mais isolé.
Hanté par cette affaire, j’en parlais à Julie. Elle m’avait vu grandir. Femme de ménage, mère de trois grands enfants avec Fred, son mari paysan. Je savais, lointain souvenir, qu’elle avait officié comme parent d’élève durant vingt ans.
« Tous ceux à qui j’ai raconté cette histoire sont tombés de l’armoire.
– Pas moi. Il m’est arrivé exactement la même chose.
– Tu rigoles ? »

C’étaient les années 1990, une école maternelle publique d’un petit village, dans le sud de la France. Julie y fait le ménage. Son premier fils y est scolarisé. Très vite, il se met à cauchemarder, pisser au lit, pleurer avant d’aller à l’école… Fred et Julie, pas franchement acquis à l’éducation positive, ni à la sensiblerie, attribuent ces troubles à la rupture du gamin avec son milieu familial. Puis progressivement, au boulot, Julie est harcelée par l’institutrice de son fils. Remarques incessantes, dénigrement, humiliations, insultes… Et l’état du gamin empire. Celui-ci finit par parler : la maîtresse me tape. La maîtresse me met sous mon bureau tout l’après-midi pour me punir. La maîtresse me met des fessées tout nu. La maîtresse me dit des gros mots. La même maîtresse qui harcèle Julie au travail… Celle-ci s’en ouvre à la directrice de l’école, une amie de longue date : « Je sais, lui répond-elle, elle est maltraitante. Avec d’autres enfants aussi… Va voir leurs parents, je te donne la liste des proies. Moi, je ne peux rien faire. » Effarée, Julie découvre que quatre familles sont dans le même cas : gamins harcelés, battus, développant des troubles grandissants. Ils se regroupent, dénoncent les faits à l’inspection d’académie. L’inspecteur se déplace jusqu’à l’école pour une réunion avec les parents, en présence de l’enseignante.

« On était remontés comme des pendules. On s’installe dans la salle… Et là, je me retrouve toute seule à parler. Deux mères ne disent rien, mais alors pas un mot… Et les deux autres se mettent à défendre l’instit ! À dire que j’exagère, qu’elle fait quand même bien son boulot… Moi, je maintiens la ligne qu’on avait dans le courrier, je dis que ces agissements sont inadmissibles, que les enfants sont malades, et qu’on demande le départ de l’enseignante. L’inspecteur se met à me faire la morale : en gros, l’instit’ est irréprochable, son dossier est parfait, il ne peut pas laisser dire des choses pareilles, ce sont des racontars, et je suis passible des tribunaux si je continue… On a laissé tomber. J’ai démissionné de mon boulot, ça a été galère pour en retrouver un derrière, et j’ai changé mon gosse d’école. Il a mis dix ans à s’en remettre, je te dis pas dans quel état il était… C’est là que je me suis mise à être élue. Je voulais surveiller ce qui se passait, être sûre qu’on massacre pas mes gamins. Mais ce que j’ai vu cette fois-là s’est reproduit…
– C’est-à-dire ?
– Mon deuxième gosse était au collège, à la fin des années 2000. Deux mères viennent me voir, en tant qu’élue, pour me dire que le prof de sport a des attitudes déplacées avec leurs filles : il rentre dans les vestiaires quand elles se changent, et pour leur apprendre à monter à la corde, fait faire l’exercice toujours à la même à qui il met la main sur le sexe. Je répercute ça aux élus de ma liste, on invite les deux mamans à témoigner… Et là, avec elles, trois autres mères débarquent, qui se plaignent des mêmes choses. On les écoute, et je propose à la fin de prévenir l’inspection. Qu’est-ce que je n’avais pas dit ! Trois élus me tombent dessus
, ‘‘prévenir l’inspection peut avoir des répercussions graves’’, ‘‘on n’est pas sûrs de la véracité des témoignages’’… Et ils emportent le morceau.
– Comment ça se fait ?
– Parce que c’étaient trois profs, dont une exerçait dans le collège. Et tu sais comment ça se passe : les profs, on les écoute. Ils ont le savoir, ils ont fait des études… Beaucoup plus qu’une femme de ménage. Ça s’est fini avec un vote en faveur de leur proposition : envoyer une lettre au domicile du prof de sport. Sa réponse, on l’attend encore… »

Au village, se souvenait Julie, l’institutrice ne ciblait pas n’importe quel gamin : fils et filles d’agents d’entretien, d’électricien, de paysan, de chômeur. Pas les gosses du médecin ou du cadre à la préfecture. Pas plus d’Arabes que de Noirs, là-dedans : le critère de la maltraitance était social. Comme dans ma banlieue, au fond : j’étais bien placé pour savoir que la directrice ne s’attaquait pas aux enfants de journaliste. À vingt ans d’intervalle, la hiérarchie réagissait de la même façon : elle couvrait tout, et surtout n’importe quoi. Sans compter que les mêmes fractures internes déchiraient les parents d’élèves…
« Comment tu expliques que les parents élus n’arrivent pas à s’unir devant des faits aussi écrasants ?
– Écoute, c’est plutôt quel profil, les parents d’élèves de ta banlieue parisienne ?
– Déjà tu as un journaliste que tu connais bien… Et tous les élus sont à mon image. Ils sont cadres, graphistes, chefs d’entreprise, instits, informaticiens, travaillent dans la culture… Sans compter que presque tous sont propriétaires de leur logement. Et c’est d’autant plus lamentable qu’une majorité des familles de l’école sont issues des classes populaires, dont une partie non négligeable est mal-logée. On n’est absolument pas représentatifs socialement. Une seule fille de la liste appartient aux classes populaires, mais bizarrement elle ne participe pas à nos débats…
– C’est tout le temps comme ça. Je peux te dire que dans ces assemblées, pendant vingt ans, moi, femme de ménage, j’étais une intruse. Je n’avais affaire qu’à la petite-bourgeoisie, qu’aux classes moyennes. Et au bout du compte, dès qu’il faut un peu affronter l’institution, elles sont toujours du côté du manche. À la fin, ils finissent par défendre les profs, parce qu’ils leur ressemblent… Et que ce n’est jamais leurs gamins que le système scolaire maltraite. Mais ne va pas croire que si tu recrutais des ouvrières et des précaires dans ta liste, elles seraient plus combatives : ça pourrait même être l’inverse. La plupart ferment encore plus leur gueule devant les profs, qui incarnent une autorité devant laquelle ils tremblent… Au fond, il n’y a que les grands bourgeois, les vrais, pour les traiter comme de la merde s’il le faut. Eux sont mobilisés, ils ont conscience de leurs intérêts. C’est les seuls. »


Catalogue d’horreurs

Je continuais à en causer, à interroger des copines, des copains, scolarisés dans des établissements populaires, urbains ou ruraux. Des copines, des copains, jamais enclins à parler de l’école, qu’en général ils avaient quittée tôt.
Mon téléphone chauffait.
Je découvrais, stupéfait, un catalogue d’horreurs.
C’était Vanessa, dont le fils passait en CE2 des journées entières couvert de merde, avec interdiction de se changer.
C’était Émilie, qui en CE1 faisait le tour des autres classes avec son cahier plein de fautes suspendu sur son dos, et qui se pissait dessus de trouille au tableau.
C’était cette directrice de l’Essonne, toujours en poste, malgré 49 cas de maltraitance signalés à la justice.
C’était Bryan, qui n’avait jamais réussi à écrire le français après qu’on lui a cassé des règles sur la tête pendant deux classes de primaire.
C’était Stéphanie, souffrant d’obésité, placée au centre de sa classe en CP avec ses camarades en cercle autour d’elle, chargés par l’instit de « faire les cornes » – pointer leurs doigts vers Stéphanie en criant « ouuuuhhhhh, la grosse ».
Au moins une fois, dans leurs carrières d’élèves des classes populaires, une institutrice maltraitante faisait des ravages – avec des tas d’enseignants plus souriants, plus pédagos, plus tendres, mais qui ne rattrapaient pas les dégâts, la brèche ouverte de honte, de méfiance, d’humiliation. Et le même schéma se répétait sans cesse : en général, les parents d’élèves ne réagissaient pas. S’ils le faisaient, une partie importante d’entre eux défendait l’instit’ contre vents et marées. Tandis que la hiérarchie adoptait toujours la même attitude : c’étaient des armées entières de Jannick Caillabet, veillant à ne pas engager la responsabilité des instits. Alors, les parents serraient les dents, en attendant la fin de l’épreuve. Si d’aventure ils allaient jusqu’au bout, ils finissaient, épuisés, par changer leurs gamins d’école.

Il y avait même des cas limites.
Ils me fascinaient.
C’était Stéphanie, qui à l’âge de 25 ans, révèle à ses parents les monstruosités que lui a fait subir son enseignante de primaire. Elle leur raconte aussi qu’avec le recul, c’est elle qui a brisé sa trajectoire scolaire : de ses maltraitances, elle ne s’est jamais vraiment remise. « Je sais, répond sa mère. Je l’ai eue aussi, et elle m’a fait la même chose. » Stéphanie ajoute simplement : « Dans la culture de mes parents, comme chez tout le monde dans mon village, l’instit’, c’est Dieu. Tu ne le remets pas en question… »
C’était ce haut magistrat, longtemps affecté à la protection des mineurs, à qui je demandais si la culture de l’impunité défendue le surprenait. « Pas le moins du monde. Un jour que j’étais en poste en outre-mer, une élève dénonce un enseignant qui l’a violée. C’était un type de 40 ans qui n’avait aucun casier judiciaire. Le juge d’instruction fait saisir son dossier administratif, qui se trouvait en métropole. Ça a été le jackpot : son dossier était rempli de dénonciations d’abus et d’agressions sexuelles par des parents. Évidemment, sans qu’aucune suite pénale n’ait été donnée par l’Éducation nationale, qui n’a rien trouvé de mieux, quand il est devenu vraiment encombrant, de le muter en outre-mer. Où il a violé. »

Par facétie, j’ai fait une incursion rapide à l’international.
J’ai appelé une copine portugaise de 37 ans, ouvrière, à qui j’ai raconté sur quoi je bossais en ce moment.
« Ça te surprend ?
– Pas du tout, il m’est arrivé la même chose. »

Fille de paysans, dans un village de paysans pauvres du nord du Portugal, Amalia et trois autres élèves sont martyrisés par leur institutrice de CM1 : coups de bâtons sur la tête, insultes, injures… Au printemps, sa grand-mère meurt, et la partie de sa famille vivant en France revient au pays pour l’enterrement, dont ses grandes sœurs, majeures.
« Amalia, tu n’as plus la bague que je t’avais offerte la dernière fois ?
– Non. C’est l’instit’ qui l’a cassée, en me mettant un coup de bâton sur la main.
– Un coup de bâton ? »

Amalia raconte tout à son aînée, qui lui promet de l’accompagner le lendemain à l’école, et lui impose le silence : « N’en parle à personne. J’irai me cacher sous les vitres de ta classe. Si elle va chercher son bâton, surtout, n’aie pas peur. » Amalia lui avait garanti que le bâton faisait son apparition au bout de cinq minutes, pas plus. Il fut de sortie, comme prévu. Pour Amalia en particulier, qui avait eu le culot de rater une journée de cours pour assister aux obsèques de sa grand-mère…
« D’un seul coup, la porte s’est ouverte, elle a presque explosé. L’instit’ était en train de s’approcher de moi avec son bâton… Ma sœur lui fonce dessus, et lui met deux gifles terribles qui la couchent par terre, devant tous les gamins. Elle se penche vers elle, et elle hurle : “Dans trois jours, je rentre en France. Tous les soirs, je vais appeler ma sœur pour lui demander comment ça s’est passé en classe. Si elle me dit une seule fois que tu l’as touchée, je te tue. Tu m’entends ? Je reviens de France et je te tue.” Et elle lui recolle une gifle. L’instit’ ne bougeait plus… Elle m’a plus jamais approchée, ni adressé la parole de l’année.
Dans le village, tous les parents savaient que l’instit’ s’en prenait violemment aux gosses. Du coup, la plupart des familles lui faisaient des cadeaux en nature, en tout cas ceux qui pouvaient : des œufs, un lapin, une cagette de tomates, un jambon… Ils l’achetaient comme ça. Ceux dont les parents étaient trop pauvres pour donner quoi que ce soit se faisaient allumer, comme moi. »

Les comparaisons internationales, avec le critère révolutionnaire des œufs et des lapins, étaient très éclairantes…


Honnête homme et grande dame

J’enrageais.
Des bataillons de gosses étaient humiliés à l’école, et c’était le silence, personne n’en parlait. Personne, vraiment, n’avait eu vent de cette endémique affaire ?
Au terme de longues recherches, j’ai fini par débusquer un livre oublié, et épuisé : « Violences scolaires. Les enfants victimes de violence à l’école », de Bernard Defrance et Pascal Vivet. Leur bouquin sort en 2000 : Pascal Vivet est alors à la tête d’un Comité de prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs, des mineurs en général, pas des mineurs à l’école, mais voilà qu’il reçoit un flot inattendu de plaintes contre des enseignants ouvertement maltraitants. C’est alors qu’il décide d’écrire. Les témoignages recueillis sont légion, et insistent sur l’impunité dont bénéficient les auteures, souvent des femmes. Un passage vient également me conforter, sous l’égide de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable », remarquent les auteurs, l’inspectrice réagira différemment. Misérable ? L’inspectrice vous ignore. Mais si d’aventure vous êtes puissant, l’inspectrice prend des mesures immédiates : à titre d’exemple, cette « adjointe à la culture d’une grande agglomération » fait muter une enseignante en dix minutes de rendez-vous…
J’ai appelé Pascal Vivet.
Il m’a longuement écouté, puis demandé : « Que puis-je faire pour vous ? »
Je voulais simplement son avis.
Pascal Vivet, en quelques phrases touchantes, m’a répondu qu’il était très malade. Mais que mon travail lui semblait salutaire, même s’il n’était plus en mesure de m’apporter son aide concrète. Il regrettait aussi que son livre de l’époque n’ait connu aucune suite au sein de l’Éducation nationale, qu’il ait été précipité dans l’oubli. Il était tout à fait convaincu que ce phénomène continuait, puisque, pour lui, le plus frappant, c’était le blanc-seing permanent accordé par l’administration du moment qu’il s’agissait des classes populaires. Il m’a salué fraternellement, se disant heureux que ses écrits m’aient servi.
Un honnête homme.

Puis j’ai rencontré Claire Brisset.
C’est rare.
Il est rare de rencontrer des gens qui ont exercé des responsabilités au plus haut niveau, qui vous invitent chez eux, vous font asseoir, vous offrent un café et vous apportent des gâteaux. Qui vous écoutent longuement, sans mot dire, en vous encourageant. Qui ont de l’humour, de l’auto-dérision, une humilité absolue. Qui ne vous écoutent pas du haut de leur montagne d’importance, mais se placent à votre service, immédiatement, en sortant leur carnet d’adresses, en vous prêtant des livres, leur répertoire, « vous appelez de ma part », qui savent faire la part entre les discours théoriques, l’analyse, et la nécessité d’agir, avec un sens pratique aiguisé.
C’est rare, de rencontrer des grandes dames.
Claire Brisset a été la première défenseure des enfants, de 2000 à 2006. Nommée en conseil des ministres par le gouvernement Jospin, elle n’avait pas précisément le profil d’une parent d’élève hystérique. Et pourtant : « Je m’attendais à tout, sauf à découvrir que l’école était une pourvoyeuse essentielle de la maltraitance infantile. » À tel point qu’elle y consacre entièrement son rapport annuel en 2003 (3). On y lit sa surprise : « Le véritable bouleversement dans l’activité de cette année tient à la très forte augmentation de la proportion de conflits avec l’école, qui sont devenus le second motif de réclamation. Ces requêtes dénoncent principalement […] les mauvais traitements physiques ou psychologiques de la part d’enseignants qui se produisent essentiellement en école maternelle ou primaire. » Je reconnaissais mon effarement. Et j’étais soulagé de constater que ces comportements avaient également sidéré la défenseure des enfants : « La faiblesse et la lenteur des réponses apportées par l’Éducation nationale, notamment via l’académie, à ces situations intolérables, motivent le recours des parents au défenseur des enfants. » Enfin, la dimension sociologique s’étalait noir sur blanc dans le rapport : la répartition géographique des recours à la défenseure des enfants plaçait largement en tête la Seine-Saint-Denis. Un hasard, sans doute…
À l’époque, le rapport de Claire Brisset crée des remous.
La presse en parle.
Des explications sont demandées.
Mise en cause, l’Éducation nationale réagit… en faisant appel à une autre Jannick Caillabet.

Élémentaire, mon cher Caillabet

Ce n’est pas une blague.
Ou plutôt si, c’en est une : si jamais l’on souhaite se faire une idée sur ce que peut être un foutage de gueule absolu et institutionnel, il faut lire le « rapport présenté par Nicole Baldet, inspectrice de l’académie de Paris, chargée de mission d’inspection générale, sous l’égide du ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche » en octobre 2004, soit moins d’un an après la parution du rapport de Claire Brisset.
Nicole Baldet, c’est donc Jannick Caillabet qui aurait gravi un échelon ou deux.
Nicole Baldet, donc, n’y va pas par quatre chemins : son rapport s’intitule « Brutalités et harcèlement physique et psychologique exercés sur des enfants par des personnels du ministère ». Car Nicole Baldet est inspectrice, et quand elle mène l’enquête, elle n’a peur de rien. D’autant qu’en introduction de son rapport, elle rappelle que son ministre de tutelle s’est dit « scandalisé » par les nombreux faits recensés par la défenseure des enfants, appelant à ce que « les sanctions contre les enseignants qui abusent de leur autorité soient renforcées ».
Forte de ces recommandations, soutenue par sa hiérarchie, Nicole Baldet enquête.
Comment ?
En envoyant un questionnaire.
Si, si.
Aux recteurs, et aux inspecteurs d’académie.
Si, si.
Elle envoie un courrier avec un questionnaire.
Du type : « Bonjour, chez vous, ça maltraite ? »
Aux autorités hiérarchiques dont Claire Brisset dit noir sur blanc que lorsque cela maltraite, elles laissent maltraiter en rond.

Lesdites autorités répondent.
Attention, ça ébouriffe :
« Six recteurs et 62 inspecteurs d’académie, directeurs des services de l’éducation nationale ont répondu. Le faible nombre de réponses concernant le second degré ne permet pas une bonne analyse de situations : elles ne seront donc pas exploitées dans ce rapport. »
Quand Nicole Baldet enquête, c’est comme ça : si on ne lui répond pas, elle n’enquête pas.
Elle est impitoyable.
Si, si.
Elle ne recule devant rien : « 28 départements ont répondu n’avoir eu connaissance d’aucun cas de maltraitance institutionnelle, et ont retourné un “état néant”. 26 départements ont signalé 81 cas. Nous avons retenu 68 situations exploitables. »
Nicole Baldet est également une analyste sans pitié, qui sait faire parler les chiffres : « Les 81 cas signalés pourraient apparaître comme peu significatifs eu égard aux 6 550 000 élèves en primaire et aux 338 860 instituteurs ou professeurs des écoles. »
On ne te le fait pas dire, Nicole Baldet.

Maintenant, on te propose plusieurs exercices similaires :
1. Envoyer un questionnaire à tous les commissariats du pays en demandant si les policiers sont racistes ou tapent sur les gardés à vue, et si oui, combien.
2. Envoyer un questionnaire à tous les hôpitaux de France en demandant s’ils commettent souvent des erreurs médicales, et si oui, combien.
3. Envoyer un questionnaire à toutes les entreprises de plus de 50 salariés en demandant si elles respectent le code du travail, si les accidents sont fréquents en leur sein, et si oui, combien.
4. Envoyer un questionnaire à toutes les familles détenant du patrimoine en leur demandant si elles pratiquent l’évasion fiscale, et si oui, combien.
On pressent que les résultats de ces enquêtes resteraient dans l’histoire pour leur haute qualité scientifique…
Le rapport sur les « Brutalités et harcèlement physique et psychologique exercés sur des enfants par des personnels du ministère » de Nicole Baldet n’a pas fait date dans l’histoire des sciences sociales. Malgré l’indigence absolue de sa méthodologie, l’impossibilité de tirer quelque conclusion que ce soit d’une pareille fumisterie, on sent, à la lecture du rapport, qu’elle a un instant frémi : « Les enfants, au centre de ces conflits et en règle générale victimes réelles des adultes, sont ignorés voire contestés la plupart du temps, pendant la procédure administrative ; ils ne bénéficient pas, dans la plupart des cas, de décisions positives en fin de parcours. Ils sont les grands perdants des conflits de ce type, quel que soit le devenir de l’enseignant. Les parents doivent s’attendre, dès qu’ils s’engagent dans ce type de procédure, à être amenés à chercher un autre établissement scolaire pour leur enfant. »

Voilà pourquoi, sans doute, elle n’a pendant son enquête rencontré aucun enfant, ni aucune famille… « Si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission », recommandait Clemenceau. Ou confiez un rapport à Nicole Baldet.
Je m’en émouvais, auprès de Claire Brisset.
Comment un service public pouvait avaliser de pareilles pratiques ? Et pour une fois, ce n’était pas moi qui le disais, mais Pascal Vivet, elle, ses nombreux travaux, et un rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale…
« C’est certes révoltant, mais il n’y a là rien d’exceptionnel, tranchait la grande dame. L’Éducation nationale est à l’image de toutes les bureaucraties, qui finissent par perdre de vue pourquoi elles sont là, et défendent leurs propres intérêts. En l’occurrence, ne pas faire de vagues, et que tout continue comme avant… »


Résultat désastreux

J’ai cherché, encore.
Cherché à vérifier et appuyer mes résultats, en multipliant les rencontres.
« Il faut se rappeler que l’on a hérité d’un modèle où la brutalité et la toute-puissance envers les élèves étaient la norme, jusque dans les années 1970 », souligne Éric Debarbieux. Sociologue spécialiste de la violence à l’école, lui affirme que les profs maltraitants d’aujourd’hui seraient des survivants résiduels d’un système longtemps établi : « La violence contre les enfants était même préconisée, et il est très long de sortir d’une telle idéologie. Mais comme elle a été depuis remplacée par une autre, la bienveillance, pour aller vite, la violence des adultes à l’école est devenue un vrai tabou. Elle suscite un désintérêt de la part des chercheurs : c’est un sujet sale. Et puis il ne faut pas se fâcher avec les syndicats, les enseignants… C’est comme ça qu’on se retrouve avec des kilomètres de statistiques et d’études sur le harcèlement et les violences entre élèves, mais jamais à propos des mêmes faits venant des adultes. »

Ils existent, pourtant, et à force d’enquêtes, Éric Debarbieux a pu commencer à les quantifier : ce sont un peu plus de 13 % des 12 300 jeunes qu’il interroge, âgés de 7 à 11 ans, qui déclarent avoir été rejetés par leur enseignant. 4 % d’entre eux rapportent avoir été insultés, et 5,5 % frappés. Ce sont en grande majorité des garçons, affichant un retard scolaire… Donc vraisemblablement issus des classes populaires (5).
Je fais remarquer au sociologue que les premières estimations statistiques concernant les enfants abusés sexuellement dans l’Église française commencent à être rendues publiques – ce seraient environ 4 % des prêtres qui se seraient livrés à de tels agissements –, et correspondent peu ou prou à celles qu’il donne sur la maltraitance (à caractère non sexuel) à l’école. « Tout à fait !, s’est-il réjoui. Et c’est tout sauf un hasard : l’école est la version séculière de l’Église. La République l’a construite pour contrer son influence, mais en s’inspirant de son modèle. Regardez aujourd’hui les discours politiques sur l’éducation : “L’école doit être un sanctuaire”, “il faut sanctuariser l’école”… Les références religieuses sont permanentes, et montrent l’homologie entre les deux systèmes. »

Secrétaire générale du SNUIPP, Guislaine David a lu mon enquête : « J’ai 50 ans, je suis issue d’un milieu populaire. Donc je me suis retrouvée dans les témoignages. Malheureusement, sur ce thème, il n’existe pas d’enquête nationale transparente, c’est très nébuleux… Quant à l’inspectrice que vous décrivez, j’en ai malheureusement rencontré dans le même genre. Il faut voir que de leur point de vue, un bon directeur est celui qui met en œuvre les circulaires. Le reste, ce n’est pas leur affaire… » Et le rôle des syndicats, lorsque les personnels sont mis en cause ? Consiste-t-il, comme tout le monde l’affirme, à défendre les collègues coûte que coûte ? « Non, tout n’est pas défendable. Dans le cas de votre directrice, il est évident que syndicalement, on ne peut pas cautionner de tels actes. Et personnellement, en tant que syndicaliste, chaque fois que je me suis retrouvée en commission disciplinaire, j’ai appuyé la direction académique. »

Ancienne ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem m’a longuement écouté. Ses premiers mots : « Oui, il y a une forme d’autisme et d’aveuglement de l’institution… » Elle ajoute : « Les observateurs ne se rendent absolument pas compte de ce que représente le fait de gérer un million de personnels. Parce que concrètement, ma tâche, c’était ça. Tous les jours, vous avez des suicides, des problèmes de harcèlement sexuel entre fonctionnaires, des complications énormes de tous ordres… C’est réellement un gigantesque paquebot. » Un paquebot, oui : cette responsable socialiste se décrit en quelque sorte comme la DRH d’un million de personnes. Mais quel temps reste-t-il, alors, pour s’occuper… de 13 millions d’élèves ? Et c’est ce point aveugle qui marque les enseignants interrogés : « Dans notre classe, on fait ce qu’on veut. Une fois la porte fermée, on est seul maître à bord. Et on est inspecté trois fois en quarante ans de carrière… Cela signifie un truc tout simple : la nature réelle, concrète de notre boulot, ce qu’on fait avec les gamins, la hiérarchie s’en fout. De toute façon, les meilleurs s’en sortent toujours. La hiérarchie se préoccupe de tout, sauf des élèves… »

Reste un résultat politique désastreux : s’il est désormais démontré, par exemple, que c’est une minorité de prêtres qui sont pédophiles, les responsables du clergé reconnaissent eux-mêmes que les abus sexuels dans l’Église ont été institutionnels. Non parce que l’institution était engagée dans sa totalité dans des abus sexuels systémiques, mais bien parce que sa hiérarchie a systématiquement couvert ces actes – minoritaires. Toute ressemblance avec l’Éducation nationale serait bien évidemment fortuite…

« Explique-nous comment de tels actes et une telle impunité durant des années ont été possibles. »
J’ai désormais le sentiment que c’est très simple, au fond.
Que tout cela va de soi.
Maltraiter les classes populaires est un sport ancien, social, qui ne nécessite pas beaucoup d’entraînement.
Protéger les institutions est une routine.
Pour mes copains profs, j’ai une blague, une dernière : il y a quinze ans, l’inspecteur de ma banlieue populaire s’appelait Jean-Louis Caillabet. La directrice harcelait et maltraitait de la même manière, du temps du papa de Jannick (4). L’Éducation nationale est une grande famille…

NOTES
1. Les prénoms ont été modifiés.
2. Le 15 juin 2021, Mediapart a publié une enquête sur cette affaire, en titrant : « Une directrice d’école accusée de racisme et de maltraitance maintenue à son poste. » Inutile de préciser qu’à la suite de ces révélations, l’Éducation nationale n’a ni démenti les faits, ni réagi : la directrice a terminé l’année sans encombres, et a été reconduite à la rentrée scolaire 2021.
3. L’École, outil de la liberté. Rapport annuel du défenseur des enfants au Président de la République et au Parlement, Paris, 2003.
4. Entre le 14 janvier et le 11 juin 2021, j’ai sollicité par écrit près d’une dizaine de fois Jannick Caillabet pour bénéficier de son point de vue, qu’elle a aussi courageusement que systématiquement refusé de donner. La seule réponse que j’ai réussi à obtenir est venue du rectorat, qui a pris le temps d’argumenter longuement, montrant à quel point il prenait l’affaire au sérieux : « L’académie porte une attention vigilante vis-à-vis de cette école. L’inspectrice assure un accompagnement rapproché de l’ensemble de l’équipe afin que la situation puisse s’apaiser. »
5. Éric Debarbieux, À l’école des enfants heureux… Enfin presque. Rapport de recherche réalisé pour l’Unicef France, 2011.

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