Les sales habitudes

Bon, notre combat, depuis plus de vingt ans et cent numéros maintenant, c’est d’abord sur l’Égalité. Il nous faut désormais marcher sur nos deux jambes : Égalité, et Liberté.

Publié le 24 septembre 2021

« Allez, je lance un jeu. En un an de ,crise sanitaire, de combien a augmenté la fortune des milliardaires français ?
– 30 % !
– Non, c’est plus. »

À la Fête de l’Huma, je fais mon bateleur de foire.
« 450 % ?
— Ah non, vous abusez, c’est quand même moins.
— 80%.
— Vous approchez, mais c’est moins.
— 70 %.
— Vous y êtes presque.
— 68 %…
— Bravo ! Vous avez gagné un DVD de
Merci Patron ! Au départ, en lisant le classement de Forbes, j’avais calculé : + 55 %. Mais vous savez, dès que je vais pisser j’ai droit à un fact-checking, donc là France Info a fait un fact-checking, et ils ont conclu à + 68. Ce chiffre, + 68 %, je le répète, parce que vous devez le répandre le dimanche au repas de famille, dans les vestiaires des clubs de foot, au bureau avec les collègues… Ça fait trois cents milliards d’euros. Trois cents milliards d’euros de plus, en un an. Mais les gens, vous, on leur dit trois cents milliards, ça ne veut rien dire. Alors, le PIB de ma région, même si je reste picard, même si je veux dissoudre les Hauts‑de‑France, m’enfin bon, le PIB des Hauts‑de‑France, c’est 150 milliards d’euros. Le PIB de la région Grand Est, c’est pareil, 150 milliards d’euros. Donc il faut imaginer ce que tous les salariés ont produit l’an dernier, mais aussi tous les commerçants, tous les fonctionnaires, entre Strasbourg et Beauvais, entre Nancy et Lille, entre Reims et Amiens, tous les hôpitaux, toutes les usines, tous les architectes, etc., il faut imaginer que tout ça est parti dans la poche des milliardaires français ! Et pendant ce temps, de combien on a augmenté les femmes de ménage ? Est‑ce que les routiers, les caristes, les assistantes maternelles, toutes celles, tous ceux, dont Emmanuel Macron a dit : ‘‘Il faudra se rappeler que notre pays tout entier repose aujourd’hui sur ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal’’, est-ce que leur fiche de paie, à eux, à elles, a grimpé de + 68 % ? C’est ça qu’on doit mettre au coeur de la Présidentielle. »

Je suis né à la politique, et Fakir aussi, par ce côté : l’Égalité. L’injustice sociale. Les travailleurs écrasés, délocalisés. Les modestes humiliés. D’autant plus dans une période, la fin des années 1990, où la « gauche » se modernisait, où Jospin faisait campagne sans prononcer le mot « ouvrier », où le divorce était signé avec les classes populaires. C’était mon rôle, à moi, depuis la Picardie, en première ligne sur le front de la mondialisation, avec l’industrie qui fuit vers la Chine ou la Slovaquie : que notre camp n’abandonne pas ça. Et je vais dire la vérité : la question des libertés ne m’intéressait pas, pas trop. Des associations s’en chargeaient, la Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty International, le Syndicat de la Magistrature, la Cimade, des avocats de grand talent, et je les écoutais, je les approuvais, mais ils trouvaient un appui dans les partis, chez les Verts, les cocos, les socialistes, on n’avait pas besoin de moi là. Même l’Europe, à la limite, dans ses traités, avec sa Cour de Justice, même l’Europe garantissait les libertés formelles. Et même Macron, comme candidat, se présentait comme un ennemi de l’Égalité, mais comme le défenseur des Libertés, libéral au double sens du mot.

Sa présidence a révélé un autre visage, et deux crises m’ont bousculé, m’ont fait basculer. Les Gilets jaunes, d’abord. Quand, d’un samedi au suivant, durant des mois, les estropiés, les mains arrachées, les crânes ouverts, les yeux crevés, sont enregistrés comme une banalité, quand des Français sont, pour le port de leur chasuble, frappés à terre, et avec le silence, avec l’approbation du Président, c’est pour moi un tournant. Le Covid, ensuite. Avec le chef de l’État qui apparaît, un soir, et déclare le confinement, les papiers à remplir pour sortir, les parcs et les jardins fermés, l’interdiction de se balader en forêt. Dans un premier temps, comme beaucoup, je l’ai accepté, au vu de l’urgence. Et en même temps, j’ai ressenti l’extrême violence du Pouvoir, sa formidable puissance, soudain autorisé à vider l’espace public, à pénétrer dans notre vie privée, dans notre intimité. Quand ces manières sont revenues à l’automne, se sont prolongées en hiver, et encore au printemps, et durant plus d’un an, avec un Prince qui apparaît sur nos écrans à 20 h et gèle ou dégèle nos vies à sa guise, avec des re-confinements, re-déconfinements, re-re-confinements, avec des couvre-feux à 20 h, 19 h, 21 h, oui, je le crains : nos libertés sont malmenées, en danger. Le Pouvoir prend là de sales habitudes, qu’il ne perdra pas tout seul : il faut l’y contraindre…

Ce choix de gestion, par l’arbitraire du Chef, ne relève pas du hasard, de l’improvisation. Ils étaient prêts à ça, à l’invasion du distanciel et des QR-codes, à la démocratie confinée. Il ne me reste plus tellement de place, et on y a déjà consacré un dossier ici, autour du livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, mais nous vivons l’avènement du « libéralisme autoritaire » : libéral avec les entreprises, autoritaire avec les citoyens. Pourquoi ce resserrement ? Parce que, d’abord, les dominants se préparent à affronter des crises, écologiques, d’une ampleur immense, le Covid n’étant qu’une amorce, et qu’ils ne sont pas prêts à lâcher le manche, à partager l’accès, demain, à l’énergie, à l’eau, à l’air.

Parce que, surtout, massivement, profondément, les Français désirent autre chose. « Concurrence », « croissance », « mondialisation », ces mots de nos élites sont usés, presque morts, ils ne font plus envie. Chaque sondage en témoigne, que nos concitoyens préfèreraient « ralentir » (58 %) plutôt qu’« accélérer », avoir un « cocon pour leur famille » (63 %) plutôt qu’une « maison connectée » (15 %), affronter le péril environnemental en « changeant notre mode de vie » (55 %) plutôt qu’en misant sur la « technologie » (21 %)… Pourtant, vers quoi nous conduisent nos dirigeants ? Vers l’inverse : il faut « accélérer », même droit dans le mur, avec de la « technologie » partout… C’est une tension immense qui apparaît, dès lors, entre les désirs, étouffés, muets, des gens et la volonté d’acier d’une oligarchie, déterminée, organisée. D’où le recours, désormais évident, patent, à la « force de coercition », pour nous pousser sur un chemin qui nous lasse, que nous refusons, auquel, au mieux, au pire, nous nous résignons. Eux combattent les deux, désormais, avec discrétion bien sûr, en le faisant sans le dire : l’Égalité et les Libertés. D’où l’impératif, pour nous, aujourd’hui, comme pour nos pères de 1789, de lier les deux, de défendre les deux – pour se choisir, ensemble, un autre chemin, plus humain.

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