Nos temps héroïques

« Tu prends un café ? — Allez, pour une fois… » C’est que ça promettait de durer, notre entretien : écouter le rédac’ chef, comme un grand‑père accoudé à la table de sa cuisine, raconter les débuts de Fakir… « Ça va intéresser personne, c’est autocentré… », il avait bougonné. Je suis pas certain, j’avais répondu : parce que, les débuts de ce canard, ça raconte aussi une époque, une ambiance, un combat de David contre mille Goliaths. Ça raconte une aventure, aussi, qui en fera naître plein d’autres. Et puis parce que vous aimez Fakir, quand même, on espère bien ! Alors, voici les temps héroïques des pionniers…

Publié le 24 septembre 2021

Propos recueillis par Cyril Pocréaux

Chapitre 1

Retour de Biélorussie

Fakir : Comment ça commence, Fakir ? T’étais jeune, c’est ça, vingt ans à peine, quand tu lances le canard ?

François Ruffin : Ouh là, faut que je me replace dans mon adolescence, là… À l’époque, j’écrivais beaucoup, de tout, de la poésie, des romans policiers, des essais, de la critique des médias, même un livre sur la Biélorussie. Bon, rien n’a jamais été publié, hein, et tant mieux… J’avais un désir d’expression, au sens premier du terme : ex‑primer, « pousser dehors ». Alors que, au contraire, j’étais plus que timide, carrément renfermé. Au‑dedans, ça bouillonnait, de mots, de colères, de révoltes, mais sans un canal pour s’exprimer. Fakir m’a guéri.

Fakir : Plutôt que de lancer un journal, pourquoi tu n’as pas fait un stage ?

F.R. : Jamais je n’ai frappé à la porte de France Bleu, du Courrier Picard, de Charlie Hebdo, jamais ça ne m’a même traversé l’esprit. Parce qu’il y avait pour moi un interdit social. Dans ma famille, jamais personne n’avait travaillé dans le cinéma, dans le journalisme, dans un truc culturel. Et puis, je ne vivais pas avec une immense estime de moi‑même, au contraire, je me regardais comme un zéro, avec en même temps un immense orgueil. Les deux. Je balançais entre l’infini et le rien, les deux cohabitaient. Nous sommes condamnés à ça, je crois, pas que moi, c’est notre position dans la société, ce déséquilibre. Eh bon, c’est une psychanalyse, là !

Fakir : Mais tu as fini par lancer le journal, quand même.

F.R. : En fac de lettres, je me révèle bon élève, sur le tard. C’est presque un souci. Parce que les profs me voient devenir prof, et moi aussi, comme une fatalité, faire une thèse, m’enfoncer dans les études, moins par choix que par lâcheté, par inertie : le dehors fait peur. Les études, ça peut devenir une espèce de cocon protecteur. C’était comme si je n’allais pas sortir du ventre de ma mère, école maternelle, école primaire, collège, lycée, l’université, pour retourner enseigner au collège, ou au lycée… Et le dehors, je ne l’aurais jamais connu. Comment s’échapper ? Et là‑dessus je rencontre Andreï, un étudiant biélorusse (voir page 36), ultralibéral, partisan de la thérapie de choc, c’est l’époque de Eltsine : « On licencie tous les ouvriers et puis on verra bien après »… Il avait déjà produit un petit journal, en français, à Minsk. Il était débrouillard, il se démerdait pour trouver des sous. Il avait atterri ici, à l’Université de Picardie, aussi paumé que moi dans mon propre pays. Il m’invite chez lui. Je vais y passer un été de vacances, en Biélorussie : la Picardie de l’URSS. C’était à l’été 1998.

Fakir : Et alors ?

F.R. : Ben, très vite, je m’emmerde. Je ne suis pas habitué aux vacances. J’aurais pu me retrouver en Espagne, je me serais emmerdé pareil, mais là, à Zaslavle, dans la banlieue de Minsk, quand tu parles pas russe… Alors, je me dis que je vais écrire un livre sur la Biélorussie. Et je me retrouve dans une situation idéale : moi qui étais extrêmement timide, et c’est un euphémisme, j’accompagne un gars qui connaît du monde, à tous les niveaux de la société. Des policiers, sa grand‑mère kolkhozienne, son père syndicaliste dans une usine, ça veut dire co‑patron, presque, jusqu’à l’ancien ministre de la Culture. Il prend les contacts, j’ai pas à le faire, il sert de tampon dans tous les entretiens vu qu’il traduit… C’est parfait : je peux être curieux, poser mes questions, faire mouliner mon cerveau, mais sans affronter la relation humaine (rires) !

Fakir : Mais là, t’avais quand même l’idée d’aller vers les autres…

F.R. : Non, d’écrire des livres ! Mais l’autre est un mystère : quand je vois quelqu’un traverser la rue, je me demande toujours quelle est sa vie intérieure, quels sont ses drames, est‑ce qu’il est amoureux. Mais là, c’était génial, pour Andreï comme pour moi. Je découvre les kolkhozes, par exemple. Je me fais fouetter à coups de branches de noisetiers dans les bains, je prends une cuite à la vodka avec un décorateur des ballets russes et sa femme ex‑ballerine… Le lendemain, j’ai rendez‑vous avec un ancien ministre. Putain, je me lève le matin, je suis malade, j’ai envie de vomir, on prend le train, et là, pour le plus grand rendez‑vous de mon existence, le plus officiel, je suis KO. Mais quand on arrive, le gars est en survêtement, et il éponge une inondation chez lui : le lave‑vaisselle a pété ! C’est le boxon, il attend le plombier et passe la serpillière. J’ai pris une eau gazeuse, et ça m’a remis d’aplomb, un miracle, impeccable. Et derrière, un super entretien. Finalement, au cours de cette aventure biélorusse, je me dis que c’est agréable d’aller rencontrer les autres. C’est ma thérapie : je suis sauvé par les gens, par les rencontres. Quand t’es en dépression, tu crois plus en toi. C’est les gens, et l’écriture, qui m’ont sauvé.

Fakir : Et ensuite ?

F.R. : Ça, c’était la première étape. Juste après, grâce à un échange avec l’Université de Picardie, je fais un séjour aux États‑Unis, à Austin, au Texas, où je suis durant une année « lecteur », c’est‑à‑dire petit prof à la fac. Je rentre en France, à Amiens, avec des économies, avec surtout un peu de confiance, bien décidé à essayer quelque chose, à lancer mon canard.

« Moi, super à droite et libéral… »

Andrei Klénovski, photocopie et logistique.
« En 1997, j’avais fondé à Minsk le mensuel francophone de Biélorussie, ‘‘Planète des hommes’’. J’avais étudié le français, mais on n’avait aucun écrit française dans le pays, alors je l’ai fait… Le vice-président de l’université de Picardie venait souvent en Biélorussie – je ne sais pas vraiment pourquoi – et il était tombé, avec surprise, sur ce journal. Du coup, il m’a invité à venir étudier en France. J’arrive à Amiens où j’étais bien sûr le seul Biélorusse, personne d’ailleurs ne parlait même russe. Mais un jour une professeure, madame Derivery [ndlr : Nicole, qui ouvre aujourd’hui le courrier des lecteurs !] parle de moi à François et lui demande s’il peut m’aider à m’intégrer. Bon, il n’avait pas beaucoup d’amis, lui non plus, à l’époque… Mais on s’est bien entendu, lui plutôt de gauche, moi super à droite et libéral. En 1998, je l’invite en Biélorussie et je lui présente pas mal de monde, des gens de différents niveaux sociaux, et il interroge tout le monde ! Il a fait une sorte de sociologue de Bourdieu dans la Biélorussie de Loukachenko. En même temps, je lui ai raconté l’histoire de mon journal, et l’idée de Fakir est venue comme ça, peut-être en partie. En France, on était chargés de l’organisation, de la distribution, des ventes, quand François travaillait sur les thèmes du journal. On discutait beaucoup des différences entre réfléchir et agir. Et le journal s’est vite retrouvé en conflit avec tout le monde. C’était vraiment drôle… C’était une histoire d’amitié, une très belle époque et de belles histoires. »


Chapitre 2

« Allez vendre des crêpes ! »

Fakir : Pourquoi un canard local, alors ?

F.R. : Pour contrer, et même détruire, le Journal Des Amiénois, la gazette municipale. Par exemple, alors que Yoplait avait délocalisé, alors que quatre‑vingts familles se retrouvaient dans la galère, eux avaient titré : « Amiens, un carnaval fou et gratuit »… Ça me dégoûtait, il fallait qu’une voix s’élève ! À l’époque, Internet n’existait pas. Aujourd’hui, je ferais un blog, je m’emmerderais pas avec du papier. J’étais juste un étudiant, avec 10 000 dollars mis de côté. C’était mon capital. Sans connaissance, isolé, sans personne pour m’aider. Avec une immense volonté, mais une grande naïveté, aussi… C’est pas l’écriture qui m’effrayait, ça, j’étais convaincu de mon talent (rires) ! Mais à côté, y avait le concret, l’intendance, la logistique, et j’étais inapte. Heureusement, j’avais mon copain Andreï, il me conseillait. Sinon, ailleurs, comme un refrain, on me disait « ça ne va pas être possible » : à la maison des associations, un avocat en droit de la presse, partout, on me dissuade, « un journal ne se lance pas tout seul, sans rien »… Mes parents, eux, c’est « vivons heureux, vivons cachés » : « Ça va t’attirer des ennuis… »

Fakir : Ils n’avaient pas tort…

F.R. : Ça non. Y a juste le président de l’Université qui m’encourage : un fanzine étudiant, dans une université, ça fait partie du « prestige ».

Fakir : Ça a dû lui faire bizarre, après coup, niveau « prestige »

F.R. : Lui ne m’a jamais rien reproché. Mais à l’époque, il me dirige vers son directeur de la communication. Moi, j’espérais récupérer 12 000 francs. Monsieur Couapel ricane : il m’en faut au moins 50 000, il estime, en dessous ça ne marchera pas. Et pour en obtenir 50 000, il faut en demander 100 000. Un excellent principe, que j’ai retenu ! Qu’à cela ne tienne : je refais les dossiers, va pour 100 000. Mais ça tarde. Il faut attendre qu’un jury se réunisse, c’est reporté, etc. Deux semaines, un mois passent, et finalement je me rends directement à l’imprimerie de l’Université, je dis aux employés, en gros, que j’ai l’aval de la présidence… Bref, on fait le numéro zéro, on le photocopie. C’est super crade. Tu verras, sur la couve, y a un petit carré pâle avec « 500 ex » : parce que le gars de l’imprimerie a oublié d’enlever le post‑it avec le nombre d’exemplaires à tirer ! Les cinq cents numéros sont agrafés à la main par Andréï, mon copain biélorusse, et une copine lituanienne. Tout ça plus ou moins en loucedé…

Fakir : Et y a quoi, dans ce numéro zéro ?

F.R. : Je publie un dossier sur « les damnés des restos », les apprentis. Je me souviens, c’était un vrai déclic, un moment charnière dans mon existence : j’appelle le lycée hôtelier public, La Hotoie, et le lycée privé, Saint‑Martin, et dans les deux cas, je suis très bien reçu par les formateurs. Ils me racontent des histoires, me présentent à leurs élèves, qui sont contents de se confier, de me parler. On m’accueille bien. C’est déterminant, comme expérience, comme premier contact. Le fait que ce soit un journal étudiant, inconnu, l’humilité de la position, fait que les gens m’ouvrent leur porte. Je me dis que, finalement, malgré ma timidité, ça va aller, les gens vont me parler.

Fakir : Y a le papier sur le zoo, aussi, que tu évoques souvent…

F.R. : Ah ouais, c’était drôle. Enfin, « drôle » : moi je le vivais mal, en révolté, parce que ça m’écœure que des animaux de la savane africaine se retrouvent dans des geôles picardes. Donc, là‑bas, je suis accueilli par le chargé de communication, une animatrice, le soigneur. Le Journal des Amiénois avait publié un papier, dont j’avais analysé le discours, « liberté », « nature », etc. Mais les agents du zoo, eux, non, ils démolissent la com’ : « Bien sûr que ça n’est pas la nature… Il n’y a aucune liberté… » Et je leur fais commenter cette phrase, la légende d’une photo du JDA : « Sandrine, l’éléphante, tend sa trompe aux enfants comme en signe de bienvenue. »

Fakir : Purée, tu t’en souviens par cœur ?

F.R. : Oui parce que, pour moi, c’était la marque du mensonge. J’interroge les agents, et ils me répondent : « Mais non, Sandrine elle est folle ! Elle a été enfermée pendant des années, elle a chopé des tics dans tous les sens, des troubles du comportement. Résultat, on peut pas s’approcher d’elle. » Le soigneur ajoute : « Une fois, elle a failli me tuer… Il faut que les enfants se tiennent à distance… On a renforcé les barrières… Et pour rentrer dans l’enclos, on lui envoie d’abord une seringue hypodermique. » Bref, on voit le fossé entre la com’ et le réel. Là‑dessus, je retourne voir le gars qui a écrit le papier, Cédric Soulet, et je lui demande pourquoi il a écrit ça : « Ah ben oui, qu’il fait, je le savais qu’elle était folle, Sandrine… » Qu’on puisse mentir, sciemment, aux habitants, ça me révoltait ! Vraiment ! J’avais les poings qui me démangeaient, moi, l’ange de la Vérité… Mon but, c’était de détruire le JDA.

Fakir : Et pour le reste, la mise en page, etc. ?

F.R. : Devant l’école d’art et design, debout sur une chaise, je fais un appel à la criée : « Ohé ohé ! J’ai besoin de dessinateurs ! D’un metteur en page ! D’un logiciel ! » Je colle des papiers sur les murs. Un mec me fait une copie de QuarkXPress, je l’installe sur l’ordi où mon père fait sa compta. J’ai eu quoi ? Vingt minutes de formation. Je ne comprenais rien. Puis, avec mon cousin Jérôme… Faut rendre hommage aux pionniers, parce qu’il a cru en moi… lui était animateur au club Med mais s’était cassé un bras… Ensemble, on entame la mise en page. Bon, d’abord, je maîtrisais pas le logiciel, et l’ordi de mes parents était tellement poussif que quand on déplaçait un dessin…

Fakir : Ah ouais, je me souviens, ça prenait cinq minutes pour qu’il bouge !

F.R. : Cinq minutes ? Tu rêves ! On avait le temps d’aller manger, on revenait, le dessin n’avait toujours pas bougé. On avait le temps d’aller faire la vaisselle à la main… Alors, fallait trouver une solution : je laissais des trous dans la maquette, à l’ancienne, et je collais les dessins dessus avant de photocopier. D’ailleurs, j’ai fini par planter l’ordi de mes parents.

Fakir : La mise en page, au fait : elle est étrange, au début…

F.R. : Ah ben oui, un choix de rupture : il fallait qu’il n’y ait vraiment aucun point commun avec le JDA.

Fakir : C’est sûr, sinon les gens allaient confondre !

F.R. : (Rires) Du coup, on fait un journal qui se lit comme un calendrier, mais personne ne sait comment l’attraper. Mais tout ça, c’est rien : le plus difficile avec un journal, c’est de le distribuer. L’écrire, c’est l’acte artistique. Mais qu’il soit lu, c’est l’acte politique.

Fakir : Comment il est accueilli, ce premier numéro ?

F.R. : Il y avait un rassemblement anti‑Front national, « Picardie citoyenne », qui était organisé. Je m’y rends. Ma mère et mon cousin étaient là, et je pense qu’ils ont vu la chrysalide devenir papillon, en direct, une transformation radicale : moi, l’hyper timide, je me mets debout sur une chaise, je vends à la criée, j’harangue les gens, des heures durant… Les 500 exemplaires partent en même pas une journée. Du coup, j’en retire 2000. 1950 me sont restés sur les bras ! Ça a occupé tout une pièce, chez moi…

Fakir : Donc tu prends un bouillon ?

F.R. : Sur le retirage, oui. Mais c’était pas dramatique, j’attendais la subvention de la fac… Je suis retourné voir le directeur de la communication, et là il m’accueille d’un : « Votre journal me rappelle les pires temps de la collaboration. » Texto. Et il m’envoie la deuxième salve : « Vous êtes presque aussi con que Serge Halimi ! » Moi, je prends ça pour un compliment. « Mais, je lui demande, quand est-ce que je vais recevoir les 50 000 francs ? — Il n’en est plus question. » Là, sur son bureau, je vois un post‑it : « Cédric Soulet », le gars du JDA, avec son numéro. La Ville avait dû protester, ou ils se fréquentaient entre communicants. « Mince, je raisonnais à voix haute. Mais comment je vais faire pour financer le journal, alors ? » Et là, lui me fait part d’une idée éblouissante : « Vous n’avez qu’à vendre des crêpes. Quand j’étais jeune, je suis Breton, on vendait des crêpes dans les fest-noz ! » Ça m’a fait marrer. Je suis sorti de son bureau en me bidonnant, je l’ai rapporté à ma mère, qui elle s’est enthousiasmée : « Mais oui, c’est très bien, on va faire des crêpes ! », et depuis, en souvenir de ça, elle produit des crêpes pour nos événements. Des semaines plus tard, j’ai reçu une facture de la fac pour l’impression. Jamais je ne l’ai réglée, je crois.

« Je me suis barré à cause de lui ! »

Jérôme Ruffin, maquette et ventes.
« François, c’est mon cousin, je passais toutes mes vacances avec lui. Un soir, il me dit de passer à la maison, qu’il a le projet de faire un journal, si ça me branche… Il avait déjà tout le concept. Moi, comme je ne suis pas trop littéraire, je veux bien lui donner un coup de main sur la maquette, le visuel, etc. On a sorti un numéro zéro avec un journal qui s’ouvrait en trois, parce que j’avais vu ça à Londres. On s’est très vite aperçu que c’était compliqué pour les gens…
François, jusque là, il était du genre timide, les soirées entre potes il parlait à personne, ou on l’y voyait jamais. Mais le jour du lancement, à Picardie Citoyenne, Martine, sa maman, me dit ‘‘Viens vite voir, François est debout sur un table en train de vendre son journal ! – Mais arrête…’’ Eh si. On l’a vu se transformer dans le François qu’on connaît aujourd’hui, qui vit son truc à 100 %. On s’est retrouvés à quelques-uns, avec Andrei par exemple, et on était tout le temps ensemble, tous les soirs à prendre l’apéro pour faire le journal – pas François, lui il était toujours au Coca. C’était un esprit de franche camaraderie. Ensuite, on s’est laissé emporter par la vague. On fait un journal, on l’édite, on trouve des points de vente, ça marche, les gens viennent nous voir… On livrait à domicile pendant une journée entière, en voiture, on vendait le canard devant la maison de la Culture, alors que la neige tombait à seaux, on était trempés… Bon, tu prends du plaisir, quoi. Mais finalement, j’ai dû aller m’installer à Nancy et arrêter tout ça. D’ailleurs, je me suis barré d’Amiens à cause de lui : comme j’avais le même nom, Ruffin, je ne pouvais pas trouver de boulot ! »


Chapitre 3

Vive le business

Fakir : Comment tu as financé le journal finalement ?

F.R. : J’ai d’abord cherché des pubs, j’en ai trouvé, un magasin de surf, un bistrot, mais c’était trop déprimant. Je me suis rabattu sur une solution pas très originale : le vendre, plutôt que de le filer gratos. Et c’est là‑dedans que j’ai mis toute mon énergie. Je passais dans les restos, dans les bars amiénois, comme les Pakistanais avec leurs roses. Les gens me filaient du pognon pour être tranquilles… J’allais aux tables du restaurant universitaire, aussi. Un jour, un mec me dit : « Je te prends ton journal si dedans y a une gonzesse à poil. » Je lui montre un croquis, en dernière page, c’était Eve, de très loin… Je le vends à la criée à la sortie du théâtre, des cinés, avec des moufles au marché de Noël… Ce sont des soirées pathétiques, à placer quoi, dix, quinze numéros ?, mais qui pour moi étaient habillées d’héroïsme.

Fakir : Donc, le jeune Fakir entame sa croissance…

F.R. : On n’avait pas de compte en banque, on mettait l’argent des ventes dans des bouteilles en plastique… J’ai toujours été très mauvais pour les papiers, l’administratif… Mais chaque encouragement, même petit, était une bouffée d’oxygène, pas pour l’argent, mais on me reconnaissait, on valorisait notre travail. Je me souviens du Grand Wazoo, un bar, à Amiens : est‑ce que le patron voudrait bien me prendre dix exemplaires en dépôt ? Il me tend 50 francs, me les achète direct. J’étais ému. C’est pas pour les 50 francs, on s’en fout, 7,50 €, mais le geste, qu’est‑ce que ça fait du bien… Philippe, le patron du Labyrinthe, mon premier abonné. Pierre et Isabelle. Emmanuel, qui dessinait dans le journal paroissial. Fabian…

Fakir : Ah, Fabian, encore là vingt ans plus tard, grand chef du dessin !

F.R. : Fabian m’appelle d’une cabine téléphonique – parce qu’il n’y avait pas de portable, à l’époque. Il était catastrophé par les dessins, il voulait relever le niveau… Du coup, comme étudiant en école d’éduc, il doit faire un stage, il choisit Fakir, c’est‑à‑dire chez moi, dans un appartement qui transpirait le dénuement… Il a raconté ça dans un strip… Après son stage, « Chef » devient mon coloc. Ces rencontres, un début d’équipe, je les dois au premier numéro.

Fakir : Mais pour vendre les suivants ? Le numéro 2, le 3 ?

F.R. : Un copain, Alexandre, va voir les messageries de la Presse, dans la Somme… Ce truc, d’après le directeur, ça ne se vendrait pas dans son réseau. Qu’on revienne dans un an. Mais en attendant, il nous autorise quand même à démarcher les tabacs, les points‑presse, alors qu’en théorie, il a le monopole. Je fais la tournée, du coup. Et notamment « Chez Froc ». C’était un PMU en centre‑ville, à côté de la préfecture, du Conseil régional, du Conseil départemental, un rade ouvert tard la nuit, où du monde passait pour les clopes. Le patron déplie le journal, qui ne ressemble à rien. Je lui propose 20 % de commission. « 50 % ! », il surenchérit. Moi je m’en fous, allons‑y pour 50 %. Je lui laisse trente exemplaires. Deux jours après, il me rappelle : « Mais ça part ton truc ! Je me suis mis à le lire, c’est bien ! Ramène m’en cent ! » Je le livre à nouveau. Puis il me rappelle : « Faut que tu m’en ramènes encore ! » Et il se met à en vendre 300, puis 450… Il le plaçait devant sa caisse, c’était dingue. Stéphane Lamy, il s’appelait, il est décédé l’année dernière, et je veux lui rendre hommage parce que, c’est bizarre, il aimait les grosses bagnoles, il voulait une belle maison, mais avec toutes nos différences, on a vachement sympathisé. Il raisonnait comme un businessman, et j’aimais bien ça. Faut mesurer le climat politique quand tu lances un journal comme ça, dans une ville comme Amiens, où les notables, économiques, politiques, médiatiques, avec le Courrier Picard financé par le Crédit agricole, avec la Chambre de Commerce liée à la Mairie, etc. Toi, tu déranges, toutes les portes se ferment, plein de commerçants ne prenaient pas le journal par peur : « C’est de Robien qui autorise notre terrasse… » Les théâtres, les lieux de culture, ils tremblaient de me soutenir : « Le JDA annonce nos spectacles… » Et là, Stéphane se dit simplement : « Y a du pognon à faire avec ça. » ça va paraître étrange, venant de moi, mais j’appréciais qu’un gars raisonne comme ça : « y a du fric à se faire », ça levait la censure politique. Et plus tard, ça a marché pareil avec Merci Patron !, avec J’veux du soleil ! : des exploitants montraient le film dans leur salle, pas forcément par adhésion, mais parce que ça les faisait vivre.

Fakir : Mais toi, tu en vivais ?

F.R. : Pas du tout. J’étais supposé être à la fac, mais cette année‑là, ils ne m’ont pas trop vu. J’étais un vrai obsessionnel. Je me levais Fakir, je me brossais les dents Fakir, je déjeunais, je pédalais Fakir, je dormais Fakir… À la bibliothèque municipale, je me rappelle, je déposais quelques numéros sur une table, et tel le pêcheur, je reculais un siège plus loin pour surveiller ma ligne ! À un moment, ça mord : un lecteur accroche à l’appât, ne le lâche plus. Il passe vingt minutes à lire. Je vais le voir, du coup : « Vous avez aimé ? — Ah oui, c’est super. — C’est moi qui le fais. — C’est pas vrai ? Ah bravo. Je m’abonne. — Vous voulez pas plutôt en prendre dix exemplaires et les diffuser autour de vous ? — Pas de problème. » Voilà comment je trouvais mes revendeurs. La fois d’après, je passe chez lui, chez Jean, pour récupérer les sous et lui filer le numéro deux. Et là, je suis accueilli par sa mère, Claudine.

Fakir : Je crains le pire…

F.R. : Elle me dit « Ah oui, c’est vous qui nous appelez à 2 heures du matin ? — Ah non, je suis quelqu’un de raisonnable… — Si, pour qu’on s’abonne au journal Fakir ! — Ah non, je fais pas ça… » Elle s’en va, monte les deux étages, redescend avec un papier et me sort « 03 22 33 04 77 ». Merde, c’était mon numéro, j’avais appelé dans la nuit du 9 au 10 janvier… Je faisais du somnambulisme téléphonique ! Centre d’appel de nuit… Comme son mari était pharmacien, pour me calmer un peu, elle m’a donné de la tisane, Claudine.

Fakir : C’est quand même hallucinant…

F.R. : Si cette volonté ne m’avait pas habité, nuit et jour, le journal n’aurait pas survécu. La presse, déjà, c’est cuit. Mais la presse sans publicité et à Amiens, économiquement, c’est impossible. C’est un marché qui n’existe pas. Il fallait le combler par une obsession, une auto‑exploitation, et de l’exploitation.

Fakir : En tout cas, Fakir prend plutôt bien…

F.R. : Modestement, et pas dans les classes populaires. J’ai regretté ça, au début, puis je l’ai accepté : Fakir parlait des classes populaires, mais était lu par les classes intermédiaires, ou supérieures. On trouvait écho dans la gauche locale. Mais bon, moi, j’étais fort méfiant des partis, des syndicats. Je les tenais bien à distance, pour ne pas être récupéré… J’étais un révolté individualiste. Les choses ont changé.

Fakir : Et à la mairie, comment est reçu Fakir ?

F.R. : Gilles de Robien, le maire d’Amiens, y est attentif, dès le début. D’ailleurs, j’ai une rencontre avec lui, dès le numéro 1, et là il me propose de m’exprimer dans le JDA, une fois par mois.

Fakir : Hein ? C’est dingue, ça.

F.R. : Ouais, c’était malin. Je refuse : « Non, je veux intervenir une fois par semaine, et avoir la même place que l’éditorial. » Évidemment, il n’allait pas mettre mes brûlots en avant… Mais je veux préciser ça : je n’étais pas anti‑de Robien, pas contre sa politique, que je méconnaissais. Mais j’étais contre sa com’, qui lissait le monde social, qui en faisait disparaître les zones d’ombre, les aspérités.

Fakir : Au bout de combien de temps ça devient pérenne ?

F.R. : Les ventes paient les frais, très vite, à condition qu’on ne se paie pas. Et puis, j’ai augmenté le prix du journal, deux francs, cinq francs, huit, dix francs. Y avait une certaine inflation ! Le numéro 2 se vend un peu moins bien, et de toute façon je ne pars pas pour tenir vingt ans, ni même une année. Je l’ai fait. J’ai essayé. Et on verra bien. Tout ça, c’est traversé par de grands moments de découragement. Mais l’argent n’était pas le souci. Le plus difficile, c’est le sentiment d’inutilité, l’indifférence, l’absence de reconnaissance. Parce que là, je t’évoque les rencontres heureuses, que j’ai retenues. Mais au quotidien, ce sont des milliers de gens qui n’achètent pas le canard, qui te passent à côté en silence, ou avec du mépris, ou en t’insultant. Tu te sens un mendiant, ou un paria. Au niveau local, je suis ostracisé, ou alors avec des menaces de procès… C’est le national qui va me faire respirer. Anima’ Fac, une association, me remet son prix citoyen. Et puis Serge, Serge Halimi, qui me soutient. Il est invité à la fac de Science politique. À la fin de sa conférence, je lui remets le numéro 3 et une petite carte : « On m’a dit que j’étais presque aussi con que vous. J’ai pris ça pour un compliment. » Et je rentre chez moi, et le jour même, sur mon répondeur, j’ai un message de Serge Halimi. Putain, Serge Halimi ! Je me le suis passé un paquet de fois ! Il me dit que le journal est super, qu’il faut pas que j’arrête… Il me jette des compliments. Et dans le numéro qui suit du Monde diplomatique, ça se termine par « Fakir, un modèle de ce que devrait être la presse alternative ».

Fakir : Ah oui, tu l’avais retranscrit dans Fakir, d’ailleurs !

F.R. : Tu m’étonnes, c’est ma Légion d’honneur ! C’était un de mes slogans, à la criée : « Un journal recommandé par Le Monde Diplomatique et par ma mère. » Cette médaille, ça me relance le moral pour trois mois…

« On est vite devenus dangereux… »

Fabian Lemaire, dit « Chef », dessinateur.
« J’étais étudiant à l’école d’éducateur spé, et une fille de la promo était amoureuse de moi, il me semble. Comme elle espérait opérer un rapprochement, elle m’a fait un cadeau : le premier numéro d’un nouveau journal qui se lançait sur Amiens. Elle l’avait acheté dans une manif de Picardie Citoyenne. Bon, je vois vite que dans l’ensemble, les dessins sont pas terribles, à part ceux d’Hervé, qui sauvait graphiquement le tout. Et je tombe sur une annonce dans le journal : ‘‘On a essayé de dessiner Miss France, ça ressemblait à Raymond Barre.’’ Du coup, j’appelle d’une cabine téléphonique, je laisse un message à François.
J’avais bien envie de me lancer là-dedans : j’avais toujours participé à de petits fanzines de mon côté et celui-là, il apportait un truc localement, une vision qu’y avait pas ailleurs. En plus, ça faisait rigoler… Y avait aussi une énergie, un potentiel, un truc qui disait que ça pouvait tenir la route, même si on ne savait pas combien de temps.
C’était du bricolage : on était plus insouciants que maintenant, et c’était un attelage hétéroclite, entre des bouffeurs de curé et d’anciens gens d’Église, avec Emmanuel, centriste… Un drôle de rassemblement, mais ça tenait. En particulier grâce à l’ambiance. On se retrouvait chez les uns ou les autres pour le pliage, on foutait des traces de gras sur les journaux, et puis après on buvait un coup. On se sentait petit, rien, un journal étudiant photocopié, mais faut voir à quel point les réactions ont été vives et offensives. C’était ahurissant qu’un journal pour nous aussi insignifiant provoque une telle hostilité. C’est que les élites n’avaient pas l’habitude d’être bousculées. On est devenus des gens dangereux ! Très vite, la police, la presse et la justice locales nous ont eus dans le nez. Même si beaucoup nous avouaient qu’ils lisaient Fakir
Finalement, il s’est jamais rien passé avec ma collègue étudiante, au demeurant fort sympathique, qui m’avait offert le journal. Mais avec Fakir, l’histoire d’amour dure depuis vingt ans. »



Chapitre 4

Un aéroport dans le jardin

Fakir : En quoi c’était un « modèle » pour la presse alternative, d’après toi ?

F.R. : Je ne sais pas… La plupart des canards, et en particulier dissidents, sont remplis d’éditos, d’opinions, le gars commente l’actualité depuis son fauteuil. Dès le début, à Fakir, c’est une démarche d’enquête, ou de reporter…

[On feuillette les vieux numéros…]

F.R. : Tu vois, là, dans le numéro 2, y a un dossier sur la SPA. C’est du reportage : je passe une journée, ou une semaine, je ne sais plus, à la fourrière. Je sympathise avec le directeur. Quand, le soir, il va amener les chatons pour les faire piquer, parce qu’il veut assister à ça, vérifier que le vétérinaire ne fasse pas des économies sur les doses, je l’accompagne, jusqu’à la piqûre. Je vais aussi chez les éleveurs de chiens, dans le coin, comme si je voulais leur en acheter un pour mes gosses : ma race, ils ne l’ont pas en stock, mais ils attendent un arrivage, je ne sais plus, de Pologne ou de Roumanie… Ça, c’est le terrain. Mais je me tape aussi des archives, des semaines entières dans les délibérations du Conseil régional, du Conseil municipal, pour voir combien de subventions sont accordées aux centres d’appels. Comme y en a un, « Kertel », qui appartient à François Pinault, je lis sa biographie, ses débuts, la fortune qu’il a accumulée en trichant sur le bois. Et je fais le lien, du coup, entre un fait local, les téléconseillers ici, et le capitalisme national.

Fakir : Ce qui surprend, dès les premiers numéros, c’est qu’il y a un ton et du fond, une méthode, alors que tu n’as pas encore fait d’école de journalisme… Tu le sors d’où, ça, ce mélange entre rencontrer les gens et rechercher de la doc, des analyses, des statistiques…

F.R. : J’ai lancé Fakir alors que j’étais mûr, intellectuellement, je crois. Mon mémoire de maîtrise portait sur la critique des médias, j’avais même écrit un bouquin, non publié : « Le silence des infos ». Sur leurs mensonges par omission : les ouvriers, les usines qui ferment, les agents d’entretien, les poules en batterie… J’avais déjà forgé cet adage, que je répète depuis, les copains se foutent de moi : « L’actualité ne m’intéresse pas, c’est le bruit des vagues en surface. Ce qui m’intéresse, c’est la réalité, le mouvement des plaques tectoniques en profondeur. » La réalité, c’est le paysage qu’on n’aperçoit même plus parce qu’il est à l’arrière‑plan. Mais ce paysage, c’est la vie des gens. Et il ne faudrait retenir que ceux qui s’agitent devant : les grands. Il faut ajouter que, avec ma traversée du désert, j’ai eu des années pour me structurer le cerveau. Sur le journalisme, d’abord. Je suis quand même très inspiré par le Cavanna de Bête et Méchant, il reste mon modèle, j’avais son portrait (par Wiaz) au‑dessus de mon lit, avec cette citation de Desproges : « Tous les François sont des cons, sauf François Cavanna. Seule la virulence de mon hétérosexualité m’empêche de demander François Cavanna en mariage. » J’ai lu Ces messieurs du Canard, par Jean Egen, aussi. La Vie, tu parles, sur les petites annonces dans Libération. Je suis fan de Jules Vallès, de sa trilogie bien sûr, mais aussi du journaliste, La Rue, Le Cri du peuple. J’insiste là‑dessus parce que, pour moi, il n’y a pas d’un côté les livres et de l’autre la vie, les deux se mêlent, les livres fécondent la vie, la mienne en tout cas. À la fac, un prof, monsieur Walter, nous file un texte de Roland Barthes, extrait des Mythologies, « Iconographie de l’abbé Pierre », et je deviens fan, je me fais sémiologue obsessionnel. Le même prof fait une allusion à Bourdieu, que je connaissais pas, même de nom, mais ça suscite ma curiosité. Je lis La Distinction, je ne comprends rien. La Reproduction, à peine. Mais en même temps, je sens que c’est pour moi, que ça touche à l’un de mes nœuds, intimes, familiaux. Je vois Halimi à la télévision, un après‑midi, ses propos sont lumineux, et du coup, je découvre Le Monde diplomatique. J’entends François Brune, à la radio, je dévore ses ouvrages. J’ai digéré tout ça, je pensais la société avec leurs outils. Et en même temps, en les lisant, j’ai ce sentiment aussi, une intuition, qu’il y a un truc qui manque un peu chez eux, que je peux apporter : les gens.

[On feuillette encore.]

Avec un côté canular, aussi. Dans le JDA, j’avais vu une pub pour Rasel, une multinationale du béton, qui avait construit une polyclinique, un viaduc, une pénétrante. Quand je vois ça, je me demande : « Pourquoi ils font des annonces dans la gazette municipale ? Ils croient que les Amiénois vont se faire construire une autoroute ? » Alors, je ne peux pas résister à une pulsion d’achat, tu penses ! Je les appelle. « Comme j’ai un peu de pelouse, j’aimerais bien bétonner tout ça, un aéroport, mais y a plein de papiers à remplir, ou alors une rocade miniature… » En fait, les géants du BTP paient des pubs pour avoir les marchés. Certaines petites boîtes l’avouaient. C’est un papier à risque, la mairie a hésité à porter plainte… D’autant que j’en avais fait un recto verso gratuit.

Fakir : Le premier Tchio Fakir !

F.R. : C’est ça. On l’a distribué dans beaucoup, beaucoup de boîtes aux lettres, au moins dix mille, et ça a amené des lecteurs, et des militants. Les élus mis en cause, mais avec le côté marrant…

Fakir : Comment ça te vient, ce côté marrant ?

F.R. : Petit, j’étais déjà blagueur, j’adorais les farces. Et j’avais toute une « éducation » aux Grosses Têtes, à Patrick Sébastien, à La Classe, à Rien à cirer, Anne Roumanoff, Sophie Forte, j’écoutais beaucoup ça, des trucs populaires, parfois vulgaires, mais j’aimais ça. Plus tard Lafesse (qu’il se marre là‑haut !), Mezrahi, ou même Michael Moore. Quoi de plus beau que de faire rire ? Et puis, je n’étais pas militant, je n’avais pas fait le PC, l’Unef, les MJS, etc. Quand je lisais leurs tracts, leurs journaux, je pouvais partager leurs idées, mais leurs paroles, leurs propos, je trouvais ça éteint, une langue morte. J’étais le fils de Cavanna, pas de Che Guevara. Je venais pour le geste artistique, pas pour endoctriner les masses, tu vois ? Le langage militant me repoussait. C’est par la littérature, au moins autant que par la politique, que je suis entré dans le journalisme. J’étais attaché à la tradition du roman populiste, Eugène Dabit, Henri Calet, Louis Guilloux, Yves Gibeau… Ou quand la littérature parle du peuple avec ses mots. Moi, je voulais faire ça, un canard qui parle du peuple avec ses mots. Le ton comptait pour moi, compte toujours, autant que le fond. « Le style, c’est l’homme. »

« La noix était trop dure ! »

Emmanuel de Crouy-Chanel, dessinateur et ancien président.
« Je venais d’arriver à Amiens, où j’étais doctorant à l’Université de Picardie. J’avais eu un abonnement offert au Courrier Picard, mais je trouvais qu’il y avait un vrai problème de manque d’informations dans ce journal. Et puis un jour, dans mon casier de la salle des profs, comme tous mes collègues, je trouve le numéro zéro d’un journal photocopié, plein de défauts mais frais, et qui racontait plein de choses intéressantes. Il prenait le prisme local, ce qui permet souvent de penser plus large, de donner de la chair au débat. Ce n’était pas forcément mes idées mais j’ai un appétit pour le débat et la discussion, dans une sorte de tradition démocratie-chrétienne… Bref, je me suis dit qu’il allait s’arrêter au bout de cinq numéros, et que j’allais le regretter. Il y avait un appel aux bonnes volontés dans ce numéro, j’y ai répondu. On apprenait le métier sur le tas, mais François avait déjà une exigence professionnelle avec une équipe d’amateurs. On se retrouvait dans un cabanon qu’il louait au fond d’un jardin, quatre ou cinq de parcours différents, entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, à se taquiner sans cesse mais à faire front dès qu’il le fallait.
Y avait chez François en particulier un côté cyclothymique : un jour on allait lancer une télé, et le lendemain mettre la clé sous la porte. Des phases de déprime et d’exaltation, et un de mes rôles était de faire le balancier là-dedans, je crois.
Parallèlement, je travaillais toujours à la fac de droit, un lieu stratégique des élites amiénoises… « Mais qu’est ce que tu fous dans ce torchon ? », me reprochaient mes connaissances. Ce fut utile quand on a vu les procès et les premières assignations d’huissier arriver. Il y avait à ce moment là un journaliste en apprentissage au CFJ, et un maître de conférence à la fac de droit. Quand on a réussi à faire dépayser le procès à Paris, on a eu la queue et les oreilles : le cycle des intimidations était fini. La mairie et le Courrier Picard ont lâché le morceau, en se disant qu’en arrêtant de parler de nous, le problème serait circonscrit. Mais la noix était trop dure pour être cassée. Pour avoir résisté à tout ça, c’est qu’on en avait encore sous la pédale pour la suite… »


Chapitre 5

Le « Taliban de l’information »

Fakir : Quand est‑ce que Fakir passe en kiosques ?
F.R. : Après un an, au numéro 5. Là, le journal franchit une petite marche, et c’est aussi le début des emmerdes. D’abord, ma vie change. Après son éloge dans le Diplo, je vais voir Serge Halimi à Paris, j’en fais mon conseiller d’orientation : Est‑ce que je dois faire une école de journalisme, à son avis ? Il me répond que non, surtout pas.

Fakir : Attends, tu l’as faite, l’école de journalisme, malgré tout…

F.R. : Ben, dans la foulée, Emmanuel me trouve un stage à Libé. Ça se passe très bien, je suis bien accueilli, par le chef de service, par les rédacteurs, je sors de beaux papiers, sur une grève de la faim au ministère du Travail, sur les déchets à Bure… J’interroge les collègues : « Est-ce que je dois faire une école ? » D’après eux, je suis au point, mais maintenant il faut le « coup de tampon ». Alors je passe les concours, je suis pris, et je choisis Paris : c’est le plus simple pour la liaison SNCF ! Et je veux rentrer chez moi tous les jours pour continuer Fakir

Fakir : Tu fais l’aller‑retour matin et soir ?

F.R. : Oui, à peu près. À l’époque, Fakir se fait en soirée et le week‑end. Mais je suis déchargé de la mise en page. Pendant l’été, j’ai rencontré Jean‑Philippe Pernot, que j’appelle « le père JPP ». Un gars plus vieux que moi, photographe, artiste, hyper‑généreux, qui ne partageait pas du tout mes idées, mais qui voulait filer un coup de main. J’aimais bien ça : des gens qui ne pensaient pas comme moi, mais qui, simplement, pour la démocratie, pour le pluralisme, estimaient que Fakir devait exister. Comme Emmanuel, plutôt tendance Modem, je crois… Bref, le père JPP va renouveler la maquette, la professionnaliser, et faire la mise en page pendant des années. Je salue sa patience parce que, des samedis entiers, des dimanches, je les ai passés derrière son dos. Il tenait la souris, mais je surveillais : « Un peu plus à droite… » Il cuisinait bien, en plus, je me souviens des petits salés aux lentilles, ça me changeait de mes nouilles. Y avait qu’un truc de sacré pour lui, les grands prix de Formule 1. Tout s’arrêtait. Alors que moi, c’est à peu près le seul sport que je ne regarde pas… On abandonne notre format à la con, et aussi la photocopieuse. On est passé par une vraie imprimerie.

Fakir : Et niveau diffusion ?

F.R. : Je suis retourné voir le directeur de Somme Presse, Christian Soleillant. Je le nomme parce que, discrètement, un type comme ça, il m’a filé des coups de pouce. J’ignore s’il était de droite ou de gauche, mais enfin, pour lui, j’étais un « petit gars qui n’en veut ». D’abord, il accepte de me mettre partout. Ensuite, lui ne prend que 12 % de commission, mais il en laisse 23 % aux kiosquiers, plus que sur les autres journaux, pour qu’ils aient envie de me vendre. Et il me conseille sur les affichettes, faut faire simple, pas de dessin, juste un titre. Finalement, les petits patrons ont plus aidé Fakir que des structures, censées accompagner les associations, mais qui étaient entravées par de la bureaucratie.

Fakir : Donc, Fakir sort en kiosques ?

F.R. : Oui, dès septembre 2000. En Une, on a un dossier sur le premier adjoint de la ville d’Amiens, Roger Mézin, qui dirigeait aussi la Chambre de commerce. Je ne connaissais personne, moi, dans toutes ces institutions, mes parents non plus, on était des ploucs, et ça m’a donné une chance : j’étais incroyablement libre. Je ne partais avec aucune attache, je déboulais avec mon impudence naïve, comme un chien dans un jeu de quilles. Bref, ce sont les tout débuts d’Internet, cet univers est encore mystérieux. Et Roger Mézin a monté un portail, avec un fric phénoménal, 400 000 F, alors qu’il n’y a qu’une page d’accueil et trois liens. J’interroge des pros du secteur, ça vaut 4 000 F, pas plus ! Y en a un qui témoignera, plus tard, sans anonymat, Ludovic Candellier, je le nomme : sa boîte était jusqu’alors prestataire de la Ville, elle sera exclue de tous les marchés publics. Et sa mère, qui bossait à la mairie, on lui a mis une sale pression, le placard… Voilà l’ambiance. Bref, je publie ce dossier, genre Canard enchaîné. Un dimanche soir, je reçois un coup de fil inquiet, presque paniqué, de Gilles de Robien : son premier adjoint Mézin n’était pas content. Le papier avait fait du bruit, parce qu’il y avait déjà des questions sur lui, sur Mézin, qu’il avait déjà des casseroles d’avant, à la Région, à Sup de Co. De Robien, c’était sympa, en vérité, il intervenait comme médiateur, il voulait rétablir les ponts… Mais moi, j’étais très raide, à l’époque.

Fakir : T’es pas toujours super souple aujourd’hui non plus…

F.R. : Ah mais je me suis arrondi ! Ou ramolli ! À l’époque, tu n’imagines pas. Tiens, un jour, je vais voir Gremetz, le député communiste de mon coin. C’était avant les municipales, et j’allais interroger les deux listes en course pour un papier.

Fakir : Qu’est‑ce que tu voulais leur demander ?

F.R. : Ce qu’ils allaient faire du JDA une fois élus, est‑ce qu’ils allaient le supprimer ?

Fakir : Ah ouais, niveau obsessionnel, on monte à chaque fois d’un cran !

F.R. : Donc je vais voir Gremetz, à l’Assemblée, c’est la première fois que je mettais les pieds dans ce quartier à Paris. Il me donne rendez‑vous au resto. Je m’étais levé hyper tôt le matin pour partir d’Amiens, pour aller à mon école de journalisme, je n’avais pas mangé et putain ! Qu’est‑ce que j’avais faim ! Et y avait une bonne odeur dans le resto ! Lui, il m’invite. Mais je décline son invitation, « non non, j’ai déjà mangé ». Il était pas question que je me fasse payer un repas, pas question qu’il m’offre un café. Je ne voulais pas copiner le moins du monde avec des politiques, de droite comme de gauche.

Fakir : Et du coup, de Robien, tu lui dis quoi ?

F.R. : On reçoit un droit de réponse du premier adjoint, mais je ne le publie pas. J’avais vérifié dans le Code pénal, son papier était trop long. La loi donnait la possibilité de refuser. Du coup je me prends un premier procès, en référé, pour non‑publication de droit de réponse…

Fakir : Ah : l’ère des procès qui s’ouvre, donc.

F.R. : Voilà. Là, le juge confirme que le droit de réponse est trop long, mais que nous devrons faire paraître un autre droit de réponse… Ce qu’il n’avait pas à dire, mais bon. Et là, après Noël, je me prends un nouveau procès, pour diffamation cette fois. La plainte est déposée le 10 janvier 2001 (la date est importante, tu verras). Mézin demande des sommes phénoménales, des centaines de milliers de francs. L’intention était claire : tuer le journal, et me tuer moi, au portefeuille, la banqueroute d’entrée. Faut voir le tableau : un petit gars, fragile, isolé, qui lance sa feuille de chou, et en face, un type qui fait partie de la CCI, du Conseil régional, de la mairie, de la métropole… C’est David contre Goliath.

Fakir : Et comment tu te défends, avec Fakir ?

F.R. : Ça crée de la solidarité : un personnage amiénois, Frédéric Dumont, toujours déguisé en Lafleur, lance une pétition. Pour l’anecdote, il reçoit les signatures à la fois d’Arlette Laguiller et de Jeanne de Robien, l’épouse du maire. Côté justice, un avocat se propose, un ancien bâtonnier, notable, de droite, mais qui avait des comptes à régler avec Mézin. On a dix jours pour présenter nos « preuves de vérité ». Je rassemble des pièces, j’ai beaucoup de documentation. Le vendredi, je fais citer plein de témoins à l’audience : Ludovic Candellier, le père JPP, Jean‑François Pietropaoli, son ancien bras droit à Sup de Co, mais aussi René Anger, un socialiste de la CCI… Le lundi, je passe au cabinet, et je sens le collaborateur de l’avocat onctueux, fuyant. Pendant qu’il fait des photocopies, je regarde la liste des témoins sur son bureau, qu’il allait transmettre au tribunal : René Anger avait disparu. Je l’interroge : « Bah, pourquoi ? — Il m’a appelé, et il préfère pas, etc. » Le gars m’appelle pas moi, et l’avocat ne me prévient même pas ! Il fait ça dans mon dos, l’enfoiré. Je lui retire direct le dossier.

Fakir : Ah oui, comme ça ?

F.R. : Bah oui, comment tu veux que j’aie confiance ?

Fakir : Mais t’as un procès au cul…

F.R. : Et ça va me bouffer, vraiment. Ça tourne à l’obsession, la lecture du Code pénal, les jurisprudences, j’épluche tout. Et la partie adverse qui demande des reports, des reports, des reports, et ça va traîner pendant des années. Je suis en coloc’ avec Fabian, il y a le journal, le journal qui prend de plus en plus de place, on a des cartons entiers sur Mézin, sur Internet, je dois contacter des témoins, annuler, les re‑contacter, je dois apprivoiser l’esprit juridique. Je n’étais pas préparé à cette épreuve, ça me mine.

Fakir : Et tu as commencé l’école de journalisme, en plus ?

F.R. : Je faisais l’école la journée, je rentrais le soir pour Fakir, et le procès Mézin. À l’école, au début, j’étais considéré comme un rigolo, et puis Le Monde fait un entrefilet sur Fakir, « un journal poil à gratter », sur notre procès. Alors, les regards changent. Mais je vivais avec une épée de Damoclès au‑dessus de la tête.


Fakir : Le procès, il ressemble à quoi ?

F.R. : Il finit par se tenir, un soir, à 21h30, 22h00, jusque dans la nuit. C’est un match de boxe. Et on lui éclate la gueule. Tous ses témoins se sont désistés, il est tout seul, tandis que nous, tous les nôtres sont là. Ils confirment le contenu du journal, et même, ils vont bien au‑delà. Pietropaoli raconte qu’il y avait bien une caisse noire à Sup de Co. « Vous le saviez ? me demande le juge. — Oui, mais comme je n’avais pas de preuves, je me suis bien gardé d’en parler. » J’étais l’ange de la prudence ! Dans la salle, à la sortie, le mari d’une juge me dit : « C’est un KO. C’est fini. »

Fakir : Et Mézin, qu’est‑ce qu’il dit ?

F.R. : Son avocat, Pascal Pouillot, c’est le président du club de foot. Pendant le procès, il a le cul posé sur le bureau du procureur, tu sens la complicité. Il me traite de « taliban de l’information »… On est dans la foulée du 11 septembre… Il me nomme « terroriste journalistique »… Mézin me qualifie de « parasite social »… Et le proc’ me compare à Brasillach, et Fakir à Je suis partout… On baignait dans l’injure. Moi, ça me faisait marrer, tellement c’était excessif : tu fais un papier sur un site Internet, et on te traite de taliban ! Mais voilà la liberté de la presse dans une ville de province… Ma mère assiste au procès, tu la connais, elle a le cœur sur la main, toute de sincérité. À la sortie, elle est limite en pleurs, elle prend l’avocat en face d’elle : « Non, c’est pas vrai, mon fils, c’est pas un taliban ! » Enfin bon. On est contents, sûrs d’avoir gagné. D’autant qu’on avait un élément très simple, très factuel : en diffamation, tu as trois mois pour porter plainte. Nous, notre journal était sorti dans les kiosques le 5 octobre, on avait l’attestation sur l’honneur avec carte d’identité de Somme Presse, et même de kiosquiers. Le 10 janvier, ça faisait trois mois et cinq jours.

Fakir : C’était torché.

F.R. : Oui. Le lendemain, on revient au tribunal avec Fabian pour le procès d’un notaire. On croise le juge R., le juge de notre audience, et il nous invite dans son bureau. « Je n’ai jamais vu Pouillot aussi nul », il nous dit, et « Mézin, tout le monde connaît ses pratiques »… Moi je tempère : « Jamais je n’ai raconté ça ! Je pointe juste un gaspillage ! » Mais c’est très bizarre, comme situation, d’être là à discuter d’un jugement en cours. Mais enfin bon, le magistrat nous a à la bonne, tous les feux sont au vert.

Fakir : Verdict ?

F.R. : Le délibéré est rendu deux mois plus tard. Je vais tout seul à l’audience, tellement je suis confiant. Et là, le juge commence par reconnaître Fakir « coupable de diffamation », ensuite, j’entends des chiffres 15 000 francs d’amende, 10 000 francs de frais d’avocat, 30 000 d’indemnités… Je n’arrive qu’à faire l’addition : 80 000… Quand on voit le jugement, on découvre que c’est un copié‑collé des conclusions de Mézin. Même les fautes étaient recopiées !

Fakir : Qu’est‑ce qui s’était passé ?

F.R. : En fait, le juge était un ivrogne. Tout le monde le savait, moi aussi, il était parfois ramassé dans le caniveau. C’était pas digne d’un magistrat, et les autres pouvaient le faire chanter, lui mettre le couteau sous la gorge. Voilà. J’avais plus aucune confiance dans la justice de ma ville.

Fakir : Et pour les dates ?

F.R. : Ils ont trouvé un endroit, dans nos conclusions, où notre avocat s’est planté de mois. Il a inscrit : « 5 novembre ». Partout ailleurs, c’est marqué « 5 octobre », mais une fois, une erreur, « 5 novembre ». Et le juge a dit, en gros, « vous-même vous avouez que le journal est distribué à partir du 5 novembre, donc le 10 janvier il n’y avait pas prescription ». Tout était bidonné.

Fakir : Qu’est‑ce que tu fais, alors ?

F.R. : Ben, je suis complètement abattu. J’avais 80 000 F à payer. À la sortie, j’appelle Thérèse Couraud, une nonne défroquée, avec qui j’avais travaillé pour un dossier sur les gens du voyage. Elle me rejoint au tribunal, me dit qu’on va faire un communiqué, qu’on va le diffuser partout. Je rédige un truc sur place et on part à la photocopieuse. Un groupe de soutien se met en place. Bref, ils ne m’ont pas laissé seul dans ma panade.

Fakir : Et tu fais appel ?

F.R. : Évidemment ! Mais c’est que le début des emmerdes : arrive un autre procès, avec le Courrier picard

Fakir : Allons bon…

F.R. : Leur compte‑rendu de l’audience m’allumait. Du coup, dans Fakir, je rédige une fausse lettre de remerciement de Roger Mézin au rédacteur en chef d’Amiens, Michel Maïenfisch : « Cher chien de garde, merci », etc. On avait fait un dessin, où on le voyait en train de cirer des pompes : « J’accuse… ma brosse de ne pas reluire assez ! » Alors, le Courrier picard veut me faire un procès.

Fakir : Ça faisait longtemps…

F.R. : Oui, mais les syndicats du Courrier s’y opposent, le SNJ‑ CGT notamment. Alors, le rédacteur en chef porte plainte à titre personnel, mais avec l’avocat du Courrier picard, payé par le Courrier picard, lui‑même financé par le Crédit agricole, donc la Chambre de commerce et d’industrie… Toujours le petit monde. Donc, je refais un papier : « Le chien de garde qui mord » ! Et paf, encore un procès. Ils réclament des centaines de milliers de francs. Ils veulent tuer le journal, le flinguer, c’est clair. On n’est pas dans l’euro symbolique…

Fakir : Tu aurais pu te calmer, aussi…

F.R. : C’est pas exactement mon tempérament, encore moins à l’époque. Je pensais perdre, en toute honnêteté, parce que côté liberté d’expression, j’avais poussé le bouchon loin, c’était très très libre. J’avais la plume alerte, en ce temps‑là, avec des accents plus San Antonio que maintenant, et pas grand‑monde pour la retenir. Emmanuel, le plus sage d’entre nous, essayait de gommer le pire, mais c’était trois heures de combat pour enlever trois mots. Je me souviens : des réunions de rédaction se déroulaient le samedi après‑midi chez Thérèse. On était une petite dizaine, et ce qui créait le plus de tension, c’étaient les brèves anti‑cathos de Bernard Deray, un instit laïcard. Tu avais clairement deux camps : les bouffeurs de curé et les chrétiens de gauche, avec Emmanuel, Thérèse, son frère Jean, prêtre ouvrier qui va devenir trésorier. Autour de cinq lignes, ça pouvait se déchirer, avec des rounds. Les laïcards sortaient fumer .dehors, ils complotaient. Les croyants se réconfortaient à l’intérieur, et moi j’étais un peu au milieu, je craignais que la petite équipe pète autour d’une connerie alors que, .bon, franchement, on avait des soucis un .peu plus sérieux que l’existence de Dieu…

Fakir : En l’occurrence tes trois procès, puisque ça t’en faisait trois.

F.R. : Eh oui. Et je vois passer les huissiers chez moi chaque semaine, ou presque. Alors .que j’étudie encore à Paris, que le journal est .entièrement bénévole, sans administratif. La poisse… Ça me bouffait complètement. Maintenant, quand le niveau de la merde s’élève, tu as deux options : soit tu te noies, soit tu grandis avec. Ça m’a fait grandir.

Fakir : Et finalement ?

F.R. : Finalement, contre l’adjoint au maire, on gagne en appel : sur les dates tout simplement. Je .voudrais souligner, là, l’attitude d’Emmanuel. Entre‑temps, comme j’espère me salarier, comme je ne peux pas rester président, c’est lui qui prend la relève. Et il demande à être poursuivi, de manière conjointe, comme complice. C’est remarquable. Parce que lui, c’est un aristo, il est prof de droit à la fac, sa femme est magistrate, tout le rangerait du côté des notables, et à l’inverse, il vient se placer sur notre banc d’infamie. Surtout, je l’ai dit, ma verve, parfois vulgaire, .ne le ravissait pas toujours, il essayait .d’atténuer mes envolées sarcastiques, en .vain, mais pas une fois, pas une fois en des .années de procédure, pas une fois, même en privé, il ne m’a dit : « Tu as vu, si tu m’avais écouté, on s’épargnerait tous ces ennuis… »

Fakir : Ça donne quoi, ces ennuis, justement ?

F.R. : On joue un coup, d’abord : je ne voulais plus être jugé dans ma ville, par des magistrats qui bouffent avec tous les notables, des procureurs qui me traitent de Brasillach et compagnie. Or, Myriam, la femme d’Emmanuel était juge d’application des peines à Amiens. Donc, on fait une lettre, comme quoi, si l’affaire était jugée ici, le tribunal ne serait pas impartial, qu’on serait bien trop favorisés ! Le Courrier picard proteste : « Non, non, on veut que ce soit jugé ici ! » Mais on obtient le dépaysement, direction Paris, la 17e chambre correctionnelle – la section spécialisée dans le droit de la presse. Je respire. Et ça va devenir un beau procès : qu’est‑ce que la presse locale ? Que doit‑elle être ? Une agence de léchouillage des élus ? Ou l’impertinence, même ardente, y a‑t‑elle sa place ? Ce sont deux visions qui s’affrontent. On nous reproche, je cite, nos « mauvaises manières ». On les allume pour leurs courbettes. Par exemple, nous avions publié un dossier sur les centres d’appels, ça n’était pas tellement connu alors, avec plein d’entretiens, et nous avions titré sur le « taylorisme téléphonique ». Michel Maïenfisch avait publié un papier là‑dessus aussi, hyper‑flatteur, « à l’avant-garde de la télécommunication », « l’entrée dans le XXIe siècle », etc., mais sans interroger un seul téléconseiller, juste les directeurs, l’adjoint Roger Mézin, de la com’ avec petits fours quoi. Et on apprend que, en plus, sa femme a été recrutée là‑dedans, par la CCI… Bref, le procès se tient à Paris. Le journaliste Gilles Balbastre vient témoigner à l’audience, Henri Maler de Acrimed aussi, je crois. Et on avait des écrits de Serge Halimi, de Louis‑Marie Horeau du Canard enchaîné… Bref, une solidarité nationale de la presse dissidente.

Fakir : Et finalement ?

F.R. : Finalement, on gagne les deux procès, sur toute la ligne. Le Courrier picard fait appel, ils reperdent. Ils sont même condamnés à nous verser des sous. Surtout, il faut lire les jugements des magistrats, ils sont beaux : ils parlent de la liberté de la presse, qui ne s’arrête pas à Paris, du droit à la critique, etc. C’est magnifique. C’est la Justice, quoi. Moi, qui me faisais traiter ici de parasite social, de taliban, de terroriste, et là, je sentais l’esprit des Lumières, de Voltaire. Quelle respiration… [On le sent ému, le rédac’ chef, profondément, même vingt ans plus tard.] Et l’autre, on lui a éclaté sa tronche. J’avais croisé Michel Maïenfisch, par hasard, à la bibliothèque, quand il avait lancé ses procédures : « Personne ne va y gagner, je le prévenais. Chacun va durcir le ton. » Mais il s’était énervé, comme quoi je le menaçais… Il n’y avait pas de conciliation possible. Avec son petit pouvoir, avec ses réseaux, il croyait nous écraser comme une mouche, même pas comme des merdes, ça salit la godasse, mais comme des fourmis. Non, c’était la guerre, et je ne me laisse pas faire. On a fait des manifs devant le Courrier picard. Là-bas si j’y suis est venue pour une émission. Le dessin, où on le voit cirer des pompes, on en a fait un tee‑shirt que les copains arboraient dans Amiens. Ses collègues l’ont même collé sur la machine à café du Courrier picard, pour se foutre de lui. On l’a ridiculisé, on en a fait la caricature du journaliste lèche‑cul. Et après ça, il a fait une dépression, il est parti. Tant mieux. Je n’ai pas de regret. C’est bien fait pour lui. Je ne suis pas Gandhi.

« Un petit miracle. »

Serge Halimi, du Monde Diplo.
« Quand j’ai eu Fakir entre les mains pour la première fois, peut-être après une réunion publique, j’ai été frappé par le ton, et le propos. Cela me semblait marquer une rupture avec une presse alternative à l’époque consensuelle, peu créative, gnangnan, dans la dénonciation moralisatrice du FN… Elle essayait souvent de singer ce que faisaient les titres nationaux, parler d’international ou de politique, mais sans grands moyens. Là, avec un journal local, on avait d’un coup les explications des échecs de la gauche, sa perte de contact avec les classes populaires, ses capitulations, le tout reflété par des enquêtes, disons, vigoureuses et rudes. Il faut comprendre que les enquêtes sur les notables ou les conditions de travail des salariés avaient disparu de la presse au moment où Fakir s’est lancé. Les médias n’ont redécouvert ces thèmes qu’en 2002, avec l’arrivée du FN au second tour de la Présidentielle. Avec Fakir, on retrouvait des enquêtes sociales.

C’était aussi un moment où la critique des médias avait disparu de l’espace public, car personne n’osait la mener. Là, un jeune journal critiquait directement le grand quotidien local, en situation de monopole, sur un ton joyeux, drôle, ironique et surtout pas moralisateur. Il fallait un certain courage à prendre ainsi, de front, le Courrier picard, un mastodonte régional. Et puis, il y eut les petits soldats du journalisme, le livre de François, qui a joué un rôle très important sur ce thème puisqu’il s’agissait d’une enquête journalistique, vivante, irrécusable, sur l’enfermement bourgeois de la profession, sans le verbiage habituel sur la démocratie, le goulag et le pluralisme…

Alors, on a essayé d’aider le journal, à notre mesure, en le citant dans nos rubriques.
Et là-dessus, arrive une pluie de procès. Puisque je savais qu’on allait se parler, j’ai retrouvé ce que j’avais dit au procès de Fakir, quand j’ai témoigné : ‘‘Bientôt, plus rien ne troublera le Courrier picard, Fakir et ses bénévoles vont se fatiguer, et la justice a simplement été convoquée là pour accélérer ce mouvement.’’ J’étais plus pessimiste que la réalité…

Mais c’est, tout de même, un petit miracle que ce journal ait survécu à tout ça, au vu des activités de François, et de son isolement dans sa zone géographique : à Paris, les journalistes de la gauche radicale pouvaient se voir, se rencontrer. Heureusement, Fakir et François ont été intégrés à cette petite bande, avec PLPL et sa critique des médias assez destroy, le Diplo, Là-bas si j’y suis, les éditions Agone, Acrimed, puis le Plan B où nous avons cherché à concilier la critique des médias et les enquêtes sociales de Fakir… Cette bande avait son importance : elle se recomposait pour chaque bataille, et une attaque – elles étaient parfois rudes, et synchronisées – contre l’un de nous était une attaque contre tous. On essayait de remonter le moral de François quand il déprimait, mais il avait de toute façon cette volonté de ne jamais reculer, de ne rien céder. Il nous permettait pour sa part d’échapper à un certain tropisme parisien. »


Chapitre 6

La fin des débuts

Fakir : Après cet épisode, l’idée vient de faire grandir le journal, ou de passer en national ?

F.R. : Non, franchement, je reste un plouc, mes ambitions sont très mesurées. Moi, je sortais de l’école, on me propose un CDD au Monde, mais je préfère retourner à Fakir. Sauf qu’on n’avait pas les moyens de payer un Smic. C’était la fin de Jospin. On avait rempli une demande d’emploi jeune. Je me souviens, Thérèse Couraud était devenue présidente. Avant d’octroyer le poste, un consultant passait, pour vérifier si l’association était assez solide pour avoir un emploi‑jeune. Tout se passe très bien : on papote, on montre qu’on est sérieux, que la compta est bien tenue, que ça tourne depuis deux ans. Notre projet lui plaît, il venait du Nord, ne connaissait pas le journal, tant mieux. On le sent plutôt catho de gauche, aussi. Et là, à la fin, madame Couraud, qui faisait des cakes, toujours très originaux, lui sert sa spécialité : le cake moules‑épinards.

Fakir : Ouh là…

F.R. : Ouais. Inavalable. Il avait le choix avec brocolis‑saumon. Et je voyais la tranche de cake, qui restait sur la toile cirée, et madame Couraud qui insistait pour qu’il la mange, « Mangez, mangez mon cake ! », et la tronche du gars, qui goûtait du bout des lèvres. Je sentais le malaise monter, je me disais : « Mais bordel ! Je vais quand même pas perdre mon boulot pour un cake moules-épinards ! »

Fakir : L’obstacle a été franchi ?

F.R. : Oui, presque… La réunion de validation, le dernier coup de tampon, devait se tenir le 23 avril 2002. Mais deux jours avant, c’est le 21 avril. Jospin est éliminé, la droite réélue, et le dossier du coup devient très politique : on va donner un emploi‑jeune, un truc de Jospin, à un contre‑pouvoir de la mairie d’Amiens, alors que de Robien sera bientôt ministre. Le jour de la réunion, tous les dossiers passent, sauf le nôtre. Il est gelé. Finalement, une manif s’organise, et ça passe : on devient le dernier emploi jeune de Picardie, peut‑être même de France. Et je suis enfin salarié. Au Smic, à 1068 € par mois, mais c’est le paradis pour moi. Je n’y crois pas. Isabelle, notre secrétaire, vient d’accoucher, et je vais lui faire signer mon contrat à la maternité. Bref, je respire.

Fakir : Et Fakir repart, du coup.

F.R. : C’est la fin des débuts de Fakir. Après l’été, on va sortir une nouvelle formule. J’ai terminé mes études au CFJ, je vais pouvoir me mettre sur le canard à plein temps. Alors que nous n’étions diffusés que sur Amiens, on part à la conquête de toute la .Somme, d’Abbeville surtout. Et puis, je me réinscris dans un club de foot, alors que le temps me manquait le week‑end ! Je trouve ça dingue : j’ai réussi à construire ma place, un espace de liberté, où j’écris .ce que je veux, où je fais ce que j’aime. Je suis soulagé, quoi. Et je continuerai de raconter la vie de mes concitoyens, de mes voisins, qui n’ont pas le choix, eux, ou pas trop, ouvriers de chez Goodyear… l’affaire .Hector Loubota… la salle de muscu du .Quartier Nord… Tout ça en immersion .dans la vie des gens. Comme journaliste, .une période extraordinaire s’ouvrait, sans doute ma plus belle période de reporter…


« Un sac plastique Mammouth troué : c’était la caisse… »

Isabelle Basset, trésorière.
« Avec Pierre, mon mari, on se rend, en 1999 ou 2000, à une fête de Picardie citoyenne. Et là, on voit un gars, enfin, un gamin, qui gesticule dans tous les sens, un journal à la main. On l’achète, son journal, puis on le lit, une fois à la maison. C’était sympa, du coup on veut lui donner un coup de main, au jeune. On l’appelle pour lui en commander quelques-uns. A peine raccroché qu’il était déjà devant notre porte, avec son vélo et ses journaux. Un vrai monomaniaque ! On le fait entrer, on discute, et là… Il nous a plus lâchés. Quelques semaines plus tard, j’étais trésorière de l’association. Il arrive avec un grand sac Mammouth en plastique tout crevé, rempli de pièces jaunes : ‘‘Voilà, c’est la caisse. – La caisse de quoi ? – Du journal…’’ Il a fallu se mettre à la trésorerie, mais personne n’était capable de savoir quand et combien de numéros on vendait, c’était pas simple. Mais ça nous a accrochés : il y avait là une nouvelle façon d’avoir un discours politique, et en s’amusant, en plus. Petit à petit, on s’est organisé. Une équipe de gens différents, qui n’avaient pas grand-chose à voir les uns avec les autres, mais au final tous engagés dans la réussite du journal. La mayonnaise a pris très vite. On avait monté un comité de lecture : on pouvait débattre deux heures sur la tournure d’une phrase, vraiment, sur une virgule. On se demandait souvent comme faire entendre raison à François. ‘‘Je suis un dictateur, mais influençable’’, comme il disait. Mais ses inspirations étaient finalement toujours les bonnes, toujours avec un coup d’avance. Avec les enfants, avec les études que j’ai reprises – j’étais éducatrice pour jeunes polyhandicapés – je n’ai plus eu trop de temps, et j’ai dû passer la main, au bout de quelques années. J’avais quand même signé le premier emploi jeune de Fakir, le 2 juin 2002, sur mon lit à la maternité : je venais d’accoucher de ma fille… »


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