n° 116  

Au cœur de l'hôpital qui brûle

Par Damien Maudet

« Il arrive que des gens meurent parce que les soignants sont débordés. On en a honte. Parfois, les familles ne sont pas au courant. Les équipes se taisent, par culpabilité. » C’est Hugo Huon, ex-président du Collectif inter-urgences, qui raconte ça, dans le nouveau bouquin des Éditions Fakir*. Alors, face au déni de nos dirigeants, face au silence, notre copain député Damien Maudet est allé prendre le pouls des soignants, des patients, dans un hôpital en lambeaux. Puis revient porter leur parole à l’Assemblée, face aux ministres qui n’écoutent pas. Dresse enfin la liste des responsables : Macron, l’Europe, l’idéologie mortifère du profit à tout prix. Et ouvre des pistes pour changer le cours d’un naufrage annoncé.

Un député aux Urgences, 183 pages, 6 euros. À commander sur notre boutique en ligne !

Corinne, une héroïne.

Toulon, 21 février 2024.

Pourquoi suis-je venu à Toulon ?

Parce que, depuis plusieurs années, je suis le cours des tensions hospitalières. Que j’ai vu, de plus en plus fréquemment, les soignants évoquer le risque de « morts » faute de prise en charge. Tout le monde le dit, en off. Mais en-dehors de l’hôpital, personne ne veut le croire. Comment imaginer que dans la septième puissance mondiale, celle qui a (eu) le meilleur système de santé au monde, des gens meurent aux Urgences « faute de prise en charge » ? Dans le même temps, faute de médecins en ville, faute de lits d’aval, dans les autres services, où mettre les malades (puisque depuis des années, ils ont été supprimés), les services d’Urgence sont débordés. Nous y sommes, au point de bascule : moins de médecins, des soignants surchargés et mal considérés qui voient leur charge de travail s’accroître, donc qui partent épuisés, augmentant encore la charge de travail de ceux qui restent... Et de nouveaux départs qui s’accumulent...

Mais pourquoi Toulon ?

Ici, sur un mercredi après-midi classique, l’attente pour voir une infirmière est de deux à trois heures. Pour voir un médecin, c’est dix heures.

Comme dans beaucoup d’autres endroits, en fait.

Si nous sommes venus là, c’est pour voir Corinne.

C’est par un journaliste que nous avons pu avoir son numéro. Nous nous sommes parlés, une première fois, au téléphone. Maxime était avec moi dans le bureau. Après avoir raccroché, s’en est suivi un long silence qui ne nous ressemble pas. Lucas, son fils, un jeune homme de 25 ans, est décédé aux Urgences de Hyères d’une septicémie le 30 septembre 2023, après des heures d’agonie, et malgré des résultats d’examens alarmants. Comment comprendre, comment accepter qu’une mère doive pleurer son gamin parce que le système hospitalier est à bout de souffle ?

Certains articles de presse ont avancé que le ou les soignants n’auraient pas correctement effectué leur travail. Mais ma curiosité tique lorsque je lis qu’une note de service, rédigée le soir du drame, évoque l’« absence de lits dans les étages », « pas de chirurgien », un « hôpital en tension ».

Dans la voiture, avec Pablo, nous roulons vers un petit village, à quelques kilomètres de Toulon. Et je cogite : Corinne est un peu plus jeune que ma mère. Son fils était un peu plus jeune que moi. Lucas a 25 ans.

Lucas avait 25 ans... C’est sans doute le moment de mon mandat qui me marquera le plus.

Nous garons la voiture à côté d’un arbre, sur ce parking de terre, entre la départementale et le village. Nous entrons dans ce petit village typique de Provence, avec ses rues étroites pour avoir de l’ombre l’été, les balcons nombreux. C’est vide, et le soleil est en train se coucher. À chaque pas, je m’interroge : « Suis-je bien à ma place ? » « Ne vais-je pas commettre un impair ? » « Blesser Corinne, à remuer tout ça ? » « Devons-nous vraiment montrer tout ça aux gens ? ». Mais si je ne le fais pas, qui le fera ?

J’appelle. « Bonjour Corinne, c’est Damien Maudet. Oui. OK, je vous attends. » Une dame d’une cinquantaine d’année, frisée, tout en tendresse, nous ouvre la porte, à Pablo et à moi. Nous montons quelques marches d’escaliers jusqu’au salon, sous les combles. La décoration est travaillée. Sur le meuble, une photo de Lucas, évidemment.

Corinne : « Il s’est retrouvé aux Urgences de Hyères en début d’après-midi, après un appel au 15 parce qu’il avait eu de la fièvre dans la nuit, des vomissements, des douleurs abdominales extrêmes… Ensuite son état s’était un peu dégradé, il avait le cœur qui battait extrêmement vite, beaucoup de mal à respirer, ses lèvres qui étaient devenues bleues. Il est accueilli par une infirmière qui prend le compte rendu des pompiers : des vomissements, des douleurs abdominales, des douleurs costales et une grande faiblesse. Lucas est classé “léger” et mis de côté alors que compte tenu de ce que nous avait dit le médecin du 15, on se doutait que ce n’était pas léger…

Damien : Et ensuite ?

Corinne : Il est mis de côté, donc, et ça dure des heures. Il rentre à 15h50 et il verra un premier médecin à 20 h, plus de quatre heures après. Entretemps ils ont fait un électrocardiogramme et une prise de sang. Ils ont pris de temps en temps ses battements de coeur. À 20 h, il voit une médecin. D’après le témoin qui est à côté, ça dure quelques secondes, elle pose deux questions et puis elle s’en va en disant qu’ils attendraient le résultat de la prise de sang.

Il ne sera réellement pris en compte que parce qu’il fait un grave malaise, vers 21h30. Son état s’est détérioré depuis son arrivée. Parce qu’en fait, il a une septicémie : un microbe dans le sang, une infection généralisée. Et il commence à faire un choc septique : le germe est pas-sé dans le sang et attaque tous les organes. Ils sont mal irrigués et vont lâcher les uns après les autres, les reins finiront par lâcher, tout, le coeur finira par lâcher.

Damien : Vous disiez qu’il vous avait envoyé des SMS tout l’après-midi ?

Corinne : C’est le seul moyen qu’on a puisqu’on n’a pas le droit d’entrer aux Urgences. On ne l’aura vu que mort. On nous dit aussi que tant qu’un médecin ne l’aura pas vu, aucun médecin ne nous parlera. Or même après 20h00, personne ne nous a informés. Quand il fait son malaise, là ils vont décider de faire un scanner. Puis ils essayent de faire remonter la tension, mais c’est vraiment tardif.

Damien : Comment vous avez pu avoir toutes ces informations ?

Corinne : Déjà, les SMS de Lucas. Il m’envoie des messages dramatiques en me disant qu’il souffre tellement, qu’il a tellement mal, qu’il se sent tellement faible qu’il ne sait plus quoi faire. Et moi, je lui écris : “Je ne sais pas moi, saute du brancard, crie, hurle, fais quelque chose !” Il était de toute façon tellement faible, Lucas, qu’il n’aurait pas pu... Il était en position fœtale, il levait la main pour faire “s’il vous plaît, s’il vous plaît”, selon un témoin… Je tente de l’appeler, mais il est si faible… Il claque des dents… Je le rappelle vers 23h, c’est pratiquement incompréhensible, ce qu’il me dit, c’est dans un souffle, et il suffoque à moitié, et il me dit “vous pouvez rentrer, ils s’occupent de moi”. C’est la dernière fois qu’il me dit quelque chose, puisqu’après, à 23h50, ils l’intubent. Il est dans le coma.

Damien : À ce moment, vous n’avez aucune nouvelle de la part des soignants ?

Corinne : Aucune information. Aucun médecin ne nous dit quoi que ce soit. Et donc, après ce dernier appel où je me dis “mais mon Dieu, dans quel état il est ?”, j’insiste, “je veux voir mon fils tout de suite, je veux voir mon fils tout de suite”. Enfin un médecin m’appelle. Il est plus de minuit. On est là depuis à peu près 17h. Il s’approche et me dit : “écoutez, on s’occupe de lui. Il y a beaucoup de monde autour de lui, on est une dizaine à s’en occuper. Dès qu’on peut, on vous le fait voir.” Un peu plus tard, un autre médecin approche : “vous pouvez le voir, mais on vous prévient, il est dans le coma, il est intubé.” J’ai dit : “C’est une blague ? Vous ne pouviez pas le voir avant non ? Ça s’appelle les Urgences, mais il n’y a plus rien d’urgent dans l’hôpital !” Ils nous ont fait rentrer pendant le massage cardiaque. On y a assisté, oui, à ce massage cardiaque, puisque moi j’avais compris que pour Lucas, c’était fini. Et je préférais qu’on soit là plutôt que dehors si ça devait être fini. »

Lucas décède, quelques instants plus tard.

Mais pour sa famille, pour Corinne, le calvaire était loin d’être terminé.

Corinne : « Le lendemain, nous avons dû passer aux Urgences : l’ARS nous demandait de prendre un traitement car Lucas avait eu un méningocoque, et c’est contagieux. On se fait enregistrer aux Urgences, et là il y a un médecin qui nous dit de venir le voir. En fait c’était le médecin du SMUR. Comme ils avaient voulu transférer Lucas en réanimation, puisqu’ils savaient qu’ils ne pouvaient pas le prendre en charge à Hyères, ils avaient fait venir le SMUR de Sainte-Musse, et c’est ce médecin réanimateur qui était dans l’ambulance. C’est lui qui a fait le massage cardiaque à Lucas. On a parlé de ce qui s’était passé la veille. Il nous a dit “vous devriez demander le dossier médical”.

Damien : D’ailleurs, comment vous en venez à récupérer des informations sur le drame ?

Corinne : La semaine d’après, on retourne aux Urgences de Hyères parce qu’ils s’étaient trompés dans les vêtements : ils nous avaient rendu ceux d�

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