Dans la cuisine de Darwin (n° 97)

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.

Publié le 15 février 2021

Par

Touche-toi toi-même

Cosmo, novembre 2020


Les rapports sociaux se raréfient, et on utilise des vibromasseurs, faits à base d’hydrocarbures. Des femmes et les hommes qui baisent avec du pétrole solidifié : voilà ce vers quoi tend la société capitaliste. La solitude devient un marché. Au Japon, il existe même des boutiques de petites culottes sales. Comme une anticipation de ce qui se profile, dans La possibilité d’une île, Houellebecq évoque les derniers humains, réfugiés dans des grottes connectées, qui se tirent sur la nouille ou s’envoient des messages. Ici, les statistiques de l’article montrent que les pratiques onanistes connaissent une montée en flèche, ce qui devient une aubaine pour le marché : on fait tout par et pour soi‑même. Le comble : le Honkok, nouvelle tendance venue de Corée du Sud, montre qu’on peut être seul et heureux, et même heureux justement parce qu’on est seul.

Et cette tendance me semble une lame de fond dans le monde entier. Au‑delà de la poursuite mesquine et personnelle de son propre intérêt particulier, les témoignages et conseils délivrés dans cet article sont édifiants, et incitent à la claustration et au repli égoïste : « Créez vos rituels de solitude… Établissez votre liste d’accomplissements sous le regard d’un autre soi, en vous dédoublant… » L’horizon de la réforme serait un enfermement sur soi. Alors que les gens deviennent mabouls à l’idée d’être seuls ! Michel Tournier faisait d’ailleurs dire à Robinson, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique : « À Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. […] Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. […] Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! » Ici, la perspective tracée par Cosmo c’est de se tirer sur la nouille tout seul, et de devenir vieux garçon ou vieille fille à trente ans…

Les belles au bois dormant

Le journal d’Inès, hors-série Elle, décembre 2020


On voit fleurir toute une série de magazines destinés à susciter l’envie de consommer, alors même qu’on aurait besoin de reportages et d’images qui nous éveilleraient, nous sortiraient du sommeil. Ces magazines produisent un ensorcellement qui nous maintient dans la léthargie : ode au « cocooning », « tables de fêtes », « plaisirs de l’hiver », par des mises en scène esthétisantes de ribambelles d’objets aux couleurs et aux formes designées à acheter pour se consoler. Il s’agit, en suscitant envie et désir, de nous conforter dans un mode de fonctionnement : la torpeur. Nous sommes les belles au bois dormant qu’il ne faut pas réveiller.

Justement, l’autre jour, je regardais un reportage sur Arte qui secoue, Le blues des océans, où on voyait les pêcheurs, sur le pont de leur bateau, couper les ailerons des requins avant de les balancer à l’eau. Le plan serré sur les yeux de l’animal durant sa chute montrait une forme d’intelligence, et qu’il comprenait bien qu’il était promis à une lente agonie, comme 73 millions de requins chaque année. Puis des oiseaux dont les bénévoles lavaient l’estomac, plein de plastique. Ici, on en voit une responsable : Inès de la Fressange, en couverture de son propre magazine, assise sur des fleurs séchées cheap, un morceau de bois… Avec ce titre : « On se met au vert ! » Mais ce n’est pas la nature qu’elle aime, ce sont les marchandises. Son sourire est censé nous faire oublier le lien de cause à effet entre la présence de tous ces objets dont on n’a pas besoin et la destruction de la vraie nature. Gilles Lipovetsky, dans Le Bonheur paradoxal, écrivait : « Il est indéniable que toute une partie de l’univers hyper consommatif offre le spectacle d’une espèce de bacchanale luxuriante. […] Quelque chose comme une ambiance de débauche festive imprègne les lieux et les temps de la consommation survoltée. » Le consumérisme, Inès de la Fressange en est une égérie, elle qui a été toute sa vie un panneau publicitaire ambulant en rentabilisant son patrimoine génétique. À 60 ans passés, elle se fait à nouveau le porte‑étendard de ce modèle dont on doit tourner la page pour sauver l’écosystème.

Le fait du prince

Marie-Claire, janvier 2021


Il est insupportable que les mécènes de l’art contemporain soient présentés comme des sauveurs, les hérauts d’une cause perdue alors que l’art contemporain est en partie une imposture. Ces œuvres ne sont désignées en tant qu’art que par une caste d’hyper riches qui le disent subversif. Joana Vasconcelos peut broder des têtes de taureau ou de lézard et vendre certaines de ses œuvres à 65 000 euros – allez vérifier sur Artprice.com ! Ce qui est gênant, c’est le fait du prince : un François Pinault décide de ce qu’est l’art, en déboursant des fortunes pour certains d’entre elles. Je ne parle même pas de la mythologie dont il est l’objet, le présentant comme un génie du discernement aristique « à l’oeil laser ». Le capitalisme libéral crée lui‑même un art à son image, faussement contestataire, abstrait, dérisoire, régressif et narcissique. C’est ce qu’expliquaient Valérie
Arrault et Alain Troyas dans Du Narcissisme de l’art contemporain : « Dans le contexte libéral régnant, les idéaux d’origine humaniste qui avaient mobilisé les énergies et fécondé les créativités ont été récusés. Il ne reste plus qu’une absence de sens. Les forces sociales sur lesquelles s’appuyait le désir historique de liberté ont cédé devant celles, plus impatientes, réclamant plus d’individualisme, moins de rationalité, plus d’égotisme, moins de socialité, plus d’avoir, moins d’être, plus de pragmatisme, moins d’idéaux ». On en est là.

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