Les drapeaux sur la tristesse

C’est jamais drôle, un enterrement. Mais parfois, c’est encore plus triste que d’habitude.

Publié le 15 février 2021

Il pleut beaucoup ce matin à Vignacourt. Et en plus, on s’est garés du mauvais côté du cimetière. Alors, on remonte l’allée principale, qui me semble aussi longue que le village lui-même. Tout est long à Vignacourt. Les militants qui boitent ce coin-là le savent, Vignacourt, comme son nom ne l’indique pas, c’est très très très long… On remonte donc ce cimetière avec Isabelle, notre présidente, et François, notre député. Et c’est physique, car le coussin de fleurs rouges et vertes avec le ruban bleu blanc rouge, que je porte à bout de bras, il pèse son poids !
Laurent s’est suicidé il y a une semaine, c’est Sandrine qui nous a prévenus. Laurent, c’est le fils de Roberto, un camarade du Val de Nièvre, fidèle de chez fidèle, prêt à tout pour aider François et Picardie debout !, boitage, manifs, réunions, porte-à-porte, collage…

Mais ce qui nous frappe, depuis une semaine, depuis le suicide, c’est à quel point, chez les pauvres, même le deuil est compliqué : « C’est terrible, terrible… Et on ne sait pas comment on va payer… » C’étaient les coups de fil à Roberto. « Heureusement, il y a déjà le caveau de sa mère, il est déjà construit… Mais il reste le cercueil… On a regardé les prix, pour toute la cérémonie, c’est entre 3 000 et 5 000 €… » Quoi de plus horrible que de perdre son enfant, son seul enfant, en plus ? Mais voilà que, même là, la misère vous colle à la peau. Même là, on n’est pas tranquille avec sa tristesse, son effroi. Même là, l’argent, les soucis d’argent, envahissent tout, l’esprit, les sentiments. Et comme si le malheur ne suffisait pas, il faut courir après l’assistante sociale, les élus de la commune, les avances du CCAS, après les amis aussi, qui lancent une cagnotte, après les pompes funèbres, et négocier avec elles, le paiement, les avances, les échéances… On s’est débrouillés, nous, la solidarité a fonctionné. Mais combien de familles pour qui les dettes s’ajoutent à la perte ?
Laurent, on le croisait, des soirs, dans les pas de son père, aux réunions de Picardie debout ! Discret, en retrait, avec une flammèche dans les yeux. On ne savait rien de lui. Depuis, on a découvert son drame. Avec sa mère, ils allaient au casino, comme des fous, espérant que le bandit manchot les sorte de la galère. Et un soir, il y a environ deux ans je crois, ils ont joué leur va-tout : soit ils gagnent, et vive la vie, soit ils perdent, et se suicident ensemble. Ils ont perdu. Elle s’est tuée, lui s’est raté, et a survécu. Jusqu’à la semaine dernière, donc.
Pour ses obsèques, sous la flotte, en plein confinement, avec guère d’amis, on redoute une cérémonie pathétique. Je dépose notre coussin de trente kilos parmi les corbeilles de fleurs. Il y en a pas mal, et des gens aussi finalement. Sous la tonnelle, le cercueil de Laurent est recouvert d’un gilet jaune. Et surtout, Roberto y tient beaucoup, on sort les drapeaux Picardie debout !
Au début, ça fait tout drôle.
On est timides, avec nos fanions.
Ça fait un peu récupération.
Mais c’est le papa qui l’exige et, après réflexion, avec le gilet jaune, avec cette affluence, finalement, ça donne un côté touchant à cet enterrement, ça assure un rite, un décorum, une appartenance, sans l’église…

Lors de l’hommage, Roberto ne dira rien. Le croque-mort retrace la vie de Laurent, en un texte sans doute écrit avec son père : « Adolescent, avec tes amis et quelques centimes, tu jouais des soirées entières aux cartes et au pot. Tu partageais des balades en booster, toujours les mains dans le cambouis à essayer de le faire rouler plus vite ou vrombir plus fort… Avec ton père Roberto, vous avez partagé ensemble des passions et des loisirs, du ball-trap ; de la pêche à la truite, à la carpe, une lutte au détour d’un rond-point, le gilet jaune sur le dos…
Tu as grandi, tu t’es perdu, tu n’as malheureusement jamais trouvé le chemin qui te mènerait vers le bonheur. Même la venue de Jérémy, ton petit garçon, n’y a rien fait, tes démons t’ont toujours rattrapé.
Ta mère s’est battue pour toi, elle a toujours été la première à te lancer une bouée de sauvetage, tu l’as souvent rattrapée de justesse mais quand elle est partie, le bateau a lentement sombré.
La seule chose qu’on ne pourra pas t’enlever, ce sont tes convictions et tes choix. Et tu as choisi, il y a quelques jours, de la retrouver.
Alors, nous te laissons partir, en espérant que vous vous retrouviez, ensemble dans la paix. »

La scène, un peu irréelle, nous émeut, alors je me retrouve à prendre des photos.
Je ne suis pas certain d’en être fier, de ces clichés.
Mais je suis fier d’avoir été là, ce matin pluvieux à Vignacourt.

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