L’occasion fait le larron

Balades en forêt, jogging sur les quais, ouverture des cafés, sorties au ciné… Depuis un an, le Président décide de tout et tout seul, dans une démocratie en berne. Y a un plan ? C’est voulu ?

Publié le 15 février 2021

« Mais est-ce que c’est voulu ?
Est-ce qu’ils le font exprès ? Ou bien, est-ce que, justement parce qu’ils n’ont pas de plan, ils gèrent ça en urgence ? »

On bavardait à l’appart’, avec Loïc, entre le nan fromage et le biryani aux champignons.
Je radotais, en fait.
Tellement tout ça me stupéfie, me terrifie.

Je veux dire, Castex qui débarque en conférence de presse, et qui l’annonce tranquille derrière son pupitre : samedi, ce sera « couvre-feu généralisé ». Et « ravancé à 18 heures. » Après ça, il rentre pépère dans son bureau à Matignon, comme si de rien n’était. Comme une banalité.
Avec mes mômes, je regarde des films qui se déroulent durant la Seconde guerre mondiale, La Traversée de Paris, Le Jour le plus long, Un Sac de billes, eh bien, durant l’Occupation, le couvre-feu, j’ai vérifié, c’était 20 heures. Idem durant la Guerre d’Algérie, 20 heures. Pendant les révoltes de 2005, 22 heures. Jamais, donc, jamais la France n’a connu de couvre-feu aussi tôt, jamais dans notre histoire. Et pourtant, comment fut-il décrété ? Sans même une discussion, un vote à l’Assemblée ! Sans aucun échange, nulle part, avec les citoyens. Et après, en préfecture, ou dans les médias, j’en entends parler comme d’une « mesure complémentaire ». Joli euphémisme ! Comme si c’était anodin !

Tout est à l’avenant, pour les étudiants,
les soignants, les commerçants, les restaurants. Sans compter ces week-ends où l’on nous balade,« reconfinement imminent », et finalement non, et peut-être que oui, et Macron réfléchit… Jamais, jamais autant que depuis un an, je n’ai éprouvé la puissance de la Ve République. Jusque dans nos vies privées, désormais.
Mon fils fait du hand. Ou plutôt, depuis un an, il n’en fait plus. Quand j’ai entendu, de la bouche élyséenne, que « les activités sportives pourront reprendre pour les jeunes », je me suis dit : « Enfin ! » Mais non, fausse joie : il s’agissait seulement des activités en extérieur. Et encore, pas vraiment, m’a expliqué l’animateur d’un club de foot : « ça doit se faire en distanciel, donc les gamins peuvent faire des parcours ballon au pied, mais pas de match, pas de dribble ! Comme règle, c’est plus adapté au tennis ou au golf… »
Ma fille fait de la guitare par Zoom, dans sa chambre, devant l’écran. Un lundi soir, cet hiver, on a retrouvé sa prof à la salle de l’Harmonie Saint-Pierre : ça redevenait, semble-t-il, autorisé. Mais la semaine suivante, c’était à nouveau par Zoom, dans la chambre, couvre-feu oblige…

L’hyper-président, sous la Ve, on connaissait. Qui redécoupe les régions en une nuit. Qui se fait élire sur « mon ennemi, c’est la finance », puis qui offre au Medef le CICE, le Pacte de stabilité. Qui supprime l’Impôt de solidarité sur la fortune. Qui signe des traités à l’étranger, et nous condamne à ouvrir nos ports au textile chinois, à réduire les déficits, à privatiser les services publics, etc. ça a des conséquences, ces décisions, sur nos emplois, nos trains, nos hôpitaux, nos salaires, nos impôts… et donc sur nos vies. Mais ça restait différé, indirect.
Aujourd’hui, c’est immédiat. Et très direct.
Voilà le chef de l’état qui, du jour au lendemain, interdit ou permet les balades en forêt, la chasse, la pêche, le jogging sur les quais, l’ouverture des cafés, les sorties au ciné, le ski à la montagne, l’achat de luminaires, l’ouverture des commerces, le tri de « l’essentiel », le réveillon de Noël, la fête de Nouvel An, les clubs de tarot, d’aquarelle, de gymnastique, de futsal, de yoga, tout, tout, tout, passe entre ses mains, tout tout tout, dépend des lèvres du souverain : va-t-il parler mercredi ? Et que va-t-il décider ?

Notre docilité, quand même, la docilité des Français, m’étonne, m’inquiète. Si on compare : partie du gasoil, la crise sociale, fiscale, des Gilets jaunes, a vite débouché sur une crise démocratique. Là, avec le Covid, ça tarde. Sans doute que le virus resserre les rangs. Rien ne prend vraiment. La contestation, marginale, se concentre sur les mesures elles-mêmes : contre les masques, ou contre les vaccins. Pour l’ouverture des facs, ou des restaurants. Mais pas sur les pleins-pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Pas sur une gestion moins policière, moins autoritaire. Pas sur des instances où faire entendre nos voix, nos choix.
Au nom de la santé, une dictature s’est installée. Temporaire, je l’espère.

C’est entre deux bouchées de bobun, et au terme de ce monologue (notablement gonflé pour vous), que Loïc m’a sondé : « Plan ou pas plan ? Voulu ou pas voulu ? »
Avait-il lu l’entretien de Macron dans L’Express ? Non. Je versais la pièce, surlignée, au dossier : « Le problème clef, pour moi, c’est l’écrasement des hiérarchies. » C’est le président qui se plaint ainsi ! Qui ose se plaindre ! Car il tient nos vies entre ses mains, décide de la distance qui doit nous séparer, de nos heures de sortie et de rentrée, et il ose encore dénoncer – je le cite toujours – une « société qui s’horizontalise », un « nivellement complet », une « crise de l’autorité ». Mais que voudrait-il encore ? Et pas un journaliste, pas un commentateur, pas un éditorialiste pour le relever, pour le critiquer : Macron qui décide de tout pour nous, tout le temps, et qui trouve encore ça insuffisant !
Mais il veut quoi de plus ?

Ça répondait à Loïc, je trouvais.
Cette interview révélait son inconscient. Evidemment, aucun dirigeant, pour l’instant, ne va établir un « plan », conscient, pour se débarrasser de la démocratie. ça ne se dit pas, pas encore. Ils ne se le disent même pas à eux-mêmes. C’est inconscient, et ce mécanisme s’avère d’autant plus efficace qu’il est inconscient, souterrain, caché. Simplement, ils ont des dispositions pour, qu’il suffit d’activer. L’occasion fait le larron.
Avec le tout-numérique, l’occasion fait le larron.
Avec la démocratie en berne, l’occasion fait le larron.
Ils étaient prêts, ils profitent de la fenêtre d’opportunité.
Marc Bloch écrivait (en gros, car j’ai perdu la citation, si un lecteur peut me la retrouver) : « à chaque régime, il faut un personnel politique, administratif, qui lui correspond. à une monarchie, un personnel monarchiste. à une République, un personnel républicain. » Nous avons, en théorie, une démocratie, mais sans un personnel démocrate, pas un qui prenne au sérieux l’article 2 de notre Constitution : « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », tous, au contraire, à vouloir éloigner le peuple.

« As-tu lu La Société ingouvernable, de Grégoire Chamayou ?
— Non.
— Ah mais c’est indispensable, je trouve, pour comprendre le moment présent… »

Je vois qu’il me manque de la place.
Je m’en vais donc vous résumer ce bouquin à la page d’après…

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