« Mettre la démocratie de côté »

La gestion autoritaire de la crise du Covid ne relève pas – je crois – du hasard : elle s’inscrit dans une histoire. Elle n’est pas le fruit d’une fatalité, mais d’une volonté. Je résume, pille, ici, l’ouvrage de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, sur la généalogie du « libéralisme autoritaire ». En remontant à l’Amérique des années 1970, et même à l’Allemagne des années 1930, il offre des clés de compréhension du présent.

Publié le 15 février 2021

« Ils n’ont pas l’air d’avoir peur »

En 1970, un reporter du Wall Street Journal visite une usine. Sur la chaîne, il voit des cheveux longs, des barbes, et aussi, parfois, épinglé à un tee-shirt, un signe de la paix. Et puis surtout, « des visages jeunes, des yeux pleins de curiosité, des yeux qui ont vu la contestation se répandre dans le pays ». Il scrute ces regards qui le surprennent et conclut : « Ils n’ont pas l’air d’avoir peur. »
Et c’était, pour le patronat, un problème.
Dans l’industrie automobile américaine, le turn-over est énorme : plus de la moitié des travailleurs non qualifiés quittent leur poste avant la fin de la première année. Certains, tellement rebutés, disparaissent dans la nature dès les premières semaines sans « même prendre la peine de revenir chercher à l’usine, rapportent avec stupéfaction les managers, la paie correspondant au temps qu’ils y ont travaillé ».

À General Motors, 5 % des travailleurs s’absentent quotidiennement sans réelle justification. Le lundi et le vendredi, ce taux est multiplié par deux. L’été, il peut atteindre les 20 %. « À quoi ressemble un lundi d’été à l’usine ? » demande t on à un ouvrier de l’automobile. « Je ne sais pas, je n’y suis jamais allé un lundi. » « Comment se fait-il que vous ne veniez travailler que quatre jours par semaine ? » interroge t on un autre. « Parce que si je ne venais travailler que trois jours, je ne gagnerais pas assez pour vivre. » Mais que voulez-vous au juste ? « Avoir une chance de me servir de mon cerveau », répond un troisième.
Et le New York Times d’avertir, en 1970 toujours : « La jeune génération, qui a déjà ébranlé les campus, montre aussi des signes d’agitation dans les usines de l’Amérique industrielle. Les jeunes travailleurs sont nombreux à exiger des changements immédiats. »
Pourquoi cette intrépidité ? Les « dures réalités économiques de la période antérieure » se sont gommées, le souvenir de la crise de 1929, « cela a pris longtemps – deux générations – avant que la motivation par la peur économique ne s’estompe. »

C’était vrai dans l’usine, et en dehors.
C’était vrai aux états-Unis, et également en France, dans tous les pays d’Occident : « On s’engueulait avec le patron dans une boîte, me racontait un ex-Goodyear. À Amiens, du boulot, on traversait la rue, on en trouvait en face. »

« Le business devrait se battre comme s’il était en guerre »

Comment restaurer la discipline ?
Sur l’objectif, les élites s’accordent. Mais sur la solution, elles se divisent.
Il y a les doux, qui prônent une « révolution managériale » : « Depuis presque deux siècles, écrit en 1977 un professeur de la Harvard Business School, les Américains se sont vu reconnaître la liberté de la presse, le droit de libre expression et de rassemblement, le droit à des procédures judiciaires en bonne et due forme, le droit à la vie privée, à la liberté de conscience. Mais dans les entreprises, ils ont été privés de la plupart de ces libertés civiles là. à partir du moment où un citoyen américain passe la porte de l’usine ou du bureau, de 9 h à 17 h, il est à peu près sans droits. »
Et en face, les durs : « Plutôt que de lutter pour sa survie en effectuant une série de retraites stratégiques et en prenant la pose de l’homme d’état industriel, conseille l’économiste Theodore Levitt, le business devrait se battre comme s’il était en guerre. Et, comme toute bonne guerre, celle-ci doit être menée hardiment, vaillamment, et, par-dessus tout, non moralement. »
D’autant que l’entreprise est attaquée sur d’autres fronts : un mouvement « anti corporate » se développe durant la guerre du Vietnam, avec des manifestations devant les industries d’armement, avec des assemblées générales d’actionnaires envahies… Les firmes pétrolières, ou chimiques, sont dénoncées par des ONG pour leurs dégâts sur l’environnement, pour leurs comportements dans les pays du Sud… Alors, dans les années 1970, une vague de publicités vantent leur « responsabilité sociale », chez Texaco, chez le chimiste Dupont, ou chez son concurrent, le groupe Union Carbide, bientôt célèbre pour la catastrophe de Bhopal et ses milliers de victimes, annonce sa « révolution verte » : « Aujourd’hui, ce que nous faisons va toucher votre vie »

« Ces spots télévisés me soulèvent l’estomac »

L’ultra-libéral Milton Friedman proteste, en 1972 : « Peu de choses me soulèvent davantage l’estomac que de regarder ces spots télévisés, en particulier ceux de certaines compagnies pétrolières qui voudraient nous faire croire que leur seule raison d’être est la préservation de l’environnement. » Pourquoi, ce haut le cœur ? Sa nausée, c’est que les entreprises n’osent plus, comme si elles en avaient honte, assumer publiquement le mobile qui les anime : faire un maximum de profits. Qu’elles enrobent ça dans des formules de baba-cool. Certes, admet Friedman, « étant donné le climat aujourd’hui dans l’opinion, l’aversion généralisée pour le “capitalisme”, les “profits”, “l’entreprise sans âme”, etc. », mieux vaut avancer masqué. « Je ne peux pas blâmer les dirigeants d’entreprises de débiter de pareilles inepties. En fait, je les blâmerais s’ils ne le faisaient pas. Compte tenu de l’état d’esprit du public en général, prétendre être socialement responsable est une façon pour l’entreprise d’accroître ses profits. » Mais attention ! Qu’ils ne se mettent pas à y croire ! Qu’ils ne troquent pas, en leur for intérieur, l’authentique esprit du capitalisme contre cette « logorrhée responsable » ! « Ont-ils d’autres responsabilités que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires ? Ma réponse est que non, ils n’en ont pas d’autres. » Et un autre danger guette : à force de le répéter, les citoyens ne vont-ils pas « exiger que le business agisse conformément à la nouvelle éthique d’entreprise, formulée non seulement par des réformateurs, mais par les chefs d’entreprises eux-mêmes ? » Pourra-t-on continuer longtemps à défendre le capitalisme par des valeurs non-apitalistes ?
L’heure de la contre-offensive allait sonner.

« Modérer la démocratie »

« Crisis of democracy. » C’est un rapport que je cite souvent, publié en 1975, de la Commission trilatérale, qui réunit les élites dirigeantes japonaise, américaine, européenne.
Crise de la démocratie, donc. Ou plutôt, « Crise de démocratie ». Parce que le problème, d’après son auteur, Samuel Huntington, c’est qu’on a trop de démocratie. Historiquement, rappelait il, les démocraties ont toujours « comporté une population marginale plus ou moins nombreuse qui ne prenait pas activement part à la politique ». Les esclaves, les étrangers, les femmes, les pauvres, les Noirs, selon les lieux et les époques. Bien qu’« intrinsèquement antidémocratique », concédait-il, ces exclusions avaient « permis à la démocratie de fonctionner efficacement ». Mais voilà que ces « groupes sociaux marginaux » se sont organisés : « Les différences de statut se sont estompées. Chaque groupe a affirmé son droit de participer à égalité, voire plus qu’à égalité, aux décisions qui l’affectent. » Bref, un « déferlement démocratique », non pas positif mais, au contraire, source de « problèmes pour la gouvernabilité de la démocratie dans les années 1970. » Le risque est de « surcharger le système politique avec des revendications qui étendent ses fonctions et sapent son autorité ».

Contre ce péril, quels secours ? Certains prétendent que « le seul remède aux maux de la démocratie est davantage de démocratie », mais cela reviendrait à « jeter de l’huile sur le feu ». à la place, le penseur indique une voie : « Ce qui est nécessaire est un degré plus grand de modération dans la démocratie. Le bon fonctionnement d’un système politique démocratique requiert habituellement une certaine mesure d’apathie et de non engagement d’une partie des individus et des groupes. » Et de prévoir : « Les tensions susceptibles de prévaloir dans une société postindustrielle exigeront probablement un modèle de prise de décision gouvernementale plus autoritaire et plus efficace. »
Comme le note un critique à l’époque, « le ton inhabituellement cru du rapport violait un tabou de la société américaine : aussi grande que soit votre haine de la démocratie, il ne faut jamais en enfreindre la rhétorique en public ». Toujours est-il que des « intellectuels occidentaux débattent désormais le plus sérieusement du monde d’hypothèses qui étaient encore, il y a peu, réservées à quelques franges délirantes. »

« Je préfère un dictateur libéral »

« Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme. » Friedrich Hayek, le pape du néolibéralisme, est déjà venu au Chili. Sur place, ses disciples, les « Chicago Boys », appliquent ses recettes, privatisent tout, réforment le pays à tout-va. Il a même, personnellement, écrit une constitution pour Pinochet, justifiant l’état d’exception. En 1981, voilà qu’il revient à Santiago – un pays doté d’une police secrète, de camps de détention, où les syndicats sont interdits. Et qu’il donne un entretien au Mercurio : « La liberté personnelle est beaucoup plus grande que sous Allende », estime-t-il. Mais quelle « liberté personnelle » quand, comme le décrivait Amnesty, « la torture est une pratique courante », « les détentions arbitraires », les « exécutions », les « disparitions de détenus politiques »
C’est que, pour lui, « la liberté économique » doit primer. Et il approuve Margaret Thatcher lorsqu’elle déclare, plus tard : « Le libre choix doit s’exercer sur le marché plutôt que dans les urnes. »
Dès lors, si elle ne respecte pas le marché, une démocratie pourra être dénoncée comme « totalitaire ». Et à l’inverse, une dictature pourra être vantée comme libérale.
Le libéralisme autoritaire est inventé.

« Autoritaire, avec qui l’état le sera-t-il ? »

Il n’est pas inventé, en fait.
Hayek a puisé chez un penseur allemand, puissant, des années 1930, que lui, Autrichien, connaissait bien : Carl Schmitt. Le 23 novembre 1932, en pleine ascension de Hitler, et pour rallier le patronat au nazisme, le philosophe prononce une conférence devant le Medef berlinois : « État fort et économie saine. » Lui prône une politique « autoritaire-totale », avec des « moyens de puissance inouïs », pour en finir avec « l’émergence de forces subversives ». Et à côté de ça que s’épanouisse, à nouveau, « une économie libre ».
Mais cet « État fort », pointe son opposant, le juriste Heller, envers qui sera-t-il « autoritaire » ? Avec qui ne le sera-t-il pas ? « Dès qu’il est question d’économie, en effet, l’État “autoritaire” renonce à son autorité. Ses porte parole ne connaissent plus qu’un seul slogan : liberté de l’économie par rapport à l’État ! » C’est un État fort avec les faibles, faible avec les forts, fort « contre les revendications démocratiques de redistribution », mais « faible dans sa relation au marché ». Ce mot d’ordre n’implique assurément pas que l’état pratique l’abstinence pour ce qui est de la politique de subventions accordées aux grandes banques, aux grandes entreprises industrielles et aux grandes exploitations agricoles, mais bien plutôt qu’il procède au démantèlement autoritaire de la politique sociale.

« Mettre la démocratie de côté »

Cette voie, « libérale-autoritaire », est abandonnée après la chute d’Hitler, avec le keynésianimse triomphant, le socialisme montant, l’état-Providence partout en Occident. Mais ce projet lui-même s’use, dans les années 1970, et Hayek reprend alors, en conscience, en l’affirmant, le flambeau de Carl Schmitt, et avec lui tous les Chicago Boys, Friedman and co. La place me manque, ici, pour recenser toutes les citations, pour identifier tous les chaînons qui nous mènent à aujourd’hui.
C’est Alain Madelin, ex-ministre libéral, qui avec Maastricht voit dans l’Europe « une assurance-vie contre toute expérience socialiste ».
C’est Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, qui recommande un nouveau traité européen, mais puisque « les peuples ne valideront jamais un tel traité, un putsch légitime est nécessaire ».
C’est James Lovelock, scientifique influent, qui nous avise : « Face à la crise écologique, il peut être nécessaire de mettre la démocratie de côté pour un moment. »
C’est Georges Steiner, essayiste, qui esquisse la suite : « Il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral. Ce n’est pas un oxymore. Il reviendra peutêtre à des despotismes technologiques d’affronter les grandes crises qui dépassent les systèmes libéraux traditionnels. »

Voilà le climat du moment.
Voilà la tradition dont Emmanuel Macron est l’héritier, lorsqu’il s’en prend à « Jojo avec un gilet jaune » qui, durant un hiver sur les ronds points, « a le même statut qu’un ministre ou un député ! » Lorsqu’il déplore, dernièrement, « l’écrasement des hiérarchies », une « société qui s’horizontalise », une « crise de l’autorité » – il recycle Huntington sans le savoir. Lorsque, comme un réflexe, il applique à la crise sanitaire le « libéralisme autoritaire », mettant la démocratie de côté. Lorsqu’il se montre fort avec les citoyens : confinement, couvre-feu, amendes, interdits, « nous sommes en guerre », mais si faible avec l’économie : « libre » elle, libre de ses dividendes, libre de ses bénéfices, et pour les vaccins, ni réquisition ni licence d’office.

C’est la force d’une idéologie : à force d’être répétée, elle se respire avec l’air du temps. Elle s’applique comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans le savoir. Et notre Monsieur Jourdain de l’Élysée l’applique avec force, cette politique libérale-autoritaire.


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