Depuis cinq années, Jacques Darras – poète reconnu, prix Apollinaire, prix de l’Académie, etc. – consacre chaque automne une conférence à la littérature picarde, siècle après siècle. C’est chaque fois un moment de savoir et d’émotion. De résistance, aussi, par la Culture, alors que François Hollande et les siens ont, en une nuit, par un petit calcul électoral, dissout notre région millénaire dans les « Hauts-de-France »…
Cette histoire, Jacques Darras la reprend dans une somme, « Tout Picard que j’étais », et à sa lecture, je m’en suis senti un héritier.
Qu’on écoute Conon de Béthune, d’abord, à la fin du XIIe siècle : Il raconte quoi ? Je traduis un peu : il est passé à un « tribunal de lyrique amoureuse », et les nobles, dont le fils du roi, Philippe Auguste, se sont foutus de lui, de son accent, et ça, en plus, devant la Comtesse, pour qui il en pince un peu. Alors maintenant, franchement, ça le dégoûte de chanter, il n’a plus le cœur à ça. C’est une scène qui, à mon avis, fonde l’identité picarde, un truc que j’ai souvent ressenti, que je ressens encore : se sentir plouc, devant les bourgeois de Paris et d’ailleurs, comme si de la boue vous collait encore aux bottes, lourdaud, péquenot, et du coup, le retourner en fierté : allez vous faire foutre, avec vos belles manières ! Jusqu’à, quasiment, entrer en guerre. C’est une révolte que portent ces poèmes, les menaces aux riches d’Hélinand de Froidmont, ou de Jean Molinet, de Desvres, dans La Ressource du petit peuple : « Princes puissants, qui trésors affinez Ah, vous les puissants qui accumulez les richesses, vous qui faites des grands discours, et vous voudriez qu’on chante vos louanges? Mais vous êtes bons à quoi ? Seulement à ruiner le peuple, à le torturer. Vous vous prenez pour qui ? « Êtes-vous dieux, êtes-vous demi-dieux, Eh non, vous êtes juste des hommes ! « Battez, tonnez, combattez, bastonnez Les seigneurs abusent, ils traînent les paysans dans la misère, mais heureusement, la Mort est là ! La Mort qui n’épargne pas les nantis, la Mort qui vient venger les malheureux ! Malgré tous vos “exploits”, la Mort va vous rattraper, vous serez dévorés par les asticots… La Picardie, c’est la terre des jacqueries, notamment la Grande, celle de 1358, avec Guillaume Carle à sa tête, qui embrase tout le bassin parisien, qui mène la guerre aux châteaux, qui faillit renverser l’ordre médiéval, qui sera écrasée dans un bain de sang… Bien sûr, comment ne pas entendre un écho de ces mutineries dans ces poèmes ? Comment ne pas entendre, aussi, l’annonce de la grande Révolution, avec ma région qui offrit son quota de meneurs ? Condorcet, le champion de l’éducation. Le lanceur d’alerte Camille Desmoulins, les têtes pensantes de la Montagne, Saint-Just et Robespierre. Et bien sûr, Gracchus Babeuf, que Jean Jaurès surnommait « le premier émancipateur du prolétariat ». Cité dans l’ouvrage, voici le programme que rédigeait Babeuf en 1787 : « Que l’on établisse une caisse nationale pour la subsistance des pauvres. Que l’on salarie sur les fonds publics les Médecins, apothicaires et chirurgiens pour qu’ils puissent administrer gratis leur secours. Qu’il soit fait un plan d’éducation nationale dont tous les citoyens puissent profiter. Que les Magistrats soient aussi salariés par les services publics, pour qu’ils puissent rendre la justice publique. » Quel prophète, non ? Quel visionnaire ! Pour imposer ces idées, il monte à Paris juste après le 14 juillet, et dans une lettre à sa femme, déplore la cruauté de cette foule : Oh ! que cette joie me faisait mal ! J’étais tout à la fois satisfait et mécontent ; je disais tant mieux et tant pis. Je comprends que le peuple se fasse justice, j’approuve cette justice lorsqu’elle est satisfaite par l’anéantissement des coupables, mais pourrait-elle aujourd’hui n’être pas cruelle ? Les supplices de tous genres, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, le fouet, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares, parce qu’ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé, car tout cela, ma pauvre femme, aura, à ce qu’il paraît, des suites terribles ; nous ne sommes qu’au début. De retour en Picardie, comme l’écrit Jacques Darras, « il parcourt la province en agitateur, se nommant lui-même “le Marat de la Picardie”. » En juillet 1790, il assiste à la Fête de la Fédération, d’où il envoie cette lettre à son fils Robert, âgé de cinq ans, qu’il ne devait pas voir souvent : Bonjour gueux, mon coquinot, mon petit homme, mon ami, mon cousin, mon camarade. J’aurais bien voulu que tu eusses pu venir à Paris avec moi, va, mais il y a trop loin, vois-tu ; il y a trop loin pour toi, à cause que tu es encore un peu petit. Tu aurais vu tous les Messieurs avec de belles cocardes, mais il y a trop loin pour toi ; je t’en rapporterai une, tiens : une belle vois-tu ; ah, oui, une bien belle. Et puis je te rapporterai encore toutes les autres choses que je t’ai promis, si je gagne assez d’argent, vois-tu. J’en ai déjà gagné un peu, quatre, cinq écus de six francs que j’envoye à ta Maman pour acheter du pain pour vous tous. Si j’en gagne encore je t’achèterai tout plein de choses . Ah, je voudrais bien que tu visses toutes les cocardes ; il y en a bien tout plein beaucoup, va. Mais, il y a trop loin, vois-tu. Quand tu seras grand, tiens, tu iras à Paris avec moi. Adieu, gueux de coquinot, celui que j’aime. Babeuf crée ensuite Le Correspondant picard, puis Le Tribun du peuple, qu’il rédige presque seul. Alors que Robespierre est tombé, lui ne baisse pas les bras, et sa « doctrine » proclame : « La révolution n’est pas finie parce que les riches absorbent tous les biens, tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves. » Il mènera « la Conjuration des égaux », sera arrêté, et bien sûr condamné à mort. À la veille de mourir, il conclut dans une lettre : « Bonsoir mes amis, je suis prêt à m’envelopper dans la nuit éternelle. » *** Voilà le volet colère du populaire picard. Et à ce propos, Gresset : la fameuse histoire de Vert-Vert, un perroquet élevé dans un couvent à Nevers. C’est une merveille, il parle si bien que sa réputation parvient aux nonnes de Nantes, qui désirent le voir, l’entendre. On l’envoie donc par bateau, sur la Loire. Mais voilà que, sur le trajet, le perroquet se retrouve au milieu des soldats, avec leur « langue de gargote »… Le voilà qui arrive à Nantes : On quitte tout, on court, on a des ailes Jean-Joseph Vadé, au XVIIIe siècle toujours, en fait sa marque de fabrique : introduire la langue du peuple dans les belles lettres, la langue des « poissardes », des poissonniers et poissonnières. Le poète veut acheter des fleurs pour sa belle, mais redoute la faconde des marchandes – et pour dire ces vers, comme le signale Jacques Darras, il faudrait la voix d’Arletty : « Quoi, je ne pourrai pas vous donner un Bouquet Le voilà qui s’approche, malgré ses craintes : « Je voudrais, ai-je dit, la fleur la plus nouvelle Mais à peine acheté, il découvre que les fleurs n’ont pas de tige. « Mais votre bouquet est fiché il n’a point de queue… Bien sûr, je m’identifie un peu. Pourquoi ? Qu’est-ce que j’essaie de faire, à l’Assemblée, ou même ailleurs, dans nos films, dans mes livres ? De rendre la parole au peuple, aux femmes de ménage, aux auxiliaires de vie sociale, aux Gilets jaunes des ronds points, d’amener leurs mots là où ils ne devraient pas être, à la tribune de l’Hémicycle, sur grand écran, dans des essais. Alors oui, je me sens un héritier de Vadé, de Gresset, de Jehan Rictus, aussi, qui récite à Montmartre, fin XIXe : Merde v’là l’hiver et ses dur’tés, V’là le temps où, jusqu’en Hanovre, En v’là l’temps ousque dans la presse Les jornaux, mêm’ ceuss qu’a d’la guigne, C’est qui va s’en évader des larmes !
« Moult me convie l’Amour à être en joie,
Alors que chanter je n’ai plus aise ;
J’ai trop violent désir pour que m’apaise,
C’est pourquoi j’ai mis mon chant en arrêt ;
Parce qu’ont blâmé mon langage les Français
Et mes chansons devant les Champenois,
Et devant la Comtesse, dont plus me pèse.
La Reine ne s’est pas montrée si courtoise
Me reprenant, elle et son fils le Roi.
Bien que ma langue ne soit pas toute française
Pourtant peut-on bien l’entendre en français ;
Ils ne sont ni éduqués ni courtois. »
Et ne finez de forger grands discours,
Qui dominez, qui le peuple aminez,
Qui ruminez, qui gens persécutez,
Et tourmentez les âmes et les corps,
Tous vos recours sont de piteux ahors,
Vous êtes hors d’excellence boutés :
Pauvres gens sont à tous lieux rebutés. »
Argus plein d’yeux, ou anges incarnés ?
Vous êtes faits, et nobles et gentieux,
D’humains outils, en ces terrestres lieux,
Non pas ès cieux, mais tous de mère nés. »
Et hutinez, jusques aux têtes fendre :
Contre la mort nul ne se peut défendre.
Tirez canons, faites grands espourris :
Dedans cent ans vous serez tous pourris. »
Tu peux faire lire ce détail ; à présent la Nation est libre et chacun dit par écrit ce qu’il veut.
Qui se mêle, dans l’ouvrage, dans la vie, à un autre : le comique. Le comique du formidable Adam de la Halle, dit le Bossu d’Arras, qui au XIIIe siècle, sur la place du Marché, invente le One Man Show, Jamel Debbouze avec sept siècles d’avance, jouant son père, le médecin, les bourgeois de la ville. Le comique de Jean Bodel, qui imagine les pieds niquelés au temps des Croisés. Le comique, léger, des fables de La Fontaine, ou le comique plus salace de ses contes érotiques.
« C’est lui ma sœur, il est au grand parloir ! »
On vole en foule, on grille de le voir.
[…] Mon gars répond avec un ton faquin :
« Par la corbleu ! Que les nonnes sont folles ! »
L’histoire dit qu’il avait en chemin
D’un de la troupe entendu ces paroles.
A ce début, la sœur Saint-Augustin
D’un air sucré voulut le faire taire
Et lui disant : « Fi donc mon très cher frère ! »
Le très cher frère indocile et mutin
Vous la rima très richement en « tain ».
« Vive Jésus ? Il est sorcier ma mère !
Reprend la sœur. Juste Dieu ! Quel coquin !
Quoi ! C’est donc là ce perroquet divin ! »
Ici Vert-Vert, en vrai gibier de Grève
L’apostropha d’un « la peste te crève ! »
Sans risquer quelques invectives
Sans essuyer de ces femmes rétives
Tout ce que leur maudit caquet
Va recueillir dans les archives
Des Ports, des Halles, du Guichet ? »
— Prenez s’t’orange-là, gni’en a pas dans le marché
D’plus mieux.
— Combien ?
— Vingt sols en conscience. »
— Allez gonze !
S’il est fiché, vous, vous êtes fichu
Chien d’Aumônier du Cheval de Bronze
Bel ange à double pied fourchu
Demandez-moi quoi qui m’demande
Avec son visage sans viande
N’avez-vous pas acheté ?
Voyons, parlez… »
V’là l’moment de n’pus s’mettre à poils :
V’là que ceuss’ qui tienn’nt la queue d’la pôele
Dans le Midi vont se carapater !
Et d’Gibraltar au cap Gris-Nez,
Les Borgeois, l’soir, vont plaind’ les Pauvres
Au coin du feu… après l’dîner !
Entre un ou deux lanc’ments d’putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotins.
A côté d’articles festoyants
Vont être pleins d’appels larmoyants,
Pleins de sanglots, à trois sous la ligne !
C’est qui va en couler de la piquié !
Plaind’ les Pauvr’s c’est comme vendr’ ses charmes.
C’est un vrai commerce, un méquier !
Pour finir en beauté, dans cette anthologie, j’ai découvert Marceline Desbordes-Valmore. Une poétesse, féministe, du XIXe : « Ne confiez jamais le soin de votre existence à un homme, quelque amour qu’il vous témoigne ; soyez indépendante, et ne comptez que sur vos talents pour préparer votre avenir. » Venue du peuple, d’une mère fileuse, ayant connu la misère, grimpant sur les planches à douze ans, elle aussi met du peuple dans ses vers, pour mieux les faire chanter. Quelle déclaration d’amour, ici, à sa fille !
T’es ma fille ! T’es ma poule !
T’es le petit cœur qui roule
Tout alentour de mon cœur !
T’es le petit Jésus d’ta mère !
Tiens ! n’y a pas d’souffrance amère
Que ma fille n’en soit l’vainqueur.
N’y a pas à dire, faut qu’tu manges
Quoiq’tu vienn’ d’avec les anges,
Faut manger pour bien grandir.
Mon enfant ! J’t’aime tant qu’ ça m’ lasse,
C’est comme une cord’ qui m’enlace,
Qu’ça finit par m’étourdir.
Qué qu’ ça m’ fait si m’manque quéqu’ chose
Quand j’ vois ton p’tit nez tout rose,
Tes dents blanches comme des jasmins ?
J’prends tes yeux pour mes étoiles,
Et quand j’te sors de tes toiles,
J’tiens le bon Dieu dans mes deux mains !
T’es ma fille ! T’es ma poule !
T’es le petit cœur qui roule
Tout alentour de mon cœur !
T’es le petit Jésus d’ta mère !
Tiens ! n’y a pas d’souffrance amère
Que ma fille n’en soit l’vainqueur !
Quelle beauté, non, dans cette simplicité ?
Bref, c’est le genre de bouquins qui vous attache à votre coin. Qui, pour ma part, vous font chercher des aïeux, une lignée. Qui, enfin, face au mépris de Paris, des arrogants, des installés, ravive une fierté.