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« On les voit de plus de plus… »
C’est Patrice Blanc, le président des Restos du Cœur, qui témoigne à la radio : « Une image qui m’a bouleversé, c’est de les voir, ces jeunes, arriver chez nous avec leur tenue d’Uber Eats. C’est‑à‑dire qu’eux‑mêmes apportent à manger, mais ils n’ont pas de quoi manger pour eux ! Ça m’a scié. On a eu, à Paris, à la Cité internationale, un appel au secours pour dire ‘‘Venez nous aider, mettre en place un centre pour les étudiants de la cité internationale !’’ »
Mesure‑t‑on l’injustice : en quoi consistent le confinement et le reconfinement ? Disons‑le sans pincettes : à enfermer les jeunes pour protéger les plus âgés. À fermer leurs facs, leurs bars, leurs boîtes, à les priver de sortie, en cet âge où les hormones bouillonnent, pour qu’ils ne contaminent pas leurs aînés.
Soit.
On pourrait les remercier, pour ça, pour leur acceptation, pour leur civisme du printemps et de l’automne. On devrait les récompenser. Mais à la place, que se passe‑t‑il ? lls sont punis. Socialement, économiquement punis. Non seulement on les confine, mais ce sont eux qui prennent la crise en première ligne : avec le Coronavirus, 39 % des jeunes ont perdu des revenus, pourtant déjà maigres auparavant. Un taux qui grimpe à 72 % parmi les jeunes actifs. 42 % craignent pour leur loyer. 53 % ont renoncé à une alimentation saine et équilibrée. 32 % des jeunes femmes peinent à acheter des protections hygiéniques, etc. C’est la double peine : confinés et appauvris. Tout indique que, parmi le million de pauvres en plus de l’année 2020, ils devraient former un gros bataillon. Dans une France qui, en même temps, en même temps, fait cent milliards d’euros d’épargne Covid…
Une épreuve, c’est une occasion de s’élever, de se grandir. Après la Seconde Guerre mondiale, sans doute la plus terrible de nos épreuves, à la sortie de la nuit nazie, dans une France exsangue, qu’ont décidé nos anciens ? De mettre en place « un vaste plan de sécurité sociale », avec notamment les retraites. Et ce fut un miracle : depuis des millénaires, vieillesse signifiait pauvreté dans les milieux populaires. On vieillissait, quand on avait la chance de vieillir, au crochet de ses enfants, et subsistant de la charité. Et voilà qu’en trente ans, cette malédiction séculaire était brisée : dès les années 1970, le taux de pauvreté chez les personnes âgées passait sous la moyenne nationale. Et pourquoi, comment ? Parce qu’on était passé d’une solidarité familiale à une solidarité nationale, à une solidarité sociale. C’est le même mouvement qu’il nous faudrait produire, aujourd’hui, pour la jeunesse. Car les statistiques se sont inversées : chez les moins de trente ans, désormais, le taux de pauvreté est trois fois plus élevé que chez les plus de 65 ans. Et ce, malgré le soutien des parents, des grands‑parents : 70 % des jeunes sont aidés financièrement, un peu ou beaucoup, selon les fortunes, les uns qui paient le loyer des enfants pour leurs études (ce fut mon cas), les autres qui sont dépannés d’un sac de courses. Cette solidarité familiale, inégale, ne suffit pas : là encore, il nous faudrait aller vers une solidarité sociale, une solidarité nationale, rouvrir une espérance pour la jeunesse, et en tirer pour tout le pays une fierté, une respiration vers le futur, plutôt qu’une résignation.

Témoignage
Amanda, étudiante en chinois : « Je compte tout le temps. »
« J’ai passé les deux mois de confinement ici.
— Dans ces 18 mètres carrés ?
— Oui, j’étais déprimée, mais j’avais trop peur de ramener le virus chez moi. J’ai des proches asthmatiques… »
Amanda, étudiante en langues étrangères, anglais et chinois, est la première de sa famille, père, mère, frère, tout compris, à entrer à l’université. Boursière, presque au grade le plus élevé : 480 € par mois, 300 € restants après loyer et APL. « Pendant l’année, normalement, j’ai deux boulots de baby‑sitter. Un le matin, à 7 h, il faut que je me lève à 5 h 30, que je prenne le bus à 6 h 20, et je suis chez la personne vers 6 h 50. Je dépose le petit garçon à l’école à 8 h 30 et ensuite, soit je vais en cours, soit je reviens ici. Et le soir, entre 16 h 45 et 18 h 45, parfois plus tard. Mais pendant le printemps, forcément, ces petits boulots se sont arrêtés. Heureusement, les profs ont très vite mis sur pied une association qui livrait des colis‑repas. Ça a sauvé pas mal de monde.
— Tu veux dire que sans ça, tu aurais eu du mal à manger ?
— Je compte tout le temps. J’achète pas de viande.
— Tu es végétarienne ?
— Non, pas du tout, mais mon budget courses est contraint. Quand je veux me faire plaisir, j’achète un morceau de viande.
— Mais ça doit avoir des effets sur tes études, ta santé, même…
— De toute façon, on ne va pas chez le médecin. Il faut avancer 25 €, c’est une semaine de courses. Une fois, j’avais une énorme gastro, j’étais vraiment très malade. Je suis quand même allée à la fac, sinon ils peuvent signaler mes absences au Crous, et comme je n’ai pas de certificat médical, ils auraient peut‑être suspendu ma bourse… Y a qu’une fois, le dentiste, je ne pouvais plus éviter. J’avais une carie qui tournait à la rage de dent. Ça m’a coûté 120 €. Quand il m’a annoncé le prix, j’ai cru que j’allais mourir. Y avait que 60 € de remboursés. Heureusement, ma mère a pu me dépanner.
— Tu les vois souvent, tes parents ? Ils t’aident, un peu ?
— Avant, je rentrais chez eux tous les week‑ends. C’était quand ils m’aidaient, mais là ils ne peuvent plus, vraiment plus, ils ont eux aussi des galères. Donc, j’y retourne une fois tous les deux mois. Déjà, j’ai mon abonnement au TCL, les bus de Lyon, à payer, c’est 32,50 € par mois. Mais l’aller‑retour chez moi, à Tarare, 11,20€ avec les réductions, je ne peux pas… »
L’existence d’Amanda est contrainte, économiquement contrainte. Elle ne ressemble pas à la vie étudiante, un peu bohême, telle qu’on l’espère, ce temps où l’on se consacre à ses études, où aussi l’on s’ouvre au monde, où l’on vogue de rencontres en découvertes. Je ne veux pas, néanmoins, la dépeindre en victime, donner le sentiment qu’elle subit, que ces journées ne seraient que spleen et mélancolie. Son destin, elle le maîtrise, au moins en partie. Par son engagement, à l’occasion, dans des associations, pour organiser des soirées jeux de rôle, des vide-greniers du geek, la Zombie Walk, etc. Par son choix, surtout, de prendre une année de césure, en service civique, pour devenir « ambassadrice du livre » auprès des jeunes, pour réfléchir à son avenir, à son orientation : devenir enseignante ?
Quoi donc ?
Le minimum serait un filet de sécurité : le RSA, Revenu social d’activité, étendu aux moins de 25 ans. Et je veux bien qu’on prenne au sérieux le « A » de Activité, que cette « allocation jeunesse » soit conditionnée à un engagement dans la société, dans les études, dans une formation, dans une association, que ce pécule ne participe pas d’une désaffiliation. Même si c’est la pauvreté qui, aujourd’hui, entraîne souvent un isolement. Mais 559,74 €, qui ça fait rêver ? Ça ne remplit qu’à peine le frigo, pas du tout les cœurs. « Gagner sa vie », soit, encore faut‑il lui donner un sens aussi. Et lui donner un sens par temps d’effondrement du vivant : l’avenir est à réinventer. Et donc les emplois d’avenir, que le marché, le marché seul, ne remplira pas : des conciergeries dans les quartiers, à la campagne des replantages de haies, des ateliers de réparation, d’électronique, d’électroménager, dans chaque canton…
On en est loin
Le Président, le gouvernement, ne mettent en œuvre aucun plan de secours, aucune mesure d’urgence. Rien, à part six milliards de « baisses des charges » (une manie…), « baisse de charges pour l’embauche d’un apprenti », « baisse de charges pour le recrutement des moins de 25 ans », 150 €, non pas par mois, mais 150 € une fois, pour Noël, et le restau U à 1 €. Comment comprendre cette inaction, cette indifférence ? Comment se fait‑il que cette injustice, cette « double peine Covid » ne suscite, chez les jeunes, dans la société, aucune révolte ? « S’il ne fait aucun doute que des révoltes ont existé, écrivait Max Weber, ce qui appelle manifestement une explication, c’est surtout le fait qu’elles n’aient pas été plus nombreuses. »

Des écrasements se cumulent, se conjuguent, je crois, et au risque de plomber, je vais les lister ici.
L’écrasement démographique
C’est un fait absolument majeur, une inversion historique : la France compte, aujourd’hui, moins de 15‑30 ans (17 %) que de 65 ans (20 %). Certes moins que nos voisins, espagnols, italiens ou allemands, mais notre pays est vieillissant. Or les sociétés qui se révoltent sont des sociétés jeunes : en 1968, la France comptait 23 % de 15‑30 ans. Et 26 % en 1789, notre nation étant alors la plus jeune d’Europe. La Tunisie du Printemps arabe, 30 %… C’est l’élément fondamental, au fondement, à la base : en l’occurrence, ce qui est rare n’est pas cher, contrairement à une intuition du marché. Côté démographie, ce qui est rare est dominé.
L’écrasement politique
Non seulement les jeunes sont moins nombreux, mais en plus ils votent peu. L’abstention y est deux fois plus importante, en moyenne, que chez les plus âgés : 73 % aux européennes (contre 33 % chez les plus de 60 ans), 70 % aux municipales (contre 38 % chez les plus de 60 ans), 64 % aux législatives. Et même les Présidentielles ne font plus recette : 34 % d’abstention (contre 19 % chez les plus de 60 ans). Quel intérêt électoral, pour un politique, d’engager un plan d’action, coûteux, ambitieux, pour une jeunesse qui ne se rendra pas aux urnes ? Quand le troisième et quatrième âge, eux, continuent de voter malgré le risque Covid… Je suis élu, et je sais combien, quotidiennement, psychologiquement, ces calculs pèsent dans l’ordre des priorités. Et jusqu’au sommet : « Je voulais vous dire, confiait Emmanuel Macron, l’an dernier, à Amiens, je voulais vous dire que, au fond, nous n’avons pas de politique à avoir pour la jeunesse. » Imagine‑t‑on le même propos, un peu désinvolte, face à une jeunesse nombreuse, mobilisée, qui compterait dans les isoloirs ?
L’écrasement professionnel
60 % des intérimaires ont moins de 35 ans. Le taux de chômage avoisine 20 % chez les 18‑24 ans (contre 6,3 % chez les plus de 50 ans). 38 % travaillent avec un contrat précaire (contre 13 % dans la population active)… On pourrait aligner les statistiques, qui illustrent cette évidence : la « flexibilité », instaurée depuis trois décennies, ce sont d’abord les jeunes qui la paient, eux qui entrent sur un marché du travail féroce. Avec, même pour les diplômés, une succession de stages, CDD, et maintenant de situations d’auto‑entrepreneurs : le niveau de qualification a continué à progresser, mais cet investissement éducatif n’a plus d’effet, au moins en début de carrière. À trente années d’intervalle, le même diplôme ne donne plus accès aux mêmes positions sociales : avec Bac+2, la part de cadres et professions intermédiaires a baissé de 89 % à 68 % entre 1983 et 2018. La part des fils adultes occupant une position sociale inférieure à leur père a doublé, d’après l’Insee, passant de 7,2 % à 15 %. Le « déclassement » n’est plus alors un sentiment. Ce déclassement vaut dès les « petits boulots », de plus en plus petits, passant au « mini job » : « La proportion d’étudiants qui, à côté de la fac, travaillent demeure à peu près constante depuis deux décennies, analyse la sociologue Vanessa Pinto. En revanche, ce qui a changé, c’est le contenu de leurs emplois : auparavant, c’était lié à leur cursus, comme pion dans un collège, animateur, ouvreur dans un théâtre, ou donnant des cours particuliers. Désormais, il n’y a plus de lien avec le monde de l’éducation, de la culture : c’est livreur, caissier au supermarché, téléconseiller en centre d’appels… »
L’écrasement financier
« J’ai vécu, à un moment donné, quand j’étais adolescent, avec environ mille euros par mois, confie le président de la République. Donc je sais ce que c’est que de boucler une fin de mois difficile. » Logé nourri blanchi au lycée huppé Henri IV, étudiant à Sciences‑Po, payé par l’État à l’ENA,
Emmanuel Macron a connu la pauvreté, « une » fin de mois difficile, et le singulier, rare en l’espèce, prend tout son sens… Cette anecdote fait taire, par avance, de timides revendications : les vaches maigres, dans la jeunesse, c’est bien normal ! Ce sont les temps héroïques !
Mais ces mille euros, pour bien des étudiants, ce serait le rêve… En France, depuis 2005, les revenus des jeunes n’ont augmenté que de 67 euros. Contre 2 900 euros pour les plus de 65 ans. Et il en va de même dans toute l’Union européenne : une stagnation pour les 18/24 ans, mais + 10 % pour les aînés.
L’écrasement immobilier
« Dans certaines zones urbaines, des générations entières risquent d’être tenues à l’écart de la propriété de leur résidence principale. » Voilà ce qu’observent le Crédit foncier, l’Université Paris‑Dauphine, des économistes du logement : « Des fossés intergénérationnels ». Pourquoi ? Le coût des habitations, notamment dans les métropoles, a explosé ces dernières décennies : il faut payer plus et plus longtemps pour acquérir sa maison ou son appartement. Les aînés ont acheté au bon moment, à bon prix, jusque 1998. Tandis que pour les jeunes, qui entrent sur ce marché, la barre est nettement plus haute à franchir, et pour beaucoup impossible. Avec, via les loyers, un flux financier qui va de la jeunesse vers les plus âgés : 70 % des bailleurs ont plus de 50 ans. Avec, aussi, des « Tanguys malgré eux » : 65 % des 18‑24 ans et 20 % de 25‑30 ans vivent chez leurs parents, et un million de jeunes aimeraient en partir. Chez ceux qui ont pris leur autonomie, la moitié vit avec moins de 939 €, selon l’Observatoire des inégalités. Le décollage du nid familial se fait plus tardif, plus compliqué.
L’écrasement idéologique
La jeunesse est perçue moins comme une chance que comme une menace. Ainsi des quartiers populaires, dont on se méfie, dont on se protège, aussi parce qu’ils sont un réservoir de « jeunes ». Et à qui on ne propose aucun avenir, juste une occupation : « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC, théorisait Emmanuel Macron, ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains. » Tous des délinquants en sommeil… Et de poursuivre : « Uber embauche dans des quartiers, où nous on ne sait rien leur offrir. » Je corrigerais : « Où nous on ne veut rien leur offrir. » Mais, hors des cités, la crise du Covid témoigne également de ce regard : « Coronavirus : les jeunes, une population difficilement raisonnable » (Le Point), « Un épidémiologiste réclame 10 000 euros d’amende pour les jeunes qui “font des fêtes” » (LCI). « À Lyon, les jeunes font la fête sans masque, sur les berges du Rhône » (France 3)… C’était le refrain médiatique, cet automne, avant qu’on ne ferme les universités en priorité. Et qui masquait une autre réalité : massivement, les jeunes ont consenti au confinement et autres gestes barrières, à des mesures qui leur gâchaient une année, et supposément une de leurs plus belles années, décisives, d’amours, d’amitiés, de rencontres. Et c’est un marqueur, tout de même : qu’au moment où ils acceptent ce sacrifice ils soient néanmoins dénoncés. « L’idée que les jeunes ne se protègent pas, c’est un mythe », a finalement rétabli le chercheur Jocelyn Raude, après une enquête de Santé publique France. Lui pointe en revanche « un risque d’isolement et de perte de lien social plus fort ».
L’écrasement écologique
Faut‑il rappeler le désastre en cours ? En une génération, la mienne, 60 % des vertébrés ont disparu, 70 % des insectes, à peu près autant des oiseaux, des animaux sauvages… Le vivant se meurt. Limiter le réchauffement à +1,5°C, comme souhaité par le GIEC, relève de la fiction. Les + 3°C sont déjà garantis. Et les dernières projections nous conduisent plutôt vers + 5,5°C à la fin du siècle. D’ici vingt, trente ans, le marais poitevin serait inondé. La mer remonterait jusqu’à Niort, Abbeville. Le climat méditerranéen galoperait vers le Nord. La malaria ferait des ravages en Europe. Les rendements agricoles chuteraient… Et c’est par un étrange espoir, par un aveuglement sans doute, n’osant pas y croire, que je maintiens le conditionnel, plutôt que le futur simple, très simple. Et qui va écoper cela, bien sûr ? Les jeunes. Voilà le bordel que nous léguons. Et quand les Youth for Climate s’en soucient, que leur réplique le président Macron ? « Défiler tous les vendredis pour dire que la planète brûle, c’est sympathique, mais ce n’est pas le problème. Je préfère que tous les vendredis on fasse de grandes opérations de ramassage sur les rivières ou les plages corses. » Concluant d’un tonitruant : « Qu’ils aillent manifester en Pologne ! »
Ces écrasements, cumulés, conjugués, pèsent sur les esprits. Ils conduisent moins, je le crains, à la révolte qu’à la résignation. Jusqu’à un « nous n’aurons pas d’enfant », sans doute proclamé un peu vite, un peu tôt, mais qui demeure un marqueur du renoncement : jamais, d’après les sondages, jamais les jeunes Français n’ont autant affirmé leur malthusianisme.

Le manque d’argent ne fait pas le bonheur
Géraud, formation d’éducateur, Lyon : « Huit mois que ma vie est suspendue. »
« Macron a dit : ‘‘Avoir 20 ans en 2020 c’est pas drôle.’’ S’il savait comme il se trompe… Parce que, il est pas question de ‘‘drôlerie’’, ici. Être étudiant en 2020, c’est terrible. Alors… j’ai commencé par un Service civique payé une misère, puis un contrat aidé, très précaire, avant de commencer cette formation non gratifiée. Mais on ne va quand même pas rémunérer des étudiants alors qu’ils se nourrissent de savoir, hein ? Tout ça, par épuisement, ça m’a fait rentrer dans un état mélancolique grave qui impacte mes loisirs, ma vie personnelle. En gros, ça fait huit mois que ma vie est suspendue, sans que personne n’en tienne compte. »
Jean, Saint‑Quentin (78) : « Sans argent, à devoir vivre chez mes parents. »
« Déjà, avant le Covid, j’étais en recherche de travail mais elles sont toutes restées vaines. Je me retrouve sans argent, à devoir vivre chez mes parents, la situation devient insupportable. Et puis, le confinement devient une torture psychologique. On est face à notre ordinateur, sans aucune envie, et pourtant on a besoin de cette licence pour aller ensuite essayer de trouver du boulot, dans un monde où plus personne n’a d’espoir… »
Laure, Nantes : « Je fais les poubelles des supermarchés. »
« 150 euros. On va toucher une aide de 150 euros pour le mois de novembre… Moi, je travaillais dans la culture, des petits contrats. Je me suis retrouvée au chômage pendant le premier confinement, et du coup sans droits aujourd’hui. Mais mon loyer, il est toujours le même, toujours 460 euros. Ça va que je suis aventureuse, alors à mes heures perdues je vais faire les poubelles des supermarchés. » Le pire, peut-être ? « C’est une situation à laquelle je m’habitue, finalement, presque. »
Manon, Rouen : « Dans une spirale atroce. »
« Je viens d’une famille avec peu de moyens, et après mon bac j’ai dû faire crédit sur crédit pour payer mes études. Mais je n’ai pas pu rembourser le deuxième, 7000 euros. Du coup, impossible d’en prendre un troisième. Je suis donc tombée dans une spirale atroce : devoir emprunter à la banque pour pouvoir financer mon logement ainsi que mes charges. Je n’en suis d’ailleurs toujours pas sortie. Mon objectif de vie, ce n’est plus d’obtenir ma licence, d’assurer le premier semestre de partiels. Je veux juste sortir de ce tourbillon infernal d’emprunts à la banque… Je me suis retrouvée en grande, grande difficulté. J’ai dû abandonner mes études. »
« Vous remplacez la ‘‘lutte des classes’’ par la ‘‘lutte des classes d’âge’’ », m’accuse Jacques, un abonné. Et Delphine, une désabonnée : « Vous tenez le discours des vieux contre les jeunes. » Ou encore, pour Alain : « Il y a des vieux pauvres et des jeunes riches. » C’est vrai : le clivage d’âge n’est pas la principale fracture de la société française. Les classes traversent les générations : chez les plus de 60 ans, le patrimoine des 10 % les plus riches est cent fois plus important (726 100€) que celui des 10 % les plus pauvres (7 200€). Et c’est le même ordre de grandeur, à peu près, pour tous les âges. Soit, soit, soit, mais faut‑il nier les facteurs aggravants ? Le genre ? La couleur de peau ? Ou ici, en l’occurrence, la génération ? En revanche, non, Delphine, nous n’aspirons à aucun « discours des vieux contre les jeunes », mais au contraire, à renforcer une solidarité, déjà existante, à la déplacer : d’une solidarité familiale, immédiatement financière, à une solidarité politique, partageant des préoccupations, des revendications, les appuyant : pour étendre le RSA, pour une révolution de l’immobilier, pour contrôler les contrôles policiers, pour taxer la précarité, etc. Et avec un cortège dans les manifs : « Old Age for Climate ! »
Sur le fil du rasoir
Arnaud, étudiant en droit : « Le midi, je ne mange pas. »
« Je suis arrivé dans ce foyer il y a un mois. Mon père est mort, et je suis fâché avec ma mère, alors je suis parti de chez moi…
— Tu habitais où ?
— Dans l’Est. Mais comme j’ai demandé “Droit et langues”, Parcours’Sup m’a proposé Tours.
— C’est pas tout près…
— Non, mais ça me va.
— Et tu touches une bourse ?
— Pas encore, il me faut l’avis fiscal de ma mère, mais vu nos relations, ça traîne.
— Tu as combien alors ?
— Zéro. Zéro.
— Et comment tu fais ?
— Eh bien, pour l’instant, le foyer me donne un coup de pouce. Je ne paie pas de loyer, je verse juste mes APL…
— Mais pour les livres, par exemple ?
— Le Code civil ? Je ne l’ai pas acheté.
— Et les transports ?
— Je marche.
— Et pour manger ?
— Le soir, ici, on m’offre le repas.
— Et le midi ?
— Je ne mange pas. Le Crous m’a dépanné deux ou trois repas.
— Le petit-déjeuner ?
— Ah non, je ne fais pas. Avant que le FJT m’aide, ça faisait une semaine ou deux que je n’avais pas mangé.
— Comment tu faisais ?
Eh bien, je ne faisais pas. »
Pierrick, Douai, ex‑intérimaire chez Amazon : « Je ne l’ai su qu’une heure avant, que je ne reviendrais pas. »
« Ma belle-mère bossait déjà chez Amazon, elle a pu me pistonner. Ça s’est fait en moins de 24 heures : elle pose le CV dans la boîte aux lettres à 6 heures, à 9 h 30 ils m’appellent pour me proposer un entretien, j’y vais à 14 heures, ils me disent ‘‘on vous tient au courant’’, à 18 heures ils me rappellent, et je commence le lendemain à 5 heures !
— Ah ouais, c’est l’efficacité à l’américaine là !
— Ouais, la cadence c’est pareil. C’est pro-du-cti-vi-té ! On est surveillés H24, chronométrés, avec des caméras partout, avec le scan… T’as déjà entendu parler des toilettes ? On a un scan, avec un GPS, et ils nous demandent de ne jamais le lâcher, sauf quand on va aux toilettes. À ce moment, on doit poser le scan sur un ‘‘porte scan’’, et là, le chef il sait que t’es aux toilettes. Si t’y restes trop longtemps, il t’attend à la sortie. Comme on fonctionne en intérim, on a toujours peur de sauter, jusqu’au CDI promis. Moi, ils devaient m’embaucher mais le confinement a surgi. Ils n’ont pas renouvelé les intérimaires. Je ne l’ai su qu’une heure avant, que je ne reviendrais pas. À 18h30, ils t’envoient un message, et puis c’est la madeleine, quoi.
— La madeleine ? C’est quoi, ça ?
— Sur ton scan, un message apparaît une heure avant de débaucher : ‘‘Bonjour, peux-tu venir nous voir ?’’ Et quand on monte, il y a une grande table avec du jus d’orange et plein de madeleines. Et c’est le moment où ils te disent ‘‘merci d’avoir travaillé pour nous, vous avez fait du bon boulot, mais au revoir’’.
— T’as fait comment alors, durant le confinement ?
— J’ai fini mon contrat le 24 mars, et comme Pôle emploi était débordé, je n’ai touché mon chômage que fin juin ! C’était hyper-compliqué. Ma mère m’a avancé de l’argent. On s’est mis ensemble avec des potes, dans mon appartement, pour ne pas s’isoler, et aussi pour remplir le frigo. Ils étaient en CDD ou en formation, et tout s’est arrêté pour eux aussi. Être ensemble, ça a permis de tenir le coup, quoi.
— Et maintenant ?
— Il me reste quatre mois de chômage. J’espère avoir rapidement des nouvelles de mon concours d’éducateur sportif. J’ai passé l’écrit en janvier, mais à cause du Covid toujours, l’oral est retardé… Je vais peut-être retourner chez Amazon, du coup. »
Anthony, Lyon : « Une première fausse couche, une deuxième… »
« Ça faisait dix ans que j’étais en intérim chez Sanofi, à Martigues, là où Macron est venu pour vanter la recherche, les vaccins, etc. Ils me prolongeaient comme ça en alternant les motifs, ‘‘remplacement de poste’’, c’est trois ans, ‘‘hausse de la production’’, dix-huit mois, et ils me faisaient espérer une embauche. J’étais technicien de recherche, mais chez Sanofi, y a même des ingénieurs en intérim.
— Comment tu vivais ça, cet intérim prolongé ?
— Ça m’atteignait au moral, à force. On se sent extrêmement dévalorisé, pas reconnu comme un travailleur à part entière. On a vraiment l’impression d’être un papier toilette… Et puis, l’été, je ne pouvais jamais prendre de vacances avec ma famille. Je devais remplacer les permanents. Ma femme partait seule avec mon fils… Un projet de logement, c’était impossible : pas de crédit pour nous, et on ignore si on sera encore là dans six mois… Côté enfants, j’ai fait attendre ma compagne un peu pour le premier, et puis on s’y est risqué. Mais ma femme en voulait un deuxième, on a attendu, attendu, et à quarante ans pour elle, ça devenait la limite. On a essayé. Une première fausse couche, une deuxième…
— Et aujourd’hui ?
— Quand Sanofi nous a revendus à Evotech, du coup, on a suivi à Lyon, parce qu’ils devaient me reprendre, après. Mais le Covid est arrivé, et j’ai tout perdu. Ma femme en a eu marre de cette situation, elle est partie, et moi je suis désespéré. Pour rien vous cacher, je sors de six mois de dépression. Là-dessus, j’ai déclaré un cancer en début d’année, je ne sais pas si c’est lié. Pour l’instant, ça va, je suis sous surveillance. Heureusement, je vois encore mon fils. On est en garde alternée. Sans lui, je ne serais plus de ce monde. »
L’Uber dans les épinards ?
« Faites-vous livrer ! » C’est, par temps de confinement, le message lancé par un chef de l’Etat VRP. Mais qui sont ces livreurs ? Des jeunes, bien sûr et sous-salariés.
« Biiip biiip »
Une demi-douzaine de vélos devant le Mac Do, place de la Victoire à Bordeaux. Que des Blacks, avec des grands sacs sur le dos, Uber, Deliveroo. Accrochés aux guidons, leurs téléphones portables qui biiipbiiipent. « 2,90 € » je vois s’afficher, au bas d’un écran. « 1,3 km », avec le trajet indiqué.
« Donc là, vous attendez votre commande ?
— Si si, c’est ça. »
Le président de la République himself nous conseillait ça, durant les confinement, prônait « les commandes à distance, la vente à emporter ou la livraison à domicile. » Le même qui offrait une chouette alternative à la jeunesse : « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC, ce serait renvoyer les jeunes vendre de la drogue à Stains ! », « Uber ou dealer ». à moi, cet univers m’est étranger : jamais je n’ai commandé mon repas en ligne. Alors, j’essaie d’engager la conversation, mais les échanges sont sommaires, le français rudimentaire :
« Et ça paie bien ?
— Oui oui, bon métier… Mais problème, c’est prix. »
Masque relevé jusqu’au casque, Jérémy est nettement plus bavard : « Y a vachement de sans-papiers, maintenant. Avec chacun leur coin, ici les Africains, plus loin les Afghans… » Biiipbiiip. « Ah non, ça c’est une course de merde, pour les tacos ils sont affreusement lents… » Biiipbiiip. « Ah, Nobi Nobi, c’est pas trop loin et ils sont assez cools…
— C’est payé combien ?
— 3,88 €. Avant, le tarif minimum, c’était 4,60 € la course. L’an dernier, c’est passé à 2,60 € d’un coup, comme ça, sans discuter.
— Tu as perdu beaucoup ?
— Non, j’ai pédalé plus ! J’ai calculé, pour combler la perte, je fais 600 kilomètres de plus par mois. »
Jérémy pousse son vélo dans la rue piétonne, on l’accompagne.
« Comment t’as commencé ?
— Je m’étais fait spammer par une belle pub sur Internet qui promettait 15 euros de l’heure, soyez votre propre patron…
— C’était du brut ou du net ?
— C’était pas indiqué. C’est seulement après que j’ai découvert la subtilité du net et du brut. Moi, j’avais fait du salariat, dans la restauration, je voulais tester un truc nouveau… »
Arrivé devant chez Nobi Nobi, y a un écran divisé en deux : « En préparation / à emporter », avec des numéros de chaque côté. « Tu vois, la commande pour Razzane, elle est en quatrième… Faut patienter un peu, et l’attente, c’est pas payé.
— Tu gagnes combien, finalement ?
— En moyenne, avec 50 heures par semaine, je fais 1500 bruts. On enlève les 22 % des plateformes, ça fait déjà 1200 euros. Plus la mutuelle et la prévoyance, on est à 1000 euros net. » Reste à payer, là-dessus, quelque 24 % de cotisations, en tant qu’autoentrepreneur. « J’ai éclaté mon téléphone la semaine dernière : 300 euros en moins de ma poche. Du coup, les trois quarts des livreurs ne prennent pas de prévoyance. Moi, j’ai testé, mais j’ai chopé une pneumopathie en 2018, pendant un mois et demi je l’ai senti passer… Ah, ça y est, ils ont fait vite. »
« Razzane » est passé dans la colonne « à emporter », et Jérémy ouvre grand son sac pour embarquer le colis. On rebrousse chemin.
« Là, le client, sur son portable, il peut voir où en est sa commande, où je me trouve… Comme on marche, il va trouver ça trop lent, trop bizarre… Une fois, il m’est arrivé un accident, et le client au téléphone a osé me dire : “Moi je m’en fous ! Je veux ma commande !” J’étais tombé, j’avais failli me manger un tram, et il voulait que je le livre ! Je comprends qu’il y en a qui aient faim, m’enfin… »
Place de la Victoire, où on repasse, un camion des Resto du Cœur s’est installé.
« Regarde, me fait remarquer Jérémie, dans la queue pour se faire servir, y a un, deux, trois livreurs Uber… »
On croise Clément, aussi, un copain de Jérémy : « Les six derniers mois, j’ai vécu un calvaire, un calvaire psychologique. Faut comprendre que la plateforme peut nous déconnecter à n’importe quel moment. Sans nous dire un mot, rien…
— C’est la mort professionnelle, la déconnexion ?
— Ben oui. On n’a pas de contrat, on n’a rien. Donc il suffit que tu sois en dessous, niveau statistiques, ou tu prends un weekend, tu baisses. On est emprisonnés. Moi, je vivais dans la peur… »
« Il y a un chiffre qui me ravit, s’extasiait Geoffroy Roux de Bézieux, ce sont les créations d’entreprises. Parce que pour créer son entreprise en ce moment, il faut… Je ne vais pas utiliser une expression triviale, mais ‘‘faut en avoir quoi’’. » Ou il faut n’avoir pas le choix. Et ces entrepreneurs, les voilà : à vélo ou en voiture…
« Eh, m’dame, je suis en train de faire une interview avec un journaliste, ça vous dérange pas que je réponde en vous conduisant ? C’est que je suis quelqu’un de célèbre, hein ! »
Il est tout sourire, Houcine, le temps de sa course, dans son VTC parisien.
Mais dès que la cliente est sortie, le visage se ferme, à nouveau.
« Je suis arrivé au bout. Tu vois quelqu’un de dépressif, qui se fout de tout ? C’est moi, même si j’essaie d’avoir de l’humour. » Six ans, déjà, qu’il bosse pour Uber. Il avait 26 ans.
« Au début, c’était le rêve américain. Uber venait de s’installer, ils avaient besoin de nous. Ils s’en foutaient de perdre de l’argent. Ils nous ont promis la Lune, et nous on a été naïfs. Ils sont allés chercher une clientèle qui n’existait pas, qui n’utilisait pas les taxis, pour casser les prix.
— Ils ont réussi ?
— Ben là, tu vois, j’ai fait une course à 6 euros, pour 45 minutes de trajet, de Montparnasse à la Tour Eiffel… Là, dessus, Uber prend 25 %, je paye 24 % de charges, il me reste 3 euros pour payer l’essence, les pneus, l’assurance, les amendes… Et après, je me paye. Rien, donc. C’est un truc de fou… »
Ils sont des milliers, des centaines de milliers, comme lui, en voiture, à conduire des passagers, en vélo ou en scooter, à livrer des repas, des objets, de tout, tout ce qu’il est possible de commander. Et parmi eux, des jeunes, surtout : un tiers des créateurs d’entreprises individuelles, sésame pour les plateformes, les fameux autoentrepreneurs, sans protection ni contrats, sont des jeunes.
« Quand j’ai commencé en 2014, on s’y retrouvait, au niveau du prix des courses, calcule Taoufik, lui aussi chauffeur pour des plateformes. Mais à partir de 2016, ils ont baissé les prix, au maximum, sans concertation, au détriment des chauffeurs, qui ne gagnent plus rien du tout. C’est un massacre, ce que nous font ces applications… On a juste les inconvénients d’un patron, sans les avantages. Tu peux refuser des courses, mais ils te mettent la pression sur ton taux d’annulation, jusqu’à te suspendre ou supprimer ton compte si tu bosses pas assez. Ils te virent comme ils veulent, vu qu’ils ne sont pas ton employeur… »
Alors, Taoufik et les autres bossent, bossent, courent après les euros. Au détriment de tout le reste. « Si tu veux faire du chiffre, faut être là aux heures de pointe, le matin et le soir, faire 250, 300 euros par jour pour que ça commence à être rentable, alors tu bosses 10, 12, 13 heures dans ta voiture. Ça peut pas être un projet de vie, on peut pas faire ce métier très longtemps. Non, passer douze heures par jour dans la circulation, c’est pas possible. C’est un stress mental énorme, et c’est risqué.
— Mais comment tu fais pour le reste ? T’as des enfants ?
— Oui. Je dépose mon fils à l’école à 8h15, et j’enchaîne jusqu’au soir, à 18h. Là, je repasse le prendre à l’école, je le dépose à la maison et je repars, jusqu’à 21h00, parce que j’ai pas fait assez de chiffre. Et le weekend, je bosse de 14h à 5h du matin, c’est là que les gens sortent. Ça m’a coûté mon divorce, en 2018. J’étais marié depuis 2013. Je voyais plus ma femme ni mes enfants. Parce que si tu veux élever des enfants et avoir une vie de famille digne, c’est pas possible. Tout ça, c’est un cercle vicieux. On nous vend du rêve. Ce métier, il est voué à l’échec. »
Le schéma est le même, partout : au début des années 2010, les plateformes proposent des tarifs pour flotter un peu au-dessus du Smic, gérer ses horaires, se sentir libres. Le pied pour les étudiants, les chômeurs, ou même les intérimaires. Bien sûr, derrière, pas de contrat de travail, pas de congés, pas de chômage.

Retour à Bordeaux. Arthur Hay s’est lancé dans la livraison à vélo, terrain de chasse des Deliveroo et autres Uber Eats, juste avant que les choses ne se gâtent, en 2016. « On est descendus à 7,5 euros de l’heure, en brut, pour un autoentrepreneur. Il te restait pas grand-chose derrière. à ce niveau-là, il faut travailler les weekends et le soir, pour avoir les 50 euros de primes. Mais ça te gâche quand même ta vie sociale, quand tu es jeune… »
Qu’importe : de plus en plus tapent à la porte. Les livreurs se bousculent, la concurrence devient féroce entre les plateformes. « Ça a basculé à l’été 2016, avec la faillite de Take eat easy. Tu t’es retrouvé avec un nombre incroyable de livreurs sur le marché, et Deliveroo a recruté tout le monde. Facile puisqu’il n’y avait pas à payer les gens, et qu’on pouvait les virer en changeant leur mot de passe. » Comme pour les VTC, le prix de la livraison s’effondre. « En quatre ans, avec l’augmentation du nombre de livreurs, le prix de la course est passé de 7 à 2,5 euros », calcule Jérôme Pimot, un des livreurs pionniers du secteur, qui a fondé le Clap, pour Collectif des Livreurs Autonomes de Paris. « Uber Eats est arrivé et a fait exploser le marché. Sur ces plateformes, il y avait déjà beaucoup d’étudiants, d’intermittents du spectacle, de chômeurs. Mais en 2017, Uber Eats est arrivé et a recruté les petits frères des chauffeurs VTC qui n’avaient pas l’argent pour se payer une voiture. On a vu arriver beaucoup de livreurs venus des quartiers, fatalistes sur le fait qu’ils ne trouveraient rien d’autre. » C’est la banlieue, contrainte et forcée, qui nourrit la capitale, le 93 qui passe les plats pour Paris. La périphérie qui sert les centres villes, plus favorisés.
C’est, surtout, un modèle rêvé du macronisme : éclater le salariat. Après les CDD, après les stages, après l’intérim, l’autoentrepreneur comme une nouvelle étape dans la précarité. Pour Arthur, c’est clair : « Ils sont prêts à te payer zéro euro de l’heure. Tu vas devant le resto et tu attends que la commande soit prête, t’es pas payé. Quand le client descend, t’es pas payé. Quand t’a pas de commande, t’es pas payé. »
C’est une question clé, il nous semble : comment comptabilise-t-on le temps de travail ? à la tâche effectuée, donc au rabais, a minima, ou au temps passé pour la mener à bien ? Le même combat qui se joue pour les auxiliaires de vie sociale, entre autres, pas payées quand elles courent d’une personne âgée à la suivante, saucissonnant leurs journées et leurs salaires. Uber, Deliveroo, et les autres plateformes incarnent ce modèle : ne payer que le temps de travail hyper efficient. Travailler plus pour gagner moins.
Avec cette bataille, donc, en cours : estce que Uber et les autres vont être ramenés dans la norme du salariat ? Ou, au contraire, estce que ce modèle va contaminer tous les métiers ?
Alors, Arthur et ses potes ont voulu se faire entendre. « Un jour, en novembre 2016, on a décidé de faire une action : respecter le code de la route, ne pas dépasser les limites de vitesse. Parce que quand tu as une livraison, tu fuses. Jamais tu ne t’arrêtes à un feu rouge et si tu le fais, le livreur qui passe à côté de toi il se marre. En période de rush, y a pas de piétons, pas de code de la route, et c’est de pire en pire. Plein de fois, je me suis dit que je faisais n’importe quoi. Eh ben les cinq personnes qui s’y sont le mieux tenues, au code, ont été déconnectées, dans la foulée. J’avais été plongeur, serveur, j’avais bossé dans un centre d’appels, c’était plus encadré, tu avais des congés, une date d’entrée… Là, tout se fait à l’oral, et dans un ou deux mails. à la base, je m’en foutais : je me disais que j’allais y rester deux ou trois semaines et me barrer. Mais quand tu es étudiant, c’est difficile de trouver autre chose… »
Quitte à ramer. Arthur, encore : « La plateforme, ça te déconnecte de tout, et au final ça te casse le mental. Et puis, ça t’attaque le cerveau, tu es traité comme de la merde. Ici, tu retrouves ceux qui ont frappé à toutes les portes, avant : les chômeurs, les sans papiers… C’est le fond de la république, les oubliés de la démocratie. »
Certains craquent. Sacha, étudiant en région parisienne, qui parce qu’il n’a pas le temps d’y assister écoute ses cours en conduisant pendant ses commandes, a fini par avoir des hallucinations. Manuel, à Montpellier, a lui « arrêté depuis trois mois de [se] prostituer pour le compte des plateformes. J’ai connu des jours bien, mais là c’est une descente aux enfers. Nous survivons chaque jour. Le fond de la mine c’est nous. Ce sont toujours les mêmes qui creusent au fond. Les mal orientés, les benêts, le fond de la classe sociale. C’est épuisant de crier dans le vide. »
Christelle vit à Montpellier, elle aussi. Elle ne livre pas, mais elle a vu l’état mental de son fils se dégrader. « Les livreurs sont tellement nombreux ! On dirait une meute qui se bat pour un os ! C’est la concurrence dans toute sa splendeur. Mon fils, il a vingt ans et aujourd’hui il a la rage contre ce système. C’est pas simple, hein, d’avoir cet âge sans diplôme et la perspective de vivre au jour le jour, avec des miettes. » « On est sur une bombe humaine à retardement », prévient Sayah Baaroun, syndicaliste Unsa dans le milieu du VTC. « La politique de Macron c’est : occupe-les à croire qu’ils sont patrons du CAC40, et ils te foutront la paix. »
Mais ça marche. Mieux, même : de nouveaux bataillons, toujours, se pressent aux portes. Jules, livreur à vélo dans le Val-de-Marne, nous raconte ça. « Je rentre chez moi, referme la porte de mon immeuble, quelqu’un cogne dessus depuis la rue, je ressors, un type m’interpelle, grand, mince, le visage creusé, un léger accent. ‘‘Tu fais Deliveroo ? Si tu travailles pas moi je travaille.’’ Je comprends pas, qu’est-ce qu’il raconte ? Il voulait que je lui loue mon compte, il n’a pas de papiers. Si j’accepte, je lui prête mon profil numérique, je reçois sa paie sur mon compte, prends une commission, lui reverse le reste. Il bosse à ma place, quoi. Certains font payer ce service 100 euros par semaine, d’autres prennent un pourcentage des gains, 20, 30, 50 %. J’ai refusé. devenir un exploité qui exploite un autre exploité, je ne le sens pas, même pour rendre service. »
Depuis un an, la tendance monte en flèche. Les bataillons de sans papiers à compte sous-loué font florès, dans les grandes métropoles. Et si Uber Eats affiche une moyenne d’âge officielle de 26 ans pour ses « collaborateurs », de plus en plus de jeunes, y compris mineurs, 15, 16 ans, montent à scooter pour livrer. Charlotte, 34 ans, prof de lettres-histoire dans un lycée pro de Seine-Saint-Denis, en témoignait dans Libé, l’année dernière : « ‘‘Uber, c’est une plaie pour nous, ça attire nos élèves. Et certains tombent dans le piège.’’ Elle insiste sur le mot ‘‘piège’’ car ‘‘ç’en est un. C’est une manne qui semble facile, sauf que ça empiète sur leur scolarité, cela vient même en concurrence avec le lycée’’.»
« La disruption, pour Macron, c’est de ne pas respecter le droit du travail », s’agace Arthur. Face à ça, avec ses collègues, il a monté, en Gironde, le collectif des Coursiers indépendants bordelais. à Paris, le Clap était déjà en place. à Nantes, Naofood, Kooglof en Alsace, L’Asso des coursiers rennais en Bretagne : les coopératives poussent comme des champignons, en opposition au monde ubérisé qu’on veut leur vendre. Et se rapprochent, parfois, des syndicats, malgré les obstacles, les différences culturelles. « On n’a pas les centaines de millions des grandes plateformes, mais on montre, au moins, qu’une alternative existe », estime Arthur. « Quand ils ne sont pas sur l’appli avec leur téléphone, en attendant une course, les livreurs passent sur les réseaux sociaux, observe Jérôme. Et là, ça cause, de plus en plus. Des réseaux se montent pour contester. En fait, l’ubérisation, c’est un mix de trois trucs : la sous-traitance, l’intérim et les franchises. Une destruction de tout collectif de travail. Mais je parlerais volontiers de renouveau de la conscience de classe, oui : beaucoup de collectifs se montent, y compris au niveau européen. »
Il faudra bien ça : pour la Macronie ce nouveau lumpenprolétariat est essentiel. C’est leur monde rêvé, leur idéal, leur « projeeeeeeet ». « A Bruxelles, embraye Arthur, ils sont au taquet, les macronistes, pour faire en sorte que le système soit maintenu, que ça vienne de l’Europe, et dire ensuite ‘‘on est obligés de s’y tenir.’’ »
Houcine, dans son VTC parisien, m’en avait parlé, déjà.
« Pendant la campagne de 2017, Macron avait dit ‘‘je vais faire en sorte qu’Uber ne descende pas en-dessous d’un certain seuil de rémunération pour les chauffeurs’’. Mais rien n’est venu. Pourtant, le patron d’Uber, il a été invité quatre fois à manger à l’Elysée, depuis. Quand j’ai vu ça, je me suis dit ‘‘Ouh là, attention à lui, Macron il va le boxer !’’. Mais non, rien ! Rien ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Il nous a sorti la loi LOM, qui dit que si la plateforme fait une charte sociale, le contrat ne peut pas être requalifié en contrat de travail. Une charte ! Ils demandent à Uber de faire une charte ! C’est à se taper la tête contre les murs ! En fait, aujourd’hui, le gouvernement, il vient nous voir et il nous dit qu’il va faire une loi pour négocier avec le banditisme. Je suis un bandit, je fais des trucs illégaux, et si je me fais attraper, ben OK, je garde juste la moitié du butin. Une charte ! Heureusement, le Conseil constitutionnel a rejeté cet article. Parce que, en fait, il nous dit quoi, Macron ? ‘‘C’est la mondialisation, tu peux pas comprendre, et c’est comme ça.’’ Voilà ce qu’il nous dit, Macron. Et attention, ils ont commencé avec nous, les chauffeurs, mais ils vont aller partout. J’ai vu un étudiant qui bossait avec une plateforme qui bossait avec une boîte d’intérim. Une heure à Monoprix, deux heures là… Ils se créent une armée de réserve. C’est leur monde. Un monde de fous. »
Le Dieu algorithme
Un « dieu » tout puissant : l’expression revient souvent, pour décrire le rapport qu’entretiennent les livreurs avec l’algorithme qui leur donne des ordres via le smartphone. « Commandes sur commandes, j’enchaînais, pas le temps de faire une pause, une fois livré ça sonnait de nouveau, bruit de notification sur l’appli… » Pauline, du Havre, en charge de son petit frère de dix ans, avait dû trouver là son premier boulot pour vivre avec lui. Elle en parle en mode automatique. « Lundi matin, 11 h, accès prioritaire au planning pour réserver la semaine suivante pour les chanceux, sinon 15 h et 17 h, car dans cette mouise pour rattraper ses stats faut livrer, participer aux pics les vendredis samedis et dimanches 20 h ‑ 22 h, être présent à 100% sur tous les créneaux réservés et se connecter dans le premier quart d’heure de l’heure pour assurer la prise en compte par l’algorithme, et enfin avoir 0 % de désinscriptions tardives sur les créneaux préalablement réservés, pas d’annulation moins de 24 h à l’avance. »
Avec une pression permanente à la clé. Nicolas, de l’Hérault : « Quand on reçoit une commande, on n’a aucune information, ni l’adresse du client, ni la rémunération prévue pour la course, uniquement le temps qu’on est supposés mettre pour arriver au restaurant. On découvre tout une fois au restau, et là on ne peut plus refuser de livrer, par risque de voir son compte suspendu du jour au lendemain. » Pour Pauline, la tâche a viré à l’obsession compulsive. « La sonnerie, je l’avais dans la tête et quand un créneau se libérait je me jetais, littéralement, sur mon téléphone, parce que toute la ‘‘flotte’’ se connecte au même moment, sur les meilleurs créneaux. Je vivais statistiques, je rêvais statistiques… Moralement c’était difficile, ce système. Et Deliveroo et les autres plateformes mettent des bonus comme bon leur semble : 2,00 € en plus par commande, pour inciter les livreurs à braver la situation sanitaire, pendant le premier confinement… »

Leïla Chaibi : « Macron, le lobbyiste d’Uber »
Notre copine Leïla Chaibi, qui bataillait, étudiante, contre le mal-logement, est maintenant députée européenne. Aux premières loges pour voir comment, à Bruxelles, Macron et les siens cherchent à couvrir le système des plateformes… Alors qu’elle remporte aujourd’hui la bataille contre les plateformes, Fakir publie cette interview réalisée il y a un an.
Fakir : à Bordeaux, les coursiers ont fondé leur coopérative, à Nantes ils ont manifesté la semaine dernière, demain il y a une grève dans cinq villes…
Leïla Chaibi : C’est une des nouveautés, depuis deux ans, en gros. Partout dans le monde, ces travailleurs vont devant les cours de justice et obtiennent une requalification en contrat de travail. Ils prouvent le lien de subordination, parce qu’un algorithme les surveille. Partout ça bouge : en Espagne, Yolanda Dìaz, la nouvelle ministre du Travail, une communiste, est en train de leur donner les mêmes droits que les salariés. De plus en plus de livreurs se bougent, y compris chez les sans-papiers. Chez Frichti, la moitié des travailleurs étaient sans-papiers et travaillaient à vélib ! Les gens du Clap ont bloqué les cuisines plusieurs vendredis soirs de suite, dont le soir de la Saint-Valentin. Deliveroo a perdu beaucoup d’argent. un réseau international des Geek workers, créé par Tito, un livreur espagnol, a vu le jour, en plus d’un réseau de travailleurs ubérisés qui existe déjà aux états-Unis. Ces boîtes sont organisées à l’international, il faut donc, en face, s’organiser de la sorte. Une des premières victoires qui a eu un retentissement est celle d’ABS, l’an dernier, en Californie, où tous les jobs des travailleurs ont été requalifiés en contrats de travail. Au Parlement européen, j’ai rencontré les lobbyistes d’Uber et de Deliveroo. Eh ben je peux te dire que leur gros flip, c’est que ça se passe comme aux états-Unis…
Fakir : Un combat s’engage, donc, à Bruxelles ?
L.C. : C’est dans la feuille de route de la commission, avec ce qu’on appelle le Digital Service Act. Tout le monde est persuadé qu’il faut bouger, dans un sens ou dans l’autre. L’idée est d’empêcher les législations nationales de faire ce qu’elles veulent de cette question. Et pour ça, on aura besoin d’un texte contraignant. D’une directive. On harcèle le commissaire Schmidt, qui a le dossier en charge, en ce sens : le 12 décembre 2019, on a fait venir 80 coursiers à vélo au Parlement, mais aussi des taxis espagnols, des chauffeurs de Californie, une mobilisation énorme. Ils ont fait une AG, ont interpellé la Commission européenne. Dans l’entourage du commissaire, ils disent que ça les aide, dans le rapport de forces. Et là, je me suis rendu compte qu’il y avait en fait vachement plus de consensus que ce qu’on pensait, sur cette question. Même à droite, on trouve des alliés, faut les chercher, OK, mais on en trouve. On crée un arc de forces. En fait, seuls les macronistes sont contre, vent debout !
Fakir : Parce que là, pour l’instant, Uber profite du flou ambiant sur le statut de ceux qu’ils font travailler…
L.C. : Beaucoup de livreurs ont compris une chose, désormais : leur statut, c’est une vraie porte d’entrée pour casser le code du Travail : de faux indépendants, qui sont tous pris pour des salariés. Mais chez Uber et autres, ils ne veulent pas du salariat. Le piège dans lequel ils veulent nous amener, c’est ce qu’on appelle le « troisième statut ».
Fakir : Qu’est-ce que c’est ?
L.C. : Une sorte de statut entre indépendants et salariés. En fait, il légalise le fait que ces chauffeurs sont des indépendants, avec un petit peu de protection sociale. Bref, on institutionnalise la précarité. Et c’est un vrai piège, du pain béni pour les plateformes. Bien sûr qu’elles sont d’accord pour prendre à leur charge un tout petit peu de protection sociale, avec une charte par exemple : ça les exonère de tout ! ça leur évite des procès ! Elles peuvent faire travailler n’importe qui sans avoir besoin de les salarier. Ils ont un discours bien rodé, que j’ai entendu dès que je suis arrivée au Parlement, puisque tu imagines bien qu’ils ont des lobbyistes très actifs. Ils te disent : « Oui, c’est vrai, il faut plus de protection pour les travailleurs, et nous on veut les fidéliser, mais ce sont eux qui ne veulent pas être salariés ! Ils veulent être libres ! » Et Deliveroo, pareil.

Fakir : Et le gouvernement français, quelle est sa position ?
L.C. : Ben, là-dessus, ce sont les Français qui sont à l’offensive…
Fakir : Dans quel sens ?
L.C. : Ils veulent imposer ce troisième statut ! Pour le lobbyiste de Deliveroo, Macron, c’est le modèle… D’ailleurs, Sylvie Brunet, une eurodéputée, est clairement envoyée par l’élysée pour ce faire. Tout le monde est d’accord pour progresser, aller dans le bon sens, sauf elle, qui ralentit les choses. Déjà, la loi LOM, la loi d’orientation des mobilités, de fin 2019, voulait protéger les plateformes, avec une charte contre tout risque de requalification des emplois en contrats de travail. D’ailleurs, les lobbyistes à Bruxelles regrettent que le Conseil constitutionnel n’ait pas validé l’idée…
Fakir : C’est la protection sociale d’Uber, plutôt que la protection des salariés, en fait…
L.C. : Surtout qu’au-delà des plateformes, il faut penser à la suite. Parce que ce statut, il pourra être utilisé, tiens, par l’agence de la BNP que tu vois en face, ou pour faire bosser le serveur qui nous amène un café, là. Pour l’instant, on est juste sur le transport et les livraisons, mais qu’est-ce qu’on va inclure dans ce statut ? Pendant le Covid, on a vu que Monoprix, par exemple, passait par Staff Me, une plateforme. Eh ben ils se sont dit que c’était quand même super pratique pour se séparer des gens. Les plateformes, c’est la version 2.0 de la sous-traitance. Amazon, Deliveroo, ils ont tous vu la crise comme une aubaine. Des gens se faisaient livrer un kit kat à domicile, tu te rends compte ! La crise a aussi mis en lumière la précarité de ces travailleurs.
Propos recueillis par Cyril Pocréaux.