« Je suis déjà foutu, de toute façon… »

« Il m’a fait vaciller, Ahmed, bloqué, parqué, sans horizon, avec sa femme et ses gosses… »

Publié le 1 décembre 2020

« Je viens pour un problème de logement. J’habite dans un T3 avec ma femme et mes deux enfants, au quinzième étage d’une tour. Quartier Nord. Je veux déménager, j’en peux plus. »
Un de plus, j’ai pensé.
Les soucis de HLM, c’est notre ordinaire, à la permanence. Visites, courriers, coups de fil de locataires, logés dans des appartements insalubres, trop petits pour leur famille, parfois sans chauffage. Ce matin de novembre, donc, c’est au tour d’Ahmed : « Y a les deux enfants qui dorment dans la même chambre, on a un tout petit salon, on n’a pas de place. Là c’est plus possible, quoi… En 2018, en novembre, y a eu un début d’incendie dans l’immeuble. Et après, pendant plusieurs jours, on n’a pas eu d’électricité, pas de chauffage et pas d’eau chaude. On pouvait pas chauffer le lait pour le biberon. Alors les enfants sont tombés malades.
— L’Opac vous a proposé d’autres appartements ?
— On m’en a montré deux. Mais j’ai refusé, c’était invivable. Une petite maison par exemple, dans un quartier, mais elle a été squattée pendant deux ans. On pouvait pas vivre dedans, y avait des traces de brûlé sur les murs, pas de compteur de gaz, des fils électriques arrachés, des bris de verre partout dans la petite cour, des bouteilles de pisse encore remplies qui traînaient. Je peux pas élever mes enfants là dedans, alors j’ai dit non. Je peux pas accepter ça, d’être maltraité comme ça.
— Et depuis, pas de nouvelles offres ?
— Non, et là, vraiment là, j’en peux plus.
Ce matin, je… »

Ahmed s’arrête net. Il me regarde, furtivement, baisse la tête et la prend dans
ses mains. Il s’effondre. Il pleure, et il cache
ses larmes.
« Je suis désolé, excusez moi, me dit il. Ce matin j’ai pas pu aller bosser. Quand j’ai voulu prendre ma voiture à 6 heures, elle avait plus de roues. On m’a volé les quatre roues dans la nuit. La voiture, elle était sur les essieux. C’est déjà arrivé une fois qu’on me pique les roues. Plusieurs fois déjà, on m’a cassé les vitres pour prendre le GPS et la radio. Vous savez, y a un gros trafic de voitures dans le quartier et quand ils réparent une voiture, ils se font pas chier à aller à la casse, hein. Ils prennent directement sur place ce qu’il leur faut. Comme je suis pas allé bosser ce matin, je vais pas être payé. Et là, ils vont envoyer ma voiture à la fourrière, c’est sûr, c’est ce qu’ils font quand elles restent comme ça dans la rue. J’ai pas l’argent pour payer la fourrière et pour changer les quatre roues. Je sais plus quoi faire, je suis à bout. Il faut qu’on parte du quartier. J’ai tout essayé : je suis allé voir tout le monde. À chaque fois c’est la même chose. Ils prennent des notes, et plus rien. »

Ahmed me fait vaciller : va falloir que je me bouge, pour lui, pas juste que « je prenne des notes et plus rien »
Je change de sujet, j’essaie. Lui porte une veste réfléchissante jaune, comme celles des éboueurs et des agents de voirie…
« Et vous faites quoi comme métier ?
— Je travaille au CAT, enfin l’ESAT il faut dire maintenant, l’ESAT APF à Rivery. Là bas, je fais un peu tout : ménage, conditionnement, tri, mise sous pli, etc. C’est dur et c’est mal payé, mais bon, c’est tout ce que je peux avoir comme boulot depuis mon accident. J’ai fait un AVC y a quelques années, je suis travailleur handicapé, maintenant. Je suis hémiplégique de tout le côté droit, ça se voit hein, vous l’avez vu quand je suis arrivé. Mon médecin, il m’a déconseillé d’être à temps plein, mais j’ai pas le choix, faut bien que je nourrisse ma famille. Ma femme travaille pas vraiment pour le moment, juste des petits boulots, mais sinon elle s’occupe des enfants. Alors dès que je peux, je fais des heures sup’. J’ai pas eu de chance dans la vie, vous savez. Ça n’a jamais été facile pour moi, mais j’ai toujours cherché à m’en sortir. Je me suis battu pour pas rester dans la misère. J’ai fait des études, j’ai un bac+2, tout ça pour qu’aujourd’hui je me retrouve dans la merde. Tous ces efforts… Mon accident, ça m’a foutu dedans. J’ai tout fait pour bien élever mes enfants. Mais aujourd’hui, les gens comme moi, on est condamnés, on est pris en otage. Je suis enfermé dans ma tour, dans mon quartier, dans mon travail. Y a aucune porte de sortie pour nous. On doit juste baisser la tête. Je me suis résigné à ça, je suis déjà foutu, moi, de toute façon. Mais je veux juste élever mes enfants dignement, dans le droit chemin. Je veux juste qu’ils grandissent bien, qu’ils réussissent à l’école, que eux ils puissent s’en sortir. C’est pour ça que je veux changer d’appartement et de quartier. Voilà, ça fait deux ans que j’ai demandé, et toujours rien. Ce matin, les roues de la voiture, c’est la goutte d’eau. »

On fait une lettre au bailleur, avec la signature du député en bas.
Parfois, ça aide.
Là, ça a aidé…

Un jour de janvier, je reçois un coup de fil. Ahmed.
« Je voulais vous téléphoner plus tôt, mais ça n’a pas été facile pour moi la fin d’année. Ma mère est morte, alors j’ai dû rentrer en catastrophe au bled. Je n’ai pas eu le temps de vous appeler avec tout ça, quel malheur encore.
— Mais pourquoi vous vouliez tant m’appeler ?
— Ah mais vous n’êtes pas au courant ? L’Opac nous a enfin donné un autre logement. On s’est installés dans un nouvel appartement là, à Pierre Rollin. Franchement c’est super, l’immeuble il est bien, le quartier il est bien. Là, on est encore dans les cartons, mais bientôt on sera bien installés. Il a fallu trouver une école pour les filles aussi, mais maintenant c’est réglé ça. Bon voilà quoi, je voulais vous remercier, vraiment merci, merci de tout cœur pour le courrier. C’est sûr ça a aidé, ça faisait des années qu’on attendait. Si vous voulez venir avec monsieur Ruffin, c’est quand vous voulez. Vous êtes les bienvenus, vraiment. Et même avec monsieur Mélenchon si vous voulez, il est bien lui aussi, j’aime bien moi.
— Et pour votre voiture, la fourrière l’a embarquée finalement ?
— Alors non, heureusement ils l’ont laissée. J’ai pas eu besoin de payer la fourrière, j’aurais pas pu de toute manière. Je suis allé acheter trois roues dans une casse, et maintenant c’est bon.
— Trois roues ? Mais comment vous faites avec seulement trois roues ?
— Bah en fait j’ai mis les trois roues de la casse, et la roue de secours qui était dans le coffre. Je sais que c’est pas légal hein, même les trois roues elles sont pas pareilles ! Mais au moins je peux aller au travail en voiture. Changer les quatre roues, c’était beaucoup trop cher. »

Évidemment, j’oubliais la débrouille, les plans B, l’ingéniosité par manque d’argent. Pour les gens comme Ahmed, le « réemploi » et la sobriété s’appellent la démerde. Ils ne réduisent pas leurs trajets en bagnole pour moins polluer, mais parce qu’ils ne peuvent pas mettre pour plus de dix euros à la pompe.
Mais au moins, il a un nouvel appart’…

Articles associés

Pour ne rien rater, inscrivez-vous à la

NIOUZLAITEUR

Les plus lus

Les plus lus

Retour en haut