La vieille garde fakirienne est unanime.
À l’époque pour pas mal d’entre nous, c’était encore « le temps des œufs au plat, le temps des chambres sous les toits ». Nous faisions vivre ce canard, sans aucune certitude, et sans même penser sérieusement qu’il pourrait avoir un quelconque avenir.
C’est alors que Jean Damay, prêtre-ouvrier, est arrivé parmi nous, accompagné de ses inséparables casquette, pipe, et sac en bandoulière.
Son profil tranchait avec le nôtre, qui sortions à peine des jupons de nos mères. Sa vie, elle était déjà bien remplie : ordonné prêtre le 29 juin 1962 à Amiens, avant de devenir vicaire, aumônier, missionnaire en Afrique, pour aider au développement agricole et à la mise en place d’un système de troc, et où il écrira ses Lettres du Nord-Cameroun, mais aussi infirmier, pouvant chanter Brel en faisant une prise de sang… Sans compter son implication dans le tissu associatif local, comme auprès du Collectif des sans-papiers, ou le DAL.
Jean, donc, souhaitait apporter de la rigueur dans notre vie associative quelque peu « décontractée » sur le plan administratif.
Il endossera alors le rôle de trésorier.
Avant lui, un sachet plastique Mammouth tenait lieu de caisse.
Avec Jean, nous aurions désormais un « état des comptes mensuels », avec une colonne « Crédit », et une autre « Débit », annonçant un chiffre précis à la fin de chaque mois. Divine surprise quand il découvrait vingt abonnés supplémentaires… Voilà qui tenait du miracle !
Son compte-rendu était parfois accompagné d’une lettre manuscrite dans laquelle il n’hésitait pas à donner son point de vue, honnêtement, et parfois sans complaisance. Car c’était un homme libre, comme lorsqu’il avait claqué la porte aux autorités ecclésiastiques souhaitant transférer leurs bureaux dans un appartement cossu d’un quartier bien tranquille : « Moi ce que je veux, c’est être avec les gens ! » Libre, aussi, comme ce jour où jouant de l’orgue à la cathédrale, il avait prolongé son accompagnement de chants classiques par quelques notes de « Viens poupoule, viens poupoule, viens »…
À nos côtés, ce trésorier était vigilant. Aline, salariée à l’époque, n’a pas oublié quand il « tenait serrés les cordons de la bourse de Fakir ». « Je venais chercher mon chèque d’emploi-jeune, et j’avais l’impression de venir forcer un coffre-fort ! » Pas de doute, le trésor de guerre était bien gardé… Et puis, bien avant, il y avait eu « les vacances de mon enfance », quand « il était là, pipe au bec, bonnet vissé sur la tête pour ses footings matinaux. »
Jean n’était pas seul à être venu nous soutenir. Sa sœur, Thérèse Couraud-Damay, infatigable militante et nonne défroquée, était également devenue présidente du journal. C’est chez elle que nous nous retrouvions bien souvent, pour organiser l’envoi aux abonnés en dégustant tartes, crêpes, gâteaux… et le surprenant cake poireaux-moules, laissant à l’occasion quelque traces de gras sur vos journaux. Souvenir heureux : dans sa petite maison avec pleine vue sur le cimetière se retrouvait la faune hétéroclite qui composait cette équipe, du bouffeur de curés jusqu’aux cathos (plus ou moins) de gauche.
En s’investissant à nos côtés, Jean était venu nous dire que c’est à nous qu’il passait le témoin, qu’il nous désignait comme ceux qui devaient continuer le combat, que ce journal avait un véritable rôle à jouer à l’avenir. Et même si sa présence imposait le respect, il se voulait toujours accessible, ouvert à la conversation. Quand tu débarquais dans sa petite maison de la rue Pierre Lefort, il t’accueillait volontiers avec une petite blague arrosée d’un verre de kéfir, terminant toujours la conversation par son traditionnel « Voilà voilà… »
Jean est parti en cette fin octobre.
Au jour des adieux, à l’église, les sans-papiers ont dressé une haie d’honneur au passage du cercueil, en chantant Lily de Pierre Perret.
Et aujourd’hui, Jean sait.
Il sait s’il avait raison de croire en ce « Bon Dieu ».
Quant à nous, nous savons que son passage ici-bas aura permis de rendre notre trésorerie, et surtout ce monde, un peu meilleurs.