Qui bosse… sur mon rouleau ?
Bonne nouvelle : la bataille de la relocalisation de mon PQ n’est, pour l’heure, pas nécessaire. Trop volumineux, pas assez cher (un rouleau coûte en moyenne 28 centimes) : délocaliser la production loin des fesses des consommateurs n’est pas rentable. Bien qu’elle revendique la paternité de l’invention aux alentours du VI e siècle, la Chine n’exporte donc pas de papier toilette.
La marque Lotus, leader du marché national avec 37 % des parts de marché, fondée en 1967 en France, a malgré tout fait le tour du monde : revendue aux Italiens d’Eridania en 1986, cédée aux Américains James River en 1989 puis Georgia Pacific en 2002, avant d’aboutir en 2011 dans l’escarcelle du Suédois SCA, qui deviendra plus tard Essity. Mais notre PQ reste produit dans deux usines de l’Hexagone. Comme celle de Gien, dans le Loiret : là-bas, 410 salariés se relaient 24/24 et 7/7 pour pondre deux millions de rouleaux par jour, avant le ballet des 130 poids lourds qui desservent l’Ouest de la France. Et c’est là que ça coince : si le chauffeur est sous droit français, il pointe à 10 euros de l’heure. S’il est roumain, bulgare ou ukrainien – le gros des conducteurs de camions en Europe – il doit se contenter, grosso modo, de… 2 euros de l’heure. Pas de cul.
Qui j’engraisse… en m’essuyant ?
Dans ma feuille de PQ Lotus, il y a un peu de BlackRock et de Goldman Sachs — pas beaucoup, mais c’est un indice : la marque au nénuphar navigue dans les hautes sphères du capitalisme actionnarial. Mais attention : l’objectif reste « la dignité humaine ». « Le papier toilette, ça fait partie de la dignité humaine. C’est vraiment des produits d’hygiène qui, si vous avez peur d’en manquer, eh bien vous pouvez demain être face à une situation où vous ne serez plus confortable dans votre dignité même de personne humaine », s’inquiétait Marc Specque, directeur de la communication d’Essity, le 2 avril dernier. Essity, leader européen des produits d’hygiène, qui est coté à la Bourse de Stockholm.
Parmi les gros investisseurs, donc, l’actionnaire principal (30% des votes) est Industrivarden, l’un des deux fonds d’investissement les plus puissants de l’économie suédoise. Son président et premier actionnaire, le très discret sexagénaire Fredrik Lundberg, est dépeint par le Financial Times comme le nouveau « roi du business suédois » : Industrivarden possède des parts substantielles dans plusieurs champions nationaux tels que Volvo (les bagnoles) et Ericsson (la téléphonie). Sa préoccupation principale ? « Créer de la valeur. » Pour ce faire, Essity annonce fin 2018 mille suppressions de postes et ferme des usines un peu partout dans le monde (ils vendent dans 150 pays), à Saint-Étienne-du-Rouvray en France, mais aussi en Espagne, en Slovaquie, au Chili et aux États-Unis. Son directeur général, Magnus Groth, a du coup vu sa rémunération annuelle augmenter de 20 % en 2019, pour atteindre la coquette somme de trois millions d’euros…
Qu’est-ce qu’on trouve… dans ses feuilles ?
Les feuillus tropicaux « pour la douceur », les résineux nordiques « pour la résistance », bref, « un équilibre parfait pour un confort optimal ». Sauf que pour nettoyer nos postérieurs sans qu’on n’ait à souiller nos mains, Lotus n’hésite pas à se les salir. Un rapport Greenpeace de 2017 a montré que la marque « s’essuyait avec » les forêts boréales du Grand Nord : des millions d’hectares de résineux anciens sont ainsi rasés en Suède et en Finlande, mais aussi en Russie. Essity et ses partenaires tapent allègrement dans les 835 000 hectares de la forêt de Dvinsky, l’une des dernières grandes zones forestières naturelles sauvages en Europe.
Pour la douceur, c’est surtout au Brésil que ça se joue. Le pays est devenu l’un des premiers producteurs mondiaux de pâte à papier, grâce au développement à la fin des années 1990 d’une espèce d’eucalyptus génétiquement modifiée pour grandir plus vite, l’urograndis. Problème : l’arbre mutant exige de grandes quantités d’eau, pompe les nappes phréatiques, érode les sols et absorbe relativement peu de carbone. Il faut environ 384 arbres pour fabriquer le papier hygiénique qu’une personne utilise au cours de sa vie. Soit l’abattage de 27 000 arbres par jour (selon une enquête de 2010 de l’ONG World Watch Institute) pour satisfaire la consommation mondiale. Et tout ça sans compter le recours aux dérivés de chlore pour blanchir la pâte, les parfums, colorants, bactéricides et conservateurs, sources de fumées toxiques et de rejets polluants…