Rallumer la lumière !

Les Français sont inquiets pour leur santé, leur salaire, leur loyer. Est-ce le moment de mettre des clavecins dans les cantines des usines ? Des saynètes de Molière dans les gares ?

Publié le 1 décembre 2020

« Je démarre ma longue série d’amendements : c’est un vrai tunnel, tout comme le tunnel dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Le plus terrible, ce n’est pas de traverser ce très long tunnel, c’est qu’il n’y a pas de lumière au bout. Vous n’allumez, et je dirais même, nous n’allumons aucune lumière. Pire que le présent, c’est l’avenir qui désespère. »
Ce soir-là, à l’Assemblée, dans l’examen du Budget « emploi », je me fends d’une introduction, par précaution, parce que je devine que ça va fuser : « Ruffin le zinzin ! » Même sur nos bancs, à la FI, on se méfie : ces amendements ne sont pas cosignés, je marche seul. Même dans mon équipe, je vais dire, sans les trahir, mais les copains ont fait la moue : « Tu crois vraiment que c’est le moment ? Les Français craignent pour leur santé, les gens sont inquiets pour leur salaire, leur loyer…
— Mais justement, c’est le moment ! Les hommes et les femmes ne sont pas qu’un ventre à remplir, qu’une gamelle… Nous ne devons pas parler qu’à leur estomac, ou à leurs yeux pour la fiche de paie. Ils aspirent à la beauté. Ce qui maintient debout, c’est aussi l’âme, une espérance. Il nous faut rouvrir l’avenir. »

L’ordinaire est effacé

Alors, on s’est creusés : ça serait quoi, des métiers d’avenir ? De quoi non seulement gagner sa vie, mais lui donner un sens ? Soigner les petits et les grands, réparer la planète et les bicyclettes, s’occuper de poésie et des punaises de lit, mettre de la beauté et de la musique dans nos vies.
Dans l’Hémicycle, j’ouvre le bal par du classique : « Que dans chaque quartier de nos villes, dans chaque canton de nos campagnes, on compte un atelier de réparation d’électronique, d’électroménager. La moitié des réparateurs ont fermé en dix ans, parce que faire réparer sa machine à laver, par exemple, ce n’est pas rentable, c’est moins cher d’en acheter une neuve. On voit naître des Repair Café. Ces métiers-là, cette lutte contre l’obsolescence, n’existeront pas par la main invisible du marché. Il faut le vouloir. Il faut un plan réparation, avec les mairies, avec les associations… »
Sur ça, bon, ça passe encore. Sur les brigades pour replanter des haies, pourquoi pas. Sur les conciergeries, à la rigueur. Ça se gâte quand j’en viens à l’art, même si je me place sous la statue de René Char : « ‘‘Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté’’, écrivait le poète dans Fureur et mystère, en pleine guerre, au cœur de la nuit nazie. Je crois que, dans nos ténèbres à nous aussi, alors que les cinémas et les théâtres sont fermés, que les concerts sont annulés, il faut faire de la place pour la beauté. Je veux que l’art ne reste pas dans un lieu fermé, le musée, à part un jour par an, le jour où la musique a sa fête. Oui, je veux des clavecins et des contrebasses à la cantine des usines, des poètes dans les gares, des saynètes de Molière dans les rames de métro. »
Ça a soulevé les rires, bien sûr, des champions de la start-up Nation. Tout comme mon idée de photographes publics :
« La mère de Vincent est partie en préretraite, à 55 ans. Elle travaillait à l’hôpital Saint-Victor, où son fils n’a jamais mis les pieds. Elle disparaissait le soir, réapparaissait le matin ou l’après-midi. Que faisait-elle à l’hôpital ? Il a fallu que Vincent attende le dernier jour, les dernières heures, le pot de départ, pour l’accompagner dans son service longs séjours et en rapporter dans sa tête quelques images.
C’est ainsi que, sur les murs de nos maisons, les photographies offrent presque une version inversée du réel – comme si nous passions notre temps à des repas d’anniversaire ou au bord de la plage, en rang d’oignon devant le Mont-Saint-Michel. C’est l’exceptionnel qui est représenté, quand l’ordinaire, notamment l’ordinaire du travail, est effacé. »

Du beau dans nos vies

Et même succès avec les fresques murales :
« Avec les Gilets jaunes, ont fleuri sur les ronds points des tours Eiffel et des arcs de triomphe en palettes. Au lieu de préserver ce patrimoine social – car il y a un patrimoine social, comme il y a un patrimoine national –, on a envoyé la police pour le briser. La police a découpé Marcel en morceaux, cette immense toile, représentant un homme ordinaire, auréolé. De même, les fresques rendant hommage aux gilets jaunes ont été effacées. Plutôt que de détruire ces œuvres, on aurait dû les conserver, les inscrire dans notre patrimoine. Du beau qui mette du baume au cœur des gens. Eh bien, je vous propose d’ajouter du beau dans nos villes… »
Un Marcheur a ironisé : « Je suis admiratif, monsieur Ruffin. Vos équipes ont fait preuve d’une imagination incroyable pour parvenir à passer le filtre de la recevabilité financière ! Nous vivons un moment ubuesque. Tout de même : soyons en phase avec l’urgence de la situation ! Je vous en conjure !
— Oui, je me félicite que mes équipes et moi même ayons de l’imagination ! Croyez moi : pour sortir de la crise non seulement sanitaire, économique et sociale, mais aussi écologique dans laquelle nous sommes, il va falloir faire preuve d’un peu d’imagination ! On ne pourra pas se contenter de répéter les mots concurrence, croissance, mondialisation et compétitivité en long, en large et en travers ! Vous parlez d’urgence, mais c’est justement parce que j’ai conscience de cette urgence que je dépose ces amendements qui allument une lumière dans le tunnel. »

J’ai conclu avec emphase : « Je peux essuyer vos moqueries. Victor Hugo écrivait ceci :
“Le poète en des jours impies
vient préparer des jours meilleurs.
Il est l’homme des utopies,
les pieds ici, les yeux ailleurs. […]
Dans sa main, où tout peut tenir,
il doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue
comme une torche qu’il secoue,
faire flamboyer l’avenir !”
Nous devons faire flamboyer l’avenir ! »

Roosevelt, lui…

J’avais déjà trop cité Roosevelt pour la soirée.
Quand même. En 1933, en pleine crise, avec 25% de chômeurs, le président américain ne fait pas que construire des grands barrages : il embauche des artistes…
« Roosevelt a une conception de la culture presque comme un ciment social, analyse l’historien Jean Kempf. Il faut redonner confiance au peuple dans sa propre destinée. Cette politique de la culture, c’est une politique de recréation de la confiance. »
Federal theater project, Federal music program
, etc. : à travers ces programmes, l’administration Roosevelt embauche 13 000 comédiens et permet à 25 millions d’américains d’aller au théâtre ! 2500 musiciens sont également employés, et mettent en scène, en musique, la grande Dépression. Des peintres, pour le beau, pour produire plus 2500 fresques. Enfin, des photographes aussi, comme Dorothea Lange, vont documenter la misère qui touche le pays.
Parce que Roosevelt devinait cela, aussi : qu’un pays tient aussi par son âme.

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