Cette France qui nous écrit : Léna, Nicolaie et Boris

Anne‑Sophie ouvre les courriers du rédac’ chef ‑ député, et rappelle les gens…

Publié le 1 décembre 2020

Sur vos lèvres

Léa, étudiante à Paris.

« Je suis née sourde, sévère puis profonde, je porte des appareils auditifs. J’étais plutôt fière, bien que ce soit un exercice fatigant, de pouvoir être autonome et ne pas dépendre de quelqu’un… jusqu’à maintenant où tout le monde porte des masques. »


Extrait de la lettre envoyée par Léa.

« Je n’aime pas cette sensation de perdre le contrôle de la situation. J’ai toujours préparé chaque phrase que je répète avec automatisme : ‘‘Bonjour, non merci, je n’ai pas besoin de sac, non je n’ai pas de carte de fidélité, je paierai par carte, merci beaucoup, passez une bonne journée.’’ Sans entendre la réponse de la caissière, je dis ces phrases avec un sourire parce que c’est toujours comme ça dans un supermarché : la monotonie. Elles ne se soucient pas de comment les gens rangent leurs courses, s’ils sont en galère ou pas, parce que ça, c’est notre problème à nous, les clients. » Léa nous avait envoyé un premier long courrier, pour raconter sa difficile expérience, dans un supermarché. « C’est arrivé en mars 2020, le premier mois de confinement. J’ai organisé mes courses, dit bonjour à la caissière. Elle s’est adressée à moi : “… ous tré… bashaach…”
‑ Je paye par carte bancaire… soin… abaaash… die…”
Elle refuse la carte bancaire. Je ne comprends pas. Je commence à paniquer, parce que ce n’était pas prévu. Je la fais répéter, je tente de déchiffrer. Je finis par lui dire ce que j’évite le plus possible : “Je suis sourde, excusez‑moi, je n’entends pas du tout ce que vous dites et je lis sur les lèvres” Elle s’impatiente, j’ai cassé son rythme, je crée la queue derrière. Elle se met à parler plus fort : “SOIN… OUSH…ABAS !!!” Elle finit par appeler l’agent de sécurité, qui remarque mes appareils et m’explique très gentiment que la caissière voulait regarder mon cabas. C’est à ce moment‑là, en sortant du supermarché, retenant mes larmes, que je réalise quelle sera ma difficulté dans les mois à venir et à quel point la vie va changer. »

Pour comprendre, nous aussi, nous avons entamé une conversation, par mail. « Je ne peux plus sortir dehors sans me retrouver isolée de toutes les conversations, écrit Léa. Mes amis doivent prendre le risque d’écoper d’une amende en retirant le masque quelques secondes pour m’expliquer ce qu’ils ont à me dire. » Elles sont sept millions de personnes sourdes qui en France, face aux visages cachés sous les masques, se retrouvent coupées du monde. « Mes parents ont très tôt remarqué ma surdité. Le diagnostic est tombé, le même que mon grand frère Théo, qui a 28 ans maintenant. Nous avons rapidement été appareillés, mais les appareils ne corrigent pas : ils reprennent les sons pour que nous entendions un petit peu mieux. Mes parents ont finalement opté pour un système de code qui aide à la lecture labiale : la langue française parlée complétée (LfPC). Le positionnement de la main autour du visage montre les voyelles, tandis que la forme de la main montre les consonnes. » Léa fut longtemps la seule élève sourde dans des grandes classes d’entendants. Ce n’est qu’à la fin du collège qu’elle réalise que tout le monde ne lit pas sur les lèvres, comme elle : « J’ai toujours cru que c’était inné ! » En 3e , Léa veut faire son stage découverte chez un luthier, jouant elle‑même du piano à partir des vibrations. Impossible. « On m’a dit que je n’entendais pas les sons purs de l’instrument. » La jeune femme est aujourd’hui étudiante en webdesign à Paris. Elle tient à se débrouiller par elle‑même malgré les masques. « Les lycéens sourds sont en grosse difficulté, avec l’absence du masque inclusif [transparents], et les cours en distanciel sans sous‑titrage. Les masques inclusifs commencent à arriver maintenant, au mois de novembre. » Mieux vaut tard…

Les fourmis oubliées

Nicolaie, chauffeur de maître à Cannes

« Je suis chauffeur travaillant pour des sociétés de limousines. J’exerce depuis trente ans ce métier avec passion, et aujourd’hui, plus de droits, plus de travail, plus d’avenir… On essaie de se faire connaître, voir, entendre mais c’est très difficile. Votre voix va peut être nous y aider. »


Extrait du mail envoyé par Nicolaie.

Le mail se termine par le smiley en forme de mains collées l’une à l’autre. Une prière. Jusqu’à la crise sanitaire, ce chauffeur de maître ne demandait rien. Installé depuis 2007 sur la Côte d’Azur, à Cannes, le boulot ne tarissait pas : meetings politiques, festivals en veux‑tu en voilà, Nicolaie conduisait les limousines à tour de bras. Toujours discret, gardant avec lui les secrets d’État comme les secrets d’alcôve, petite main de l’ombre corvéable à merci. « On peut conduire des chefs d’État étrangers, des stars, des ministres… Au sommet de la Francophonie, on peut être deux cents chauffeurs, parfois ! Il faut être disponibles H24. Une fois, j’ai dû aller chercher le PDG de Total en urgence à l’aéroport, à la demande de Nicolas Sarkozy ! » Fin octobre 2019, la saison se termine avec le sommet de la Francophonie, justement, à Monaco. Reprise prévue en mars 2020 avec le Congrès international de l’immobilier de Cannes. Mais le monde se retrouve confiné. Pôle emploi prolonge son allocation jusqu’au déconfinement… puis plus rien. Il interroge ses collègues : la loi de 2014 a sorti les métiers de l’événementiel du statut des intermittents. Le voilà au régime général, beaucoup plus contraignant. Sur des groupes de discussion, il fait la connaissance de Fabien Paulin, maître d’hôtel installé à Grasse, dans la même situation. « Nous sommes entre 15 000 et 20 000 à travailler comme extras dans la restauration » raconte Fabien. Et 70 000 en comptant les hôtesses d’accueil, les guides conférenciers, les agents de sécurité. « C’est vrai, avoue Fabien, nous ne nous sommes pas battus lorsque la loi de 2014 est passée parce que du boulot, y en avait. On peut finir à 2 heures du mat et reprendre à 7 heures pour une nouvelle mission, et ça pendant toute la saison. » Fabien a pu être embauché dans un hôtel cet été, mais Nicolaie a effectué dix heures, seulement, en juillet, et 25 jours en août auprès d’un homme politique étranger qui possède une maison sur la Côte d’Azur. Depuis : pas grand‑chose. Les boulots se font rares. Les aéroports sont déserts. Plus de chefs d’État à attendre sur le tarmac. Il a travaillé comme voiturier au golf de Mandelieu mais le site est peu fréquenté : il a été remercié. « Je ne peux même pas toucher le RSA vu que j’ai travaillé en août. Depuis septembre, je n’ai plus rien sur mon compte. » Alors, Fabien et Nicolaie remuent ciel et terre, manifestent, relaient les situations tragiques de certains de leurs collègues, sollicitent les conseillers du Premier ministre… sans succès. Pour l’heure, les milliards annoncés par le gouvernement leur passent sous le nez. « C’est comme si on nous avait oubliés. » Alors, ils demandent le retour à leur statut d’antan, une année blanche comme les intermittents du spectacle. Discrets dans leur métier, ils apprennent à être têtus…

Le blé au cœur

Boris, boulanger dans l’Allier

« Je suis artisan boulanger-pâtissier, je fais partie de cette France qui consacre toute sa vie, ses économies, son temps, au travail, matin, après-midi, nuit, jours fériés et dimanches. Je fais partie de cette France oubliée, de cette France méprisée, de cette France bafouée. »


Extrait du courrier envoyé par Boris.

« À ce rythme, dans vingt ans, on ne mangera plus de pain. » Boris sort les chiffres : au début du siècle dernier, on mangeait 900 grammes de pain par habitant et par jour. Aujourd’hui, on n’en mange plus que 84 ! – soit un tiers de baguette. « Il faut faire quelque chose maintenant sinon demain, notre métier n’existera plus. » Depuis dix ans, deux mille boulangeries ferment chaque année. Aux premières loges d’un métier qui souffre de la concurrence de la grande distribution, il a rédigé une lettre salée adressée au Président. Car ce métier, pour Boris, c’est une passion. Son parcours scolaire est exemplaire, et il choisit CAP puis BEP boulangerie‑pâtisserie, au grand dam de ses professeurs ! « Je n’en démordais pas : je voulais être boulanger. Je me disais que nous aurions toujours besoin de pain. » À 25 ans, Boris ouvre sa première boulangerie
en Dordogne, où il est un des plus jeunes patrons à s’installer. Puis la vie le conduit à Gannat, petite ville au nord de Clermont‑Ferrand, où il ouvre Les blés au cœur. Il y construit sa boutique de toutes pièces. Derrière sa vitre, au four, il peut voir ses clients, ses clients peuvent le voir préparer du pain, du vrai. Celui qu’on prépare tôt le matin avec des produits de qualité. Et de l’amour, du moins si possible… Car selon Boris, il y a bien un problème de blé aujourd’hui. « Les assemblages de farine ont un taux de gluten trop élevé. Dans un blé qui pousse à l’état naturel, ce taux est de 10 %. Mais aujourd’hui, on exige un taux à 15 % pour faciliter la fabrication. Pasquier, numéro un de la viennoiserie industrielle, ils imposent ces 15 %, sinon le blé n’est pas acheté aux agriculteurs. » Résultat : ces derniers doivent user d’azote et d’insecticides pour obtenir un blé conforme aux exigences de l’agro‑industrie. Le but ? gagner du temps – et de l’argent – au détriment de la santé : le taux élevé explique les intolérances de plus en plus fréquentes au gluten. Et encore : peu savent que dans les pains ou les viennoiseries industrielles se cachent aussi des additifs. E471, E472 – tous deux cancérigènes – pour que le pain lève bien, propionate de calcium qui génère du diabète… Et la concurrence est rude, sinon déloyale. À Gannat, 6000 habitants, cinq artisans boulangers font face à cinq grandes et moyennes surfaces (GMS), et à une chaîne, Marie Blachère. Son fondateur ? Bernard Blachère, 443 e fortune française selon Challenges. Plus de 500 franchisés en France, une nouvelle boutique qui se monte chaque semaine. En janvier 2019, la boulangerie franchisée dresse une grande bâche sur sa façade pour lancer sa promo : quatre baguettes achetées, quatre baguettes offertes ! Illégal, explique Boris : « depuis la loi EGalim de 2018, après la ruée vers les pots de Nutella bradés, ces promotions sur les produits alimentaires sont limitées. » Sous la pression de la Fédération des boulangers Marie Blachère retire sa banderole, mais pas sa promo… « Pendant la pandémie, on a travaillé jour et nuit, on a rendu service aux clients. Mais avec tout ça, on se demande pourquoi on se lève… »

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