Dans la cuisine de Darwin (n° 91)

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.

Publié le 15 décembre 2019

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Bienvenue au zoo


« Conforama est une entreprise fragile, qui ferme des magasins à tour de bras. Quand je vois une campagne de pub comme celle-là, je me dis que ça ne va pas s’arranger. On a ici tous les clichés qui confortent les préjugés racistes : un Black souple et vigoureux, un Asiatique énigmatique, torse nu et nœud papillon… On est proche des zoos humains du début du siècle. Ma grand-mère me racontait qu’elle y avait vu des lilliputiens. On est proche d’un dépliant des années 1920. C’est à la fois laid, et raté. Et tout ça a dû coûter un pognon de dingue. C’est distribué partout en France, aussi incroyable que ça puisse paraître… Penser qu’ils ont été plusieurs à bosser là-dessus, ça me sidère.
Dans Les lettres persanes de Montesquieu, deux Persans arrivent en France et s’étonnent de nos coutumes. Mais leur humour nous fait comprendre qu’on est finalement tous semblables. Quand on voit un document pareil, cette vieille iconographie qui s’incruste au fond des esprits, ça nous confirme qu’on a toujours besoin de se le rappeler. »

Chez la cousine de Hulk


« On nous propose maintenant des choses invraisemblables : des franchises avec les tantes ou les cousines des super-héros. La tante de Superman. La cousine de Hulk, She-Hulk. Hulk, je connais son histoire, il a été bombardé de rayons gammas, d’accord. Mais pourquoi sa cousine le serait-elle aussi ? Ça n’a aucun sens. Et Miss Marvel, la première super-héroïne musulmane ?
On a là un outil de dépolitisation des masses, à 100 000 lieues de la réalité. J’ai lu récemment un super bouquin, Divertir pour dominer, chez l’Echappée, qui compte déjà parmi mes livres de chevet. Le premier article est justement sur les séries. Si les gens en sont si friands, c’est parce qu’elles donnent l’impression au spectateur de dominer la psychologie humaine. Les personnages sont monothématiques, d’un seul bloc. Les trajectoires sont largement plus simples que dans la vraie vie. Mais la réalité est infiniment plus complexe… Le seul lien avec l’existence ? Le népotisme. Là, c’est la démission du réel : on se réfugie dans un cocon fictionnel. On va chercher l’oubli chez la cousine de Hulk… »

Eros, Thanatos et la merde.


« Un chat en bouée, un soleil en bouée, et une merde en bouée : c’est un aveu.
Début septembre, je regardais le magazine Capital. Cela me permet de m’ouvrir à des catégories socioprofessionnelles que je ne connais pas. Une fille, 25 ans, qui sortait d’école de commerce, venait d’inventer un nouveau marché : des bouées XXXL, pour cinq à dix personnes. Là, au moins, on montre ce que c’est, tout ça : de la merde. Qu’on ne s’inquiète pas : il y aura encore des gens pour l’acheter. Même si un tiers des sédiments marins est aujourd’hui composé de plastique… Cela me rappelle une autre image que j’ai gardée, celle d’une tortue qui s’étouffait en machouillant un bout de plastique. Toute l’impuissance et la confiance aveugle de l’animal qui ne comprend pas qu’il va mourir parce que l’homme détruit son environnement.
Dans Malaise dans la culture, et c’est à mon sens son texte le plus intéressant, Freud montre la vie comme ring, théâtre d’un combat entre deux forces : Eros, la pulsion de vie, et Thanatos, la pulsion de mort. Il explique qu’on peut trouver une certaine jubilation à faire le mal, dans une espèce de sadisme déçu, car c’est l’une des seules manières d’oublier ses pulsions, de renoncer à ses tensions pulsionnelles. Nous y sommes, là, en plein. »

La stratégie de l’omniprésence

« La presse magazine vole au secours de la victoire. Marc Lévy est sans doute l’écrivain qui a vendu le plus de livres ces quinze dernières années, mais voilà encore une page sur lui. Non pas pour parler de sujets sur lesquels il serait compétent, mais sur sa playlist du moment, son plat préféré, ses habitudes du quotidien. On est sur une surexposition de la futilité. ‘‘J’aime flâner sur les marchés.’’ Doit-on être intéressés par ce qu’il pense de l’achat des poireaux ? Même ses fans ?
Mais il s’agit bien, justement, de ne pas parler de l’essentiel : la presse magazine réussit la prouesse de n’évoquer que des choses mineures. Pour ne pas parler des sujets qui fâchent, elle blablate. Elle bavarde de choses inessentielles. Le problème, c’est que le triomphe de cette insignifiance nous rend progressivement inaptes à assimiler les informations d’importance. »

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