Les petites mains : cellule psychologique

Ses salariés dépriment ? Le boss y voit une occasion en or…

Publié le 15 décembre 2019

« Comment ça va, aujourd’hui, Cyril ? »
C’est qu’il nous inquiète, depuis un moment, notre rédacteur. Lui répond parfois, les yeux dans le vague, pas très bien rasé, voûté… à force de porter le malheur du monde sur ses épaules trop frêles. Pire qu’Atlas !
« Ouais, mouais, ça va… Là, en ce moment, bosser sur les scandales pharmaceutiques, les victimes, leurs souffrances, ça me fait du bien. Ça m’aide…
– Nan mais c’est horrible, s’écrie Julie, leurs histoires, tous ces drames humains… La Dépakine…
– C’est une vraie bouffée d’oxygène, par rapport au reste. »

Le « reste », c’est les sujets qu’il se tape, depuis un an, envoyé au casse-pipe par le rédac’ chef-député. L’Aide sociale à l’enfance, les gamins séparés de leurs parents, baladés de foyers en familles d’accueil. Les cancers pédiatriques, avec les parents qui ne peuvent pas payer les obsèques de leurs petits.
« Tu peux pas imaginer l’angoisse, t’as pas d’enfants », il nous chuchotait, comme pour se justifier. A côté de ça, le procès France Télécom et ses dizaines de suicidés, ce fut plutôt positif : les bancs du palais de justice étaient confortables, et la salle bien éclairée. Mais quand même : « J’en peux plus. Ma femme me dit que mon caractère change, que je me renferme, c’est bizarre… »

Thibault a trouvé la solution.
« On pourrait pas mettre en place un Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ?
– Un CHSCT ? Mais ils vont être supprimés dans trois mois ! Vous savez que je suis pas favorable à ce que fait Macron, mais la loi est passée, c’est la loi. Et puis, franchement, ça forge le mental, ce genre de sujets. Après ça, la révolution, ça semble un chemin couvert par des pétales de roses.
– Peut-être une cellule d’écoute, au moins ? Que quelqu’un vienne de temps en temps, qu’on puisse lui parler…
– Un psychologue ? Y a pas assez d’écoute, dans cette boîte ? Chaque lundi, on fait un point sur votre bien-être au travail, je vous rappelle…
– Ah bon ?
– Ben oui ! Et vous vous en rendez même pas compte, bande d’ingrats ! Quand je vous demande si vous avez passé un bon week-end, c’est dans quel but, à votre avis ? Pour faire retomber la pression. Pour libérer la parole. Que vous ne vous sentiez pas déconnectés de votre hiérarchie. Que s’installe une synergie d’équipe harmonieuse et productive.

– Non mais tu t’entends, là ? Tu parles comme un DRH du Cac40 !
– Oui, enfin, bon, vous voyez ce que je veux dire.
– Pas trop, non. »

On s’est dit qu’à force d’évoluer sous les ors de la République, il y avait pris goût, à cette volupté, à ce luxe symbolique. Les huissiers qui devancent vos moindres demandes. Serrer la main des députés, monter en pleine lumière à la tribune de l’Hémicycle. Enregistrer des disques, la tournée des médias pour ses bouquins, monter sur scène pour ses films, et la bise aux actrices, showbiz et compagnie.
« Nan, la solution, maintenant, c’est de faire du journalisme positif… »
Quand il a lâché ça, ca a été la curée sur le boss, dans l’équipe…
« Genre, sur les joies du jacuzzi ?
– Attendez, j’ai le prochain dossier :
‘‘Ouvriers licenciés, essayez la sophrologie !’’ »
– Et notre prochain bouquin : ‘‘Martine chez les grévistes.’’ Ça aurait de la gueule, non ?
– Avoir la positive attitude, tu veux dire ? Attention, Ruffin, tu te raffarinises…
– On va rebaptiser Fakir :
‘‘Le journal copain avec tout le monde, et plus si affinités.’’ »

Il a fait semblant de ne pas entendre nos délires, tout en fouillant dans son courrier… Et puis il a sorti : « Eh, y a le procès d’une copine victime de violences conjugales, demain matin. Cyril, t’y ferais pas un tour ? ».
Y a des périodes où il semble loin, le doux bruit du jacuzzi…

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