Quand il est parti de Fakir, où il faisait à peu près tout ce qu’on ne faisait pas, nous autres bras cassés, notre copain Eric est devenu cordiste. Un de ces gars qui montent et descendent en rappel, dans les endroits inaccessibles, pour faire des boulots de nettoyage dangereux, risqués, dont personne d’autre ne veut. Mais Eric sait aussi écrire. Et vachement bien, en plus.
C’est pas toujours drôle, son quotidien, loin s’en faut. Il raconte, notamment, comment ses collègues et lui ont perdu Quentin, enseveli sous des tonnes de résidu de sucre, à 19 ans le môme, mort au champ d’honneur de l’industrie, dans l’indifférence des médias, de la justice.
Mais son dernier livre compte des moments drôles, grinçants, aussi, comme lorsqu’il arrête son camion près d’une maison de retraite, où il va passer quelques jours à poser des pics antipigeons.
Eric se retrouve sur le toit mais sous la pluie, celle qui donne « des envies de suicide » et « des crèves carabinées ». Poser du produit répulsif toxique autour des fenêtres où les petits vieux s’obstinent, malgré les menaces de la direction de l’Ehpad, à nourrir les pigeons. Tout ça alors que Noël s’annonce…
« Fin du premier jour. Mes collègues repartent dans la douceur de leurs foyers. J’habite à deux cent cinquante kilomètres. Je dormirai dans mon camion.
Pressentant une envie difficile à réprimer, je reste un peu dans le coin. Afin de profiter des confortables toilettes de la maison.
Pisser dans un coin est toujours possible.
Faire caca est un peu plus compliqué, surtout en agglomération. Mon véhicule n’est toujours pas équipé de toilettes sèches. Quel piètre écolo je fais.
La défécation étant propice à la réflexion, je songe aux pigeons. Hommage mérité, je leur dois une semaine de salaire.
Comme eux, attiré par la graille, je squatte la résidence.
Comme eux, je chie sur place. Mais dans les chiottes. Quand même… »
L’un des enjeux, pour les travailleurs nomades comme Eric, c’est de trouver un endroit où pieuter. Une nuit d’hôtel, et ils bouffent leur paye du jour. Trouver une chambre, un cagibi, un placard, sur place, dans un immeuble, une usine ? C’est risquer, à chaque fois, de voir débarquer un petit chefaillon qui vous gronde, humiliations sourdes et mesquines, « Et vous n’avez rien à faire là, qui vous a donné l’autorisation ? », et finit par vous foutre dehors. Comme il n’est pas du genre à baisser les yeux, Eric, ça finit rarement par une franche poignée de main. Sinon, il a bien son camion aménagé, mais, ce soir-là…
« Je me demande aussi où je vais aller poser mon bahut pour roupiller. J’ai pour habitude de ne pas trop m’éloigner, préservant ainsi quelques litres de gas-oil, et grappillant quelques minutes de sommeil.
De ce que j’en ai vu, le quartier ne me semble pas d’une quiétude à toute épreuve. Une épaisse et haute grille métallique ferme le parking du personnel.
Mes réflexions arrivant à leur terme, je tire la chasse d’eau.
Au lieu de rejoindre mon camion, je prends à droite, et me dirige vers le petit bureau de Michel, le responsable de la maintenance.
Michel est un petit bonhomme d’une bonne cinquantaine d’années, le visage buriné, un bonnet de marin en permanence vissé sur le crâne. C’est lui qui nous a accueillis, lui qui nous guide pour les travaux. Lors d’une pause clope, je lui avoue que je suis de la Somme. Il me raconte alors avec enthousiasme et nostalgie ses journées de pêche à la ligne sur les berges brumeuses de la rivière éponyme et paresseuse de ce riant département. Un gars qui est venu dans la Somme et qui en garde un souvenir ému ne peut pas être foncièrement mauvais.
J’amorce :
‘‘Dis-moi, ça craint pas trop le quartier, là autour ?
— Tu rigoles ? Ici c’est Chicago. Pourquoi ?
— Ben je comptais dormir devant la résidence.
— T’es fou, faut pas que tu restes là, tu vas te faire emmerder.
— Ah bon… »
Michel me regarde en coin, l’air pensif.
‘‘Remarque, tu peux rentrer sur le parking, ça craint rien, c’est fermé.
— OK, ça me va. Je te remercie.’’
Et me voilà dans mon quatre-mètres-carré, me préparant à passer une soirée et une nuit tranquilles. En plus, demain, je serai sur place. Même pas un coup de clef à donner. Un gars en déplacement, il ne lui faut souvent que peu de chose pour le porter à la félicité.
À peine ai-je ouvert mon bouquin que j’entends une main ferme toquer à la porte latérale. C’était trop beau. Peut-être la directrice vient-elle me dire que non, ça va pas être possible. La dichotomie entre un dirigeant d’entreprise et son personnel de base est telle qu’elle est souvent source de malentendus et de revirements.
C’est Michel. Il m’invite d’un laconique : ‘‘Suis-moi.’’
Je le suis donc. Aussi silencieux que lui. Il passe dans son bureau, décroche une clef d’un tableau, et reprend son chemin, moi sur ses talons.
Il arrive devant une large porte. La déverrouille. Entre. Allume les lumières et me dit :
‘‘Voilà. Tu seras bien ici.
— …
— C’est un appartement pour les visiteurs qui viennent de loin. En ce moment, il est vide, autant que tu en profites.
— Ben… merci.’’
J’hallucine. Je fais le tour. Une salle de bains format XXL, un lit double prêt à l’emploi, un frigo, un évier, un micro-ondes, un buffet garni de toute la vaisselle nécessaire…
Et, luxe suprême, une télé ! Moi qui n’en ai même pas à la maison.
Je cours chercher ma glacière, mon savon, ma serviette. Je vais pouvoir me doucher. Et manger à table, assis sur une vraie chaise !
Une fois ces formalités d’hygiène et de restauration accomplies, je me roule une clope. Et me dirige au gré des couloirs vers la porte qui ouvre sur le parking, pour fumer dehors.
J’ai beau pousser forcer sur la barre antipanique, l’huis reste obstinément clos. Les vieux sont bouclés la nuit ! Je me mets la clope sur l’oreille et me résigne à faire demi-tour. Je n’ai pas fait deux mètres qu’une alarme se met à hurler dans tout le bâtiment. C’est d’un pas rapide que je regagne ma piaule. Là, je reste un bon moment l’oreille aux aguets. Rien. Mon geste ne déclenche aucun branle-bas de combat.
[…]
Au matin, je m’avance un peu hésitant au devant du personnel. Je n’oublie pas que ma présence en ces lieux est des plus officieuses. Les résidents étant nuitamment livrés à eux-mêmes, j’imagine que des caméras ont été placées aux endroits stratégiques.
C’est alors que j’entends une voix qui surjoue la sévérité bienveillante :
‘‘Alors madame Henriette, on a encore déclenché l’alarme incendie hier soir ? Faut faire attention quand vous faites à manger, faut pas laisser brûler.’’ »