« Alors ? Vous avez choisi une citation ? » Ça fait des mois, depuis la rentrée, que Brigitte nous torture : le nouvel an approche, et un député ça doit présenter ses vœux. C’est comme ça. Faut respecter les rituels. Mais quelle citation on mettrait sur la carte ?
Julie ma chef cab’ a dégainé la première : « Notre paix future ne doit pas naître de la domination indiscutée des uns et de l’asservissement sans espoir des autres, mais de la bonne et franche égalité entre compagnons. » Dixit Elisée Reclus, le géographe communard. Bon sang que c’est compliqué, pour souhaiter « bonne année ». Julie récidive : « Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. » De Steinbeck évidemment. Mais trop militant : « Là, on s’adresse aux gens de notre coin, l’année débute, on leur souhaite du bonheur, pas des machins avec de la révolte… Il faudrait un truc, genre plus poétique, Eluard, Aragon, Prévert, nos classiques… »
Julie n’a pas renoncé : « De Rosa Luxembourg, lettre depuis la prison : ‘Au milieu des ténèbres je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. La vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et lourds de la sentinelle, quand on sait l’entendre. À ces moments-là je pense à vous. J’aimerais tant vous envoyer cette clef magique qui vous donnerait accès à la beauté et à la joie, en toutes circonstances. Qui vous permettrait de vivre vous aussi dans un enchantement, comme si vous vous promeniez dans une prairie aux riches couleurs. Je ne prétends pas vous conseiller l’ascétisme, vous proposer des joies imaginaires ; je vous souhaite toutes les joies réelles, tangibles. Mais je voudrais simplement vous communiquer un peu de mon inépuisable bonheur. Ainsi, je ne m’inquiéterais plus à votre sujet, et vous traverseriez la vie sous un manteau brodé d’étoiles qui vous protégerait contre toutes les mesquineries, contre la banalité, et contre l’angoisse.’
– Punaise, mais c’est pas à Normale Sup’ que j’envoie mes vœux ! C’est joli, ton machin, mais si on n’a pas une agrégation en lyrisme…
– D’accord, mais tu proposes quoi, toi ? »
Je n’ai pas moufté, la besace vide, l’esprit rempli par les amendements et sans rimes dedans.
La date limite pour l’imprimeur approchait.
« Et Haydée ? Est-ce qu’on a contacté Haydée ? »
Haydée, c’est une instit coco à Abbeville, la reine de la poésie, une perle de gentillesse, un trésor d’engagement, dans ce monde politique de brutes, et elle ne démarre jamais un discours sans une citation.
Je lui ai envoyé ma demande, « spéciale ‘‘carte de vœux’’ », et dès le lendemain matin, on avait notre livraison de poésie. C’était un mercredi, un mercredi à Paris, un mercredi de mélancolie, à se rendre en Commission des affaires économiques, à régler des soucis de municipales, à gérer des changements dans l’équipe, qu’est-ce que je viens faire dans ce bazar ? L’âme qui fuit. Et ça m’a fait un bien fou, ces lignes de Haydée, ça m’a remis du baume au cœur, alors je vais les copier-coller ici parce que, je me dis, vous aussi, si ça se trouve, vous avez l’âme qui fuit, contaminés par l’à-quoi-bon, et qu’elle va vous remettre du baume au cœur à vous également.
Je l’ai remerciée, Haydée.
Mais comment elle fait, en à peine une nuit, pour nous offrir ces trésors ?
« Comment je fais ? Ben c’est l’histoire de ma vie : je lis, et hop, quand une phrase, un extrait me sourit, me saute aux yeux ou m’émeut profondément, je sors mon (énième) cahier, et je le recopie ! Je fais ça depuis que j’ai dix-sept ans alors ça commence à faire…
Belle journée de vie à toi. »
Y en a qui débutent moins bien que sous le soleil d’Haydée…
